vendredi 30 septembre 2022

« Les chantiers de Lula », l’éditorial de Cathy Dos Santos dans l’Humanité.



Rarement quatre lettres auront été le symbole d’un tel espoir. Lula, l’ancien président du Brésil, est en mesure de déloger le triste personnage qui occupe le palais du Planalto. Ce serait une délivrance. D’abord pour les Brésiliens, après quatre années marquées par le grand retour de la faim, des violences et un racisme débridé. La possible victoire du leader du Parti des travailleurs signerait la fin des dépeçages des conquis sociaux qui ont dopé la misère. Cette présidentielle a aussi une portée mondiale. L’issue des législatives en Italie a montré combien fascistes et populistes tissent une dangereuse internationale. À l’heure où la gauche connaît un regain d’influence sur le continent, le basculement de cette nation-continent conforterait les dynamiques progressistes d’intégration régionale face à l’hégémonie contestée des États-Unis.

Les chantiers qui attendent Lula sont immenses, après un mandat de débâcles. Tout est à reconstruire dans cette puissance mondiale où les privatisations ont dopé les inégalités sociales. Mais il n’est pas écrit que l’ancien métallo et ses alliés auront les coudées franches. Au sein de la Chambre des députés, les bancs des «BBB» le lobby des armes, des églises évangélistes et de lagrobusiness seront encore ultra-influents au point de contraindre la gauche à se rabattre sur le vieux système de «présidentialisme de coalition» trop souvent synonyme de compromissions.

La défaite annoncée de Jair Bolsonaro ne signe pas l’arrêt de mort du bolsonarisme. Le discrédit des dirigeants politiques et des institutions, dont le coup d’État contre Dilma Rousseff fut une dramatique conséquence, ou encore la machine tentaculaire de fake news des réseaux sociaux ont participé à l’adhésion idéologique d’une bonne partie de la population à l’extrême droite. Cette fracture ne disparaîtra pas au lendemain du scrutin. L’appât du gain non plus. Bolsonaro et ses acolytes, une partie de l’armée et des corps de police ne sont pas prêts à renoncer au pouvoir. C’est bien le devenir de la démocratie qui se joue aussi au fond des urnes ce dimanche.

 

« Snobs », le billet de Maurice Ulrich



Un trou dans l’emploi du temps? Pourquoi pas un saut en jet jusqu’à Monaco pour le Yacht Show, où sont exposés une centaine des plus beaux super-­yachts du monde, pendant que se rencontrent les heureux acteurs du secteur. «2021 a été, note un journal spécialisé, la meilleure année de tous les temps.» Les ventes des trente à quarante mètres ont doublé, celles des soixante à quatre-vingts mètres ont triplé et si les prix ont augmenté de quelque 10 % (de 500 à 600 millions), il faut relativiser. La fortune globale des clients potentiels a progressé de 60 % environ en deux ans. Mais il y a un problème. Avec une flotte passée d’un millier de bateaux, dans les années 1990, à plus de 5000 aujourdhui, engendrant des émissions de CO2 supérieures à celles de certains États, le secteur doit se verdir sil ne veut pas être «snobé», selon un expert, par les jeunes milliardaires plus sensibles à l’environnement. Ils pourraient même, redoute-t-il, «questionner lintérêt de posséder un super-yacht». Jusque-là? On ne peut y croire.

 

jeudi 29 septembre 2022

« La rue prend le relais », l’éditorial de Maud Vergnol dans l’Humanité »



C’est une journée que l’exécutif va scruter de près. Premier rendez-vous national de grève et de manifestations pour la hausse des salaires et le pouvoir d’achat, ce 29 septembre va donner une mesure de la colère sociale qui couve depuis des mois. Pansements cache-misère, jeu du chat et de la souris sur la future «réforme» des retraites Emmanuel Macron aura tout tenté pour étouffer les mobilisations sociales. Mais linterminable feuilleton des retraites pourrait bien se retourner contre lui.

