lundi 31 mai 2021

« Dans deux mois », l’éditorial de Maurice Ulrich dans l’Humanité.



On ne peut plus l’ignorer. Le spectre de l’annulation des Jeux de Tokyo hante le monde olympique. Elle est désormais souhaitée sur place par plus de 80 % de la population. Quarante villes refusent d’accueillir des athlètes, la mobilisation de 10 000 personnes pour la seule sécurité sanitaire est vivement contestée. Sans doute, le Japon n’est pas des plus frappé par le Covid. Reste qu’il affronte actuellement une quatrième vague, avec 5 000 cas nouveaux par jour. Il n’est en rien surprenant, dans ces conditions, que l’on s’y inquiète de l’arrivée au total de quelque cent mille personnes venant de l’étranger.

La position du gouvernement Suga, après celui de Shinzo Abe, devient de plus en plus inconfortable. Non seulement parce qu’en cas d’annulation de son fait, il devrait reverser au Comité international olympique quelques milliards de dollars, mais aussi parce qu’il avait fait de ces Jeux, avec une flamme olympique partant de Fukushima, le symbole d’une grandeur japonaise retrouvée après la catastrophe et la crise économique. C’est pour le moins compromis. Mais on peut s’étonner aussi de son incurie. Comment se fait-il, après le report de l’an passé, que moins de 5 % de la population soit aujourd’hui vaccinée ? Sans doute, la question des brevets peut être évoquée, mais elle ne saurait tout expliquer s’agissant de la troisième puissance du monde, membre du G7. Il semblerait que les politiques libérales ne soient pas forcément les meilleures pour répondre aux crises.

Au-delà, cette sombre perspective ne touche pas que le Japon. Son impact financier pour le CIO et, par rebond, pour toutes les structures dépendant de lui dans le monde serait considérable. On ne peut exclure non plus des retombées négatives pour Paris 2024, sur les droits télé et tout autre secteur concerné par la manne olympique. C’est peut-être là aussi un modèle à revoir sur un autre mode que celui du gigantisme. En attendant, on peut penser aux athlètes. C’est dans deux mois. Rien n’est encore joué.

Elections. La tactique contre le débat.



Par Patrick Le Hyaric. Les campagnes des élections régionales et départementales sont officiellement ouvertes, malgré les apparences, ce lundi 31 mai. En discutant dans les quartiers comme dans les villages, on  observe et regrette qu’elles ne mobilisent pas les foules.

La faute au Covid ? Pas si sûr. D’abord, les élections régionales ont souvent été caractérisées par un lourd silence des urnes. En 2015 puis en 2020, la moitié des électrices et électeurs ne s’étaient pas mobilisés. En 2017, les élections législatives n’avaient, elles aussi, attiré que 49 % des électeurs au premier tour et 43 % au second.

La crise de la politique n’est pas un épiphénomène regrettable, mais une réalité profonde. La promesse que le macronisme signerait un renouveau démocratique s’est évanouie dans les limbes d’une politique méprisante, humiliante pour les plus modestes. Pour toute nouveauté, elle n’a été que fuite en avant dans ce que la politique avait déjà de lointaine, d’artificielle et de jargonneuse. L’originalité de ce quinquennat tient plus de l’amplification de choix en faveur des puissances d’argent qui s’en repaissent en évitant qu’on en parle, que d’un renouveau de la politique. « Pour vivre riche, vivons cachés » est leur devise.

L’éloignement des élus régionaux et des politiques régionales, d’une part, et des citoyens, de l’autre, contribue sans aucun doute à ce surcroît de désaffection. Un bilan réel du redécoupage des régions et de leur insertion dans les structures européennes aurait dû être mené sans œillères. Mais, surtout, depuis des semaines, une opération répugnante est menée qui consiste non plus à débattre des enjeux et des choix politiques régionaux ou départementaux, mais essentiellement d’opérations d’alliances ou de mésalliances politiques. Autrement dit, il s’agirait désormais de gérer ces collectivités selon des politiques prédéfinies en s’adaptant à « la recomposition politique ».

Les enjeux décisifs pour les classes populaires, lesquels dépendent de choix politiques, sont passés sous le tapis : où met-on l’argent public ? Dans les écoles, dans la culture ou dans le soutien aux entreprises qui licencient une fois les aides publiques empochées ? Quelle politique mener pour la petite enfance ? Avec quel nombre de crèches ? Quels choix pour les personnes âgées dépendantes ? Continuons-nous à financer les Ehpad privés ou voulons-nous créer de nouvelles structures plus humaines ? Comment s’assurer que l’argent public serve à la formation et à la création d’emploi ? Quelle stratégie en lien avec l’Etat pour engager des transitions environnementales ? Quels moyens pour aider à l’installation des jeunes agriculteurs ? Quelles politiques régionales de santé, après plus d’une année de pandémie ?  Les sujets ne manquent pas…

Mais de cela, il n’est question dans aucun débat télévisé. Et hormis quelques candidatures communistes et des listes d’union ancrées dans les préoccupations populaires, les candidats ne s’y intéressent guère. Or c’est de la vie quotidienne de chacune et chacun qu’il s’agit, pas de tactiques politiciennes visant à placer l’extrême droite au centre du débat. Nos concitoyens ont besoin de débats politiques pour pouvoir se prononcer en toute connaissance de cause.

