Alexandre Fache
Accusée d’être trop
clémente à l’égard de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en
particulier, la justice nie tout angélisme et refuse d’être « l’otage des
joutes électorales ». L’analyse des statistiques pénales lui donne raison.
C’était il y a une semaine, devant l’Assemblée nationale. Des milliers de
policiers se rassemblent pour rendre hommage au brigadier Éric Masson, tué deux
semaines plus tôt sur un point de deal à Avignon (Vaucluse). La cible des
agents en colère ? L’institution judiciaire, coupable selon eux de laxisme
vis-à-vis de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en
particulier. « Le problème de la police, c’est la justice », résume
alors le secrétaire général d’Alliance police nationale, Fabien Vanhemelryck,
avant de faire huer le garde des Sceaux par la foule. Un slogan simpliste et
caricatural que tous les fonctionnaires présents n’ont pas repris à leur
compte. Qu’importe pour le très droitier syndicat de police, qui organise aussi
ce jour-là une mise en scène macabre et sans équivoque : un homme jouant le
rôle du criminel y abat des agents par dizaines, avant que deux personnes en
combinaison blanche, le mot « Justice » inscrit sur le dos, ne balayent les
cadavres négligemment, laissant le meurtrier poursuivre ses forfaits… « Une
scène scandaleuse », s’est ému le ministre de la Justice dans les colonnes
du JDD. « L’émotion peut expliquer certains dérapages, mais
elle ne peut être seule guide », a ajouté Éric Dupond-Moretti.
L’ancien avocat aura l’occasion d’en faire la remarque directement aux
auteurs de ce « happening » ce jeudi matin, puisque, hasard du calendrier, la
reprise du Beauvau de la sécurité a justement inscrit à son menu… les relations
de la police avec l’autorité judiciaire (lire ci-après). Sujet explosif depuis
que les hommes en bleu ont placé les magistrats dans leur viseur après une
série de décisions contestées (reconnaissance de l’irresponsabilité pénale du
meurtrier de Sarah Halimi, le 14 avril ; verdict jugé trop clément au
procès en appel de Viry-Châtillon, trois jours plus tard) ou de drames ayant
frappé des fonctionnaires de police (attentat contre Stéphanie Montfermé
devant le commissariat de Rambouillet, le 23 avril ; meurtre d’Éric Masson
à Avignon, le 5 mai). « Rien n’est plus subjectif que l’appréciation
d’une peine juste », a tenté de plaider le garde des Sceaux à l’Assemblée,
contestant tout « laxisme judiciaire ». Le ministre y
défendait son texte – à l’intitulé ô combien d’actualité : le projet de
loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » (lire nos pages
débats pages 12 et 13).
Une inflation carcérale record
Voté mardi soir en première lecture, celui-ci aura du mal à rétablir ladite
« confiance » tant il fait l’objet de critiques, y compris des magistrats
eux-mêmes. « Texte fourre-tout », « sans vision globale », « loi
d’affichage sécuritaire qui va à l’encontre des besoins », c’est
plutôt « une marque de défiance » qu’a mise sur la table le
garde des Sceaux avec cette réforme, selon la secrétaire nationale du Syndicat
de la magistrature (SM), Anne-Sophie Wallach. Si le gouvernement cède une
fois de plus aux antiennes sécuritaires, cela veut-il dire pour autant que la
justice était laxiste jusqu’ici, comme le soutiennent certains policiers ? Une
telle affirmation ne résiste pas à l’examen des faits, que l’on analyse
l’ensemble des poursuites ou seulement celles concernant des infractions
commises contre des « personnes dépositaires de l’autorité publique ».
Sur l’ensemble du contentieux, il suffit de constater l’emballement de
l’inflation carcérale pour battre en brèche l’hypothèse d’un laxisme de la justice.
Avec 72 575 personnes détenues en mars 2020 (pour seulement 60 775 places), la
France a atteint un chiffre record. Et ce alors qu’elle venait d’être condamnée
par la Cour européenne des droits de l’homme, deux mois plus tôt, pour « conditions
de détention indignes »… Pire, alors que le recours aux peines de prison
ferme baisse dans la plupart des pays européens depuis dix ans, l’Hexagone
continue, lui, de les voir progresser, constate un rapport du Conseil de
l’Europe publié le 8 avril. Entre 2010 et 2020, le taux global
d’incarcération (nombre de détenus pour 100 000 habitants) est ainsi passé de
103,5 à 105,3 en France, quand il reculait en Allemagne (de 88 à 76) ou en
Italie (de 116 à 101). Même les pays avec une pratique pénale favorisant l’incarcération
(Royaume-Uni, Espagne) ont vu leur taux baisser. Résultat : la France voisine
avec la Turquie parmi les cinq pays du Conseil de l’Europe (sur 47) qui
affichent les taux de surpopulation carcérale les plus élevés (au-delà de
115 % des capacités en moyenne).