Ses atermoiements sur la «méthode» (un amendement dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale présenté cette semaine ou un texte dédié plus tardif) en disent long sur sa fébrilité politique. L’exécutif a voulu éviter d’étoffer les rangs des manifestants ce jeudi tant son projet de recul de l’âge légal de départ à la retraite fait l’unanimité des syndicats contre lui. Tout est lié: le combat pour les salaires, avec lenjeu des cotisations, est aussi celui pour la Sécurité sociale et son financement, les retraites et l’assurance-chômage.

C’est ce que redoutent le plus les serviteurs zélés du capitalisme mondialisé: qu’à la faveur de limbrication des crises sociale et climatique un puissant mouvement populaire remette en cause l’ensemble du système. Certes, nous n’en sommes pas là. Mais ce qui est appelé la crise du «pouvoir dachat», en réalité la détérioration historique de nos conditions de vie, peut savérer un puissant moteur de lutte des classes. La grève enclenchée par les salariés de TotalEnergies est emblématique du moment. Le géant français, un des plus grands pollueurs de la planète, a doublé son bénéfice cette année avec 5,7 milliards d’euros de profits. En 2021, son PDG, Patrick Pouyanné, le même qui demande aux Français de la sobriété et refuse une augmentation à ses salariés, s’en est octroyé une de 52%, pour atteindre la coquette rémunération annuelle de 5,9 millions. Ce mercredi, alors que 70% des salariés de ses raffineries étaient en grève pour exiger une hausse de salaires, le groupe annonçait, toute honte bue, verser à ses actionnaires un acompte sur dividende exceptionnel de 2,62 milliards d’euros… Pour eux, la fin de l’abondance, c’est pour quand?

 

« Pédagogie » le billet de Maurice Ulrich.



Peut-on qualifier Giorgia Meloni de post-fasciste? Le Figaro, dans un souci de pédagogie, s’en est enquis auprès de l’historien et professeur au lycée militaire de Saint-Cyr Frédéric Le Moal. Il n’est pas convaincu, parce que cette appellation est «de nature à jeter de la confusion dans le débat politique, voire à imprimer une marque infamante à Giorgia Meloni». On se demande bien pourquoi. Parce que, malgré tout son parcours qui la rattache au «fantôme du fascisme» et l’histoire de son parti issu du MSI, qui lui «se revendiquait sans ambiguïté du fascisme de la république de Salo», elle n’est pas postfasciste «mais conservatrice, souverainiste et patriote». Et c’est contradictoire professeur? Mais bien sûr car «je vois dans le fascisme un mouvement réconciliant le socialisme et le nationalisme». D’ailleurs, précise-t-il, «le Duce lui-même la affirmé sans aucune ambiguïté: Je me refuse de qualifier de droite la culture dont ma révolution a été l’origine”». Si le Duce l’a dit, que peut y faire Giorgia Meloni, sans aucune ambiguïté?

 

mercredi 28 septembre 2022

Mort du sociologue Michel Pinçon : il regardait les riches pour comprendre le monde



Michel Pinçon est mort lundi 26 septembre 2022, à l'âge de 80 ans. Ancien directeur de recherche au CNRS, le sociologue, dont les travaux sur les riches se sont conjugués souvent avec ceux de son épouse Monique Pinçon-Charlot, nous avait accordé en 2010 un entretien que nous republions. Cet entretien prenait pour point de départ les retraites dorées des patrons du CAC40 pour s'élargir aux modes d'emploi de cet argent. Publié le Mercredi 28 Septembre 2022

Entre sa retraite de et ses revenus de PDG d'EDF, Henri Proglio touchera 2,6 millions d'euros par an. Il n'est pas le seul. Ces dernières années les « salaires » des patrons se sont envolés. Que font-ils de tels revenus ?