 

« Renaissance », le billet de Maurice Ulrich.



« L’homme est la mesure de toutes choses. » La Renaissance, dans ce qu’elle avait eu de meilleur dans les arts et la pensée des grands humanistes, Érasme, Montaigne, Thomas More… avait repris cette belle pensée de Protagoras, dans la Grèce du Ve siècle avant J.-C.

Emmanuel Macron, qui se prépare, comme il en parle longuement au magazine Zadig, à une sorte de tour de France et de ses racines, allant à la rencontre des territoires, voire des terroirs et des gueux de notre temps, les gens quoi, a eu une vision historique : « Je relierais la période que nous vivons à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. »

La Renaissance, rien que ça. On pourrait déjà dire que comparaison n’est pas raison (proverbe du XIIIe siècle), mais, à voir les miséreux dans nos rues, les files d’attente aux aides alimentaires et les fortunes insensées des puissants, on a plutôt l’impression, comme le disait Marx, qu’à la mesure de l’humanité, nous ne sommes pas encore sortis d’une préhistoire.

 

dimanche 30 mai 2021

« Vision Commune », l’éditorial de Jean-Emmanuel Ducoin dans l’Humanité.



Au pied du Mur, nous vîmes des visages, des poings dressés, des paroles, des chants, de la joie retrouvée en partage et ces petits riens et ces grands touts qui témoignent de l’écume du temps. Des milliers de personnes face au miroir du présent, venues honorer et célébrer, pour les cent cinquante ans, la trace unique de la Commune de Paris, cette mémoire vivante des communardes et des communards qui tient une place à part dans nos vies. Pas de nostalgie. À peine le souffle frissonnant de la mélancolie. Mais d’abord et avant tout, en pleine conscience, quelque chose qui dépasse la simple rêverie d’un monde meilleur rehaussé par l’Histoire avec un grand H : la permanence des idées, l’irascible lutte pour le bien social, le combat révolutionnaire ! 

Il fallait y être, samedi, dans cette « montée » républicaine vers le Père-Lachaise, puis dans cette pause groupée au mur des Fédérés, silhouettes agglomérées et soudain dressées « à l’assaut du ciel ». Figures riantes et émues, aux yeux bordés de reconnaissance d’un bonheur collectif si puissant qu’un élan politique – un vrai – semblait remonter des tréfonds du peuple et de ses pas en avant. Comprenons bien. Ce n’était pas le seul surgissement du passé qui réchauffait les cœurs jusqu’aux larmes. Non, c’était l’action d’aujourd’hui conjuguée au futur. Quand nous lisons : « J’aimerai toujours le Temps des cerises », en tant que permanence et inspiration. Quand Louise Michel est citée : « Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteurs et sans exploités. » Quand ces héros de justice nous parlent encore, nous obligent ici-et-maintenant, éclairés par le couteau bavard de leurs plaies.

L’héritage en ampleur s’impose à nous : ce besoin de création sociale plus que jamais. Ce devoir d’inventer un élan populaire qui relève l’ambition. Et savoir revisiter le creuset où naquirent des lois sociales, des institutions propres à décourager la lutte des places et les conflits d’intérêts, une démocratie dont les enseignements restent inépuisables. Voilà l’honneur de la Commune, qui réside dans son actualité brûlante. Tout autant que l’Empire, elle est l’antithèse absolue de la France macronienne, en pleine dérive ultra-droitière. Cette longue lignée du « peuple par le peuple » nous pousse dans le dos…

 

La Commune au présent. Droit de vote des étrangers : la véritable république est universelle



Lola Ruscio

Que de reculs en 150 ans ! Instituée le 30 mars 1871, la citoyenneté des étrangers reste aujourd’hui conditionnée à la nationalité. À gauche, partis et associations militent pour d’autres fondements.

En 1871, les communards élisent à l’unanimité le militant internationaliste hongrois Léo Frankel, reconnaissant ainsi aux étrangers le droit d’exercer pleinement la citoyenneté. « Toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent », dit le Dr Parisel, rapporteur d’une résolution tranchant en faveur de son élection. Avant de préciser : « Considérant que le titre de membre de la Commune étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, (il) comporte implicitement cette qualité. »

Tradition internationaliste

Fidèle à la tradition internationaliste de 1848, la Commune a poussé de nombreux étrangers à s’engager dans la lutte, estimant que « le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ». La socialiste et féministe russe Anna Jaclard fait ainsi partie, aux côtés de Louise Michel, du comité de vigilance du 18e arrondissement à Montmartre. La Commune pose donc les jalons d’une citoyenneté de résidence active et participative, loin d’une conception plus récente alliant nationalité et citoyenneté, excluant in fine les étrangers extracommunautaires des processus démocratiques.