Une évolution qui n’est pas due à une explosion de la délinquance, mais
d’abord aux « orientations de la politique pénale », assure
l’Observatoire international des prisons (OIP). Créations régulières de
nouveaux délits, développement des procédures de comparution immédiate (qui
aboutissent pour 70 % à de la prison ferme), allongement de la durée des
peines (passées, en moyenne, de 7,9 à 9,8 mois entre 2002 et 2018), explosion
de la détention provisoire, qui représente désormais 30 % des personnes
incarcérées… À tous les niveaux, le glaive tombe de plus en plus lourdement. Ce
que reconnaît d’ailleurs le ministre. « Le nombre total d’années
d’emprisonnement prononcées par les juridictions est en hausse : 113 000 années
en moyenne annuelle entre 2016 et 2019, contre 89 000 années d’emprisonnement
entre 2001 et 2005 », se félicite aujourd’hui celui qu’hier, on
surnommait « Acquitator »…
« Théâtre incessant de polémiques »
Dure avec la délinquance « classique », la justice l’est encore plus avec
les agresseurs de policiers. Un rapport de l’Institut national des hautes
études sur la sécurité et la justice (Inhesj) remis fin 2016 à Manuel
Valls, alors premier ministre, constatait une augmentation des violences contre
les forces de sécurité (+ 16,1 % entre 2011 et 2015), mais aussi un taux
de réponse pénale (quand une suite judiciaire est donnée aux plaintes) de
96 %, soit 13 points de plus que pour les autres affaires. Côté peines, la
sévérité était aussi au rendez-vous, avec de la prison ferme infligée dans
60 % des cas (pour les violences ayant donné lieu à des incapacités de
travail de plus d’une semaine), alors que ce chiffre n’est que de 20 %
pour les actes n’impliquant pas de policiers.
Des réalités bien connues du monde judiciaire, et que certains syndicats de
fonctionnaires font peut-être semblant d’ignorer aujourd’hui. « Les
conditions de travail des policiers sont très difficiles, ils manquent de
reconnaissance, et ne voient pas forcément tout ce qui se passe après les
interpellations. On peut comprendre qu’ils expriment leur ras-le-bol, modère
la magistrate Anne-Sophie Wallach, du SM. Mais ce qui suffit à arrêter
quelqu’un n’est pas toujours suffisant pour le condamner. » La
représentante syndicale comprend moins bien, en revanche, que « des membres
du gouvernement s’engouffrent ainsi dans le discours sur le supposé laxisme des
juges ».
D’habitude sur la
réserve, enclins à faire le dos rond face à ces attaques récurrentes, surtout
en période électorale, les magistrats ont cette fois tenu à dire haut et fort
leur indignation. Ancien patron de la justice antiterroriste, devenu procureur
général près la Cour de cassation, l’un des plus hauts postes de l’institution,
François Molins a dénoncé, dans un entretien au Monde, le
24 avril, « l’instrumentalisation des décisions judiciaires », évoquant
les commentaires ayant suivi l’affaire Halimi ou le verdict de
Viry-Châtillon. « Rien ne permet d’affirmer de façon générale et sans
nuance que la justice serait laxiste. Cela n’a pas de sens et ne correspond en
rien aux décisions rendues chaque jour », avait tonné le magistrat.
Vendredi, c’est l’ensemble des présidents de cour d’appel qui prenait la plume
dans une tribune retentissante (lire encadré) publiée sur le site de l’Obs pour
dire « ça suffit ! ». « La justice a un besoin impérieux de ne plus
être l’otage de joutes électorales et de quitter ce théâtre incessant de
polémiques, d’accusations et d’incompréhensions », écrivaient les
signataires. Pas sûr que les grands acteurs que sont Gérald Darmanin et Éric
Dupond-Moretti aient vraiment l’intention de tirer le rideau.
La tribune énervée des présidents de cour d’appel
Dans les salles d’audience, ils ont
l’habitude d’opposer leur flegme aux colères des accusés, voire des victimes.
Mais là, « ça suffit ! » s’insurgent les présidents de cour d’appel dans un
texte publié sur le site de l’Obs. Fustigeant « les mêmes outrances » qui
« précèdent chaque élection », « accusant l’autorité judiciaire de faiblesses
coupables dans la lutte contre l’insécurité », ces magistrats rappellent qu’ils
« ne sont pas dans leur tour d’ivoire » et « appliquent la loi qui leur assigne
la mission d’individualiser les peines ». Ils regrettent que la justice soit
présentée tour à tour comme « trop sévère quand les prisons débordent » ou
« trop laxiste lorsqu’une peine prononcée n’est pas à la hauteur de
l’émotion ». Pour « refonder le pacte républicain » autour de l’institution,
ils proposent d’organiser, dans les mois prochains, des « assises de la justice
pénale ».