Michel Pinçon. Ces sommes sont démentielles mais ce ne sont que des revenus d'activité. Or ces patrons ont aussi des stock-options et du patrimoine de rapport. Bernard Arnault, par exemple, est PDG du groupe LVMH mais il en est aussi propriétaire et à ce titre il perçoit des dividendes. Il a aussi des revenus de placements qui peuvent être mobiliers (actions) et immobiliers. Au total c'est vraiment faramineux. Une partie de ces revenus est investie dans de nouveaux placements financiers ou immobiliers pour améliorer non pas le niveau de vie mais la taille du patrimoine. Une autre va à des pratiques extrêmement dispendieuses, à la limite du patrimoine de rapport et du patrimoine de jouissance. Je pense aux deux musées d'art contemporain que François Pinault, ancien PDG du groupe Pinault-Printemps-La Redoute, a créés à Venise. Ils sont de niveau international avec des oeuvres de très grande valeur et ont, l'un et l'autre, la taille du musée d'Art moderne de la ville de Paris. François Pinault a aussi acheté un château du XVIIe siècle, La Mormaire, en bordure de la forêt de Rambouillet, qu'il a restauré.

Dans le parc on trouve des statues monumentales, dont une de Picasso, une installation de Richard Serra qui exposait au Grand Palais, il y a peu de temps. De son côté, le groupe LVMH contrôlé par Bernard Arnault (comment faire la part entre ce qui appartient au groupe et ce qui appartient à son propriétaire ?) a acheté Château-Yquem dans le vignoble bordelais. Bernard Arnault y a marié sa fille. On pourrait multiplier les exemples. C'est ce que nous appelons, en nous inspirant de Pierre Bourdieu, le capital symbolique. Yquem, les grands vins... c'est la culture française, l'ancienneté, la tradition, le prestige.

Et pour avoir vraiment du pouvoir, il faut avoir du prestige ?

Michel Pinçon. Cette richesse difficile à acquérir assoit le pouvoir sur une dimension symbolique. Un portefeuille d'actions ne donne pas une légitimité sociale. Château-Yquem ou des musées d'art contemporain ont une valeur monétaire, mais donnent surtout un certain label. Arnault, lui aussi, s'est lancé dans la création d'une fondation consacrée à l'art au Jardin d'acclimatation, dans le bois de Boulogne. Pourquoi investir dans des entreprises de ce type ? Ils gagnent de l'argent, bien sûr, et cela leur permet d'intervenir au coeur du marché de l'art. Ils se donnent aussi un statut de mécènes, montrent leur intérêt pour la culture. C'est une valorisation symbolique de leur personne.

Cet argent procure aussi un confort quotidien hors du commun...

Michel Pinçon. Il n'est pas nécessaire d'atteindre ces niveaux de revenus pour être dégagés des soucis du quotidien. C'est déjà le cas, par exemple, du directeur financier d'une grande entreprise qui peut se décharger sur du personnel spécialisé de tous les problèmes domestiques, qui peut envoyer ses enfants pendant un an dans un collège anglais. Lorsque le niveau de revenus est encore supérieur existent des « family offices ». Des organismes qui sont souvent liés à des services de gestion des grandes fortunes greffés sur des banques d'affaires. Ils prennent en charge tous les aspects de la vie quotidienne des familles très riches, depuis les problèmes les plus courants jusqu'à l'organisation d'un séjour au festival de Bayreuth ou la réservation au dernier moment d'une place dans un avion pour New York. Car les déplacements sont fréquents et la pluriterritorialité est systématique. C'est frappant en consultant le Bottin mondain. Ces personnes ont généralement une adresse parisienne, une autre dans un lieu de villégiature en province, une autre encore à l'étranger. Dans toutes ces résidences des gardiens assurent la sécurité, le fonctionnement, l'entretien de façon permanente. Dans un livre, l'Esprit en fête, un titre révélateur de leur état... d'esprit, Michel David-Weill, l'un des dirigeants de la banque Lazard, confie qu'il aime beaucoup toutes ses résidences et il ajoute qu'elles sont magnifiquement décorées. Amateur d'art, il préside d'ailleurs une commission chargée des achats pour les musées nationaux.

On revient encore à l'art...

Michel Pinçon. Être un mécène des arts, appartenir à des institutions culturelles, avoir son nom gravé dans le marbre de musées, au Louvre par exemple... c'est comme cela qu'on n'est pas Bernard Tapie.

Cet argent donne une sensation de puissance ?