La question du droit de vote des étrangers fait depuis l’objet de crispations et suscite d’intenses débats. Sous pression à l’époque du FN (devenu RN) et de l’UMP (devenu LR), le PS n’a cessé de repousser cette réforme engagée sous le gouvernement Jospin, ancienne promesse brisée du candidat Mitterrand. Il aura fallu attendre près de trente ans pour que le Sénat, dominé alors par les socialistes, adopte en 2011 une proposition de loi constitutionnelle accordant le droit de vote aux étrangers extracommunautaires aux municipales. Le texte présente toutefois certaines limites, puisque ces derniers ne peuvent ni devenir maires ni participer aux élections sénatoriales en tant que grands électeurs. Qu’importe, le président Sarkozy a préféré bloquer le processus.

Icon QuoteJ’accorderai le droit de vote aux élections locales aux étrangers résidant légalement en France depuis cinq ans. Promesse enterrée de François Hollande

En 2012, un scénario similaire se reproduit. « J’accorderai le droit de vote aux élections locales aux étrangers résidant légalement en France depuis cinq ans », promettait alors le candidat Hollande. Une promesse vite enterrée par le premier ministre Manuel Valls, considérant que la réforme « ne peut se faire », faute de majorité au Congrès.

« La voie de l'émancipation »

En dépit des engagements non tenus, une partie de la gauche en fait toujours son cheval de bataille. De leur côté, droite et extrême droite brandissent le spectre de la menace « communautariste ». « C’est au contraire en accordant la citoyenneté de résidence aux résidents étrangers non communautaires que la justice et l’égalité des droits progresseront. (…) C’est toute la société qui avance dans la voie de l’émancipation », rétorque le PCF, qui réclame aussi le droit à l’éligibilité.

« C’est une question que nous portons encore dans le cadre de notre programme présidentiel », précise de son côté le député FI Éric Coquerel, pour qui la reconnaissance de cette citoyenneté ne peut être soumise à l’obligation de naturalisation. La France insoumise propose aussi un service citoyen fondé sur le volontariat et rémunéré. « Il s’agit de proposer aux jeunes un service au service de tâches d’utilité publique, donc pas nécessairement de tâches militaires. Mais il peut l’être pour ceux qui auront choisi cette manière de l’effectuer ou si les besoins de l’armée le rendent nécessaire », explique sur son blog le candidat Jean-Luc Mélenchon.

 

La Commune au présent. Plafonnement et écarts des salaires, le grand tabou demeure .



Julia Hamlaoui

La Commune s’est attaquée à la question des salaires minimum et maximum pour l’avènement d’une « République réellement démocratique ». Aujourd’hui, la gauche est toujours sur le pont, alors que les écarts de rémunération au sein des grandes entreprises atteignent des niveaux vertigineux.

Avec une rémunération de près de 25 millions d’euros, le patron le mieux payé de France, celui de Dassault Systèmes, Bernard Charlès, engrange en douze mois plus de 1 670 Smic annuels. Les patrons du CAC 40 gagnaient en moyenne 240 fois le Smic en 2015, contre 277 fois en 2018.

Aussi vieilles que le salariat, les inégalités salariales figuraient déjà en bonne place parmi les préoccupations des communards. Non seulement les révolutionnaires de 1871 introduisent l’idée d’un « minimum de rémunération », mais ils s’attaquent aussi à la hiérarchie des salaires avec un décret qui limite les plus hauts revenus dans les services communaux. « Dans une République réellement démocratique, il ne peut y avoir ni sinécure ni exagération de traitement », justifie le texte officiel, à rebours complet du discours libéral en cours cent cinquante ans plus tard.

Icon QuoteLe refus de limiter les salaires repose sur le même argument – la fuite des plus fortunés – que la suppression de l’ISF, c’est non seulement inacceptable mais cela se révèle faux. PIERRE DHARRÉVILLE Député PCF

Car Emmanuel Macron a beau déplorer que « notre pays tout entier tient sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », c’est la gauche qui porte toujours le « flambeau » de cette lutte. En juin dernier, une proposition de loi socialiste a été déposée à l’Assemblée pour limiter les écarts de salaire de 1 à 20, comme le porte la Confédération européenne des syndicats. Sans suite, évidemment. Pourtant, « les surrémunérations des uns font les restrictions salariales des autres », estime le député PS Boris Vallaud, qui entend tendre vers un écart de 1 à 12 en supprimant les exonérations fiscales au-delà.

Déjà en 2016, les communistes avaient défendu une proposition pour interdire des écarts de rémunération au-delà de 20… rejetée. « Un tabou demeure. Le refus de limiter les salaires repose sur le même argument – la fuite des plus fortunés – que la suppression de l’ISF, c’est non seulement inacceptable mais cela se révèle faux », explique le communiste Pierre Dharréville, qui a, depuis, à plusieurs reprises, déposé des amendements en ce sens.

Interdire les stock-options

« On a tenté 1 à 20, puis 1 à 50 et enfin 1 à 100, à chaque fois cela a été refusé », se désole le député, soulignant que « cette règle est vertueuse car l’augmentation de celui qui est le mieux payé provoque celle de celui qui l’est le moins ». C’est non seulement juste mais aussi efficace économiquement, insiste aussi Boris Vallaud : « Emmanuel Faber