Michel Pinçon. Il procure, en supprimant tous les problèmes matériels, une sérénité évidente. Mais il est une autre forme de sérénité plus cachée qui vient du fait de pouvoir acquérir ce qu'avec Monique Pinçon-Charlot nous avons appelé « une immortalité symbolique ». Pinault a un fils qui a pris sa suite, Arnault a ses enfants déjà dans le circuit, Bouygues, Lagardère sont des fortunes récentes mais dont la succession est déjà assurée. Lorsqu'on est dans cet univers, au bout d'une ou deux générations, on a des ancêtres et des héritiers, on est le moment de quelque chose qui vous dépasse. L'ouvrier ou l'enseignant ont leur vie, un père et une mère. Mais ils sont seuls à entretenir leur mémoire alors que la société garde la mémoire des Rothschild ou des David-Weill, des grandes dynasties industrielles. Il y a quelques années, les Wendel ont fêté le tricentenaire de la fondation de leur première usine métallurgique en Lorraine. Ils avaient à cette occasion loué le musée d'Orsay pour une soirée. Ernest-Antoine Seillière dont la mère était une Wendel a fait un discours. Tous les membres du holding qui gère les biens des Wendel étaient là : au moins 800 personnes figurent sur la photo prise dans le grand hall du musée. Dans ces familles, on a le sentiment de sortir de l'ordinaire, on se le dit, et cela donne une certaine assurance. D'ailleurs leurs résidences sont souvent dans des bâtiments classés aux Monuments historiques, des hôtels particuliers dans Paris avec des oeuvres d'art, des meubles de valeur, des bibliothèques. La différence est évidente avec ceux qui sont nés et ont vécu dans des HLM que l'on fait imploser parce qu'ils n'ont aucune valeur. D'un côté c'est la mobilité forcée, la précarité et l'enfance qui disparaît dans un nuage de poussière, de l'autre c'est une certaine longueur de l'existence avec la maison qui reste dans la famille et l'inscription dans cette immortalité symbolique, certes très fallacieuse mais psychologiquement apaisante.

Proglio a négocié son salaire 45 % au-dessus de celui de son prédécesseur. Comment n'a-t-on pas dans cette situation un sentiment d'indécence ?

Michel Pinçon. Peut-être par tout ce que l'on vient de dire et la certitude d'être le meilleur. Proglio est dans un univers où il se sent autorisé à demander toujours plus parce que c'est lui qui décide, il a le sentiment d'avoir beaucoup fait pour l'entreprise. Il y a là une forme d'hypernarcissisme entretenue par la difficulté réelle du monde des affaires, un monde où il y a de la bagarre, où ceux qui gagnent s'adjugent tout ce que les vainqueurs peuvent souhaiter. C'est aussi un effet idéologique de la pensée unique qui veut que le marché soit le seul régulateur de la vie économique. La logique du plus fort gagne s'impose. Et il n'y a pas de limite.

Entretien réalisé par Jacqueline Sellem

(*) Auteur avec Monique Pinçon-Charlot du livre les Ghettos du Gotha, comment la bourgeoisie défend ses espaces. éditions du Seuil, 2007, 293 pages, 19 euros.

mardi 27 septembre 2022

« Femmes, vie, liberté », l’éditorial de Cédric Clérin dans l’Humanité.



Le vent qui souffle sur l’Iran est une bouffée d’oxygène. Les Iraniennes et les Iraniens sont là pour nous rappeler que, sous les cendres de l’oppression, la braise de la liberté ne s’éteint jamais complètement. À travers la remise en cause du voile obligatoire et de l’incroyable surveillance généralisée dont la population fait l’objet depuis des décennies, c’est tout un régime qui est contesté.

Nous ne sommes plus en 1979 et une part croissante de la population iranienne, sans doute désormais très majoritaire, veut pouvoir vivre selon ses choix. Le slogan «Femmes, vie, liberté» scandé par les manifestantes et manifestants exprime à la fois les aspirations au respect des femmes, notamment de leur volonté de porter ou non le voile, mais aussi d’en finir avec un quotidien où la violence et la mort rôdent au coin des rues dès que le régime se durcit. On peut aussi y lire les aspirations sociales d’un peuple dont les privations quotidiennes s’apparentent à de la survie. Le nombre record de conflits sociaux ces dernières années en témoigne. La largesse d’un mouvement qui touche tout le territoire et qui mêle les femmes, bien sûr, mais aussi des hommes, des jeunes et des générations qu’on tente de faire taire depuis si longtemps est un signe de la crise profonde que traverse le pays. La réponse des dignitaires iraniens en est un autre.

Évidemment, avec près de 100 morts, la coupure d’Internet et les intoxications du gouvernement, la répression est violente. Mais le triste souvenir des manifestations de novembre 2019, où 300manifestants avaient été tués en quelques jours seulement, nous rappelle que le régime est capable de bien pire. Les gardiens de la révolution, le fer de lance de la répression, ne sont pas encore totalement entrés en action. Pour éviter d’en arriver là, le soutien de la communauté internationale sera décisif. Les voix doivent donc se multiplier pour forcer le régime à écouter son peuple et ne pas laisser étouffer dans le sang ce cri de liberté.

 

« Intentions », le billet de Maurice Ulrich.



«Nous jugerons aux actes.» Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, invité mardi matin sur France Inter, était rassurant. Le succès de l’extrême droite et du parti post-fasciste de Giorgia Meloni ne le trouble pas plus que ça. «Cest la décision souveraine du peuple italien.» D’accord. Pas tout le peuple quand même. Il espère simplement que la très probable présidente du Conseil poursuivra dans le sens des réformes économiques engagées par Mario Draghi et il n’a pas d’inquiétudes pour la zone euro. «Je pense quil ne faut pas faire de procès dintention.» Et sur les droits des minorités, les questions du statut des femmes, des LGBT? «Je le répète, je pense qu’il ne faut pas faire de procès d’intention à un dirigeant qui vient d’être choisi par un peuple souverain.» Les succès des extrêmes-droites en Suède, en Italie sont-ils préoccupants? Aurait-on pu lui demander. «Il ne faut pas faire de procès d’intention.» Il y a un problème? Pas plus quen France. Ou pas moins.

La clé de voûte de l’exception culturelle (Michaël Mélinard)



La convocation, le 4 octobre, des acteurs du septième art pour renégocier la chronologie des médias, à peine neuf mois après la signature du précédent accord, met la filière en émoi. Un appel à des états généraux du cinéma est lancé pour le 6 octobre.

Le cinéma a un gros coup de mou. Et ce n’est pas la menace de Disney de ne pas sortir en salles Black Panther 2, pour le réserver à sa plateforme, qui va lui redonner le moral. «La chronologie des médias nous contraint à évaluer nos sorties en salles film par film. Nous navons pas encore pris de décision quant à la sortie de Black Panther 2 en salles pour la France», a expliqué la filiale française de la multinationale du divertissement à l’hebdomadaire le Film français. Avant de poursuivre: «Nous attendons avec impatience la nécessaire réouverture des négociations pour contribuer à établir une feuille de route lisible, afin de faire évoluer la chronologie des médias vers une approche plus en phase avec les attentes et les pratiques des consommateurs.»

Consommateurs, le mot est lâché. Disney ne veut pas de spectateurs mais de clients. «Il y a une volonté de casser les espaces de pratique culturelle collective. Le cinéma nest pas une pratique solitaire mais une pratique sociale», défend le député communiste Pierre Dharréville. «On flatte une consommation un peu morbide, où il faut satisfaire tous les besoins, tout le temps, très vite. La chronologie des médias, c’est aussi un débat philosophique, comment on consomme, quelle éthique de consommation», revendique Romain Blondeau, producteur et auteur du très bel essai Netflix, l’aliénation en série (coll. «Libelle», Seuil). Lultimatum a produit leffet escompté puisque les signataires de laccord interprofessionnel sur la chronologie des médias, signé le 24 janvier, se retrouvent pour la clause de revoyure. Prévue en janvier 2023, le temps d’évaluer ses effets, la réunion a été avancée au 4 octobre.

une réglementation qui Protège ceux qui contribuent au financement du cinéma français

La menace n’est pas prise à la légère par la filière, puisque Disney a déjà réservé l’exclusivité de son film de Noël, Avalonia, l’étrange voyage, à sa plateforme Disney +. Dans les autres territoires, il sortira bien en salles. Le premier volet de Black Panther avait réalisé 3,2 millions d’entrées en France et 1,3 milliard de dollars de recettes dans le monde. Dans l’écosystème du cinéma français, qui repose sur la mutualisation et la redistribution via le CNC (Centre national de la cinématographie et de l’image animée), le potentiel manque à gagner pour la filière n’est pas anodin. Sur les réseaux sociaux, les fans défendent leur super-héros en mettant en cause le conservatisme du septième art français. Disney, non signataire de l’accord, comme Amazon Prime Video, doit attendre dix-sept mois après la sortie en salles pour diffuser les films sur sa plateforme, contre quinze mois pour Netflix, signataire. En France, 200 films par an sont produits en moyenne. Avec une diversité que le monde entier nous envie.

En effet, la chronologie des médias a pour but de protéger les salles mais aussi les diffuseurs qui contribuent au financement du cinéma français. Plus l’opérateur paie, plus il peut diffuser des films rapidement après la sortie en salles. «La chronologie des médias est conçue pour empêcher la privatisation des œuvres. Les rendre accessibles à tous, c’est multiplier les supports et les possibilités pour le public d’y avoir accès», rappelle Pauline Ginot, déléguée générale de l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). La vidéo à la demande (VOD) est possible au bout de quatre mois. Canal Plus et OCS doivent patienter six mois après la sortie en salles. Netflix, qui s’est engagé à dépenser 40 millions d’euros pour financer le cinéma, soit 4 % de son chiffre d’affaires français, bénéficie d’une fenêtre de quinze mois. Dans un communiqué, l’entreprise s’était félicitée de la signature de l’accord: «Il constitue une nouvelle étape dans notre intégration au sein de l’écosystème cinématographique français. Cela reflète notre démarche constructive tout au long des négociations sur la réforme de l’audiovisuel.» Pour les chaînes de télévision gratuites, le délai monte à vingt-deux mois. Pourquoi une revoyure si rapidealors que laccord a été signé en janvier sans quon puisse en mesurer les effets? En coulisse, il se dit que Disney se serait vu promettre une fenêtre de douze mois. «Lagenda politique est déterminé par les multinationales américaines. On a négocié assez durement pour arriver à un accord qui a ses limites mais permet de maintenir un cadre plutôt vertueux pour les partenaires historiques du cinéma français. Ce retour à la table des négociations est une forme de brutalité. Renégocier à peine quelques mois après un accord est toujours fragilisant», s’agace Romain Blondeau.

le prix des places est l’un des principaux freins au retour en salles

Au 31 août, les cinémas totalisaient 97,58 millions d’entrées depuis le début de l’année, soit 30 % de moins qu’à la même période en 2019. La semaine dernière, au congrès de la FNCF (Fédération nationale des cinémas français), des voix se sont élevées pour réclamer une offre plus alléchante, déplorer un cinéma français en manque d’idées et appeler à la création de franchises françaises. «Vouloir rivaliser avec le cinéma américain est une erreur stratégique. Notre champion industriel est le cinéma d’auteur, notre exception culturelle. En trois ans, on a eu un ours d’or, un lion d’or, un lion d’argent, une palme d’or. Je ne suis pas sûr qu’en produisant des franchises, on y arrive. Qu’une partie croissante de l’industrie épouse le vocabulaire des plateformes, c’est réel. Mais ce n ’est pas représentatif du reste de la production française», tempère Romain Blondeau.

Selon une étude du CNC, le prix des places – 7,04 euros en moyenne – est l’un des principaux freins au retour en salles. Mais ce montant ne veut pas dire grand-chose au regard des disparités. «La question du prix ne peut pas être mise sous le tapis, explique Pauline Ginot. Il y a une immense diversité des tarifs. Les plus bas sont pratiqués par les cinémas dart et dessai. Ce sont aussi les plus vertueux avec leur travail d’éducation artistique et culturelle. Cest ainsi, et en montrant des films exigeants, qu’on fera du lien et pas en restant dans une course contre la montre technologique où on sera toujours dépassés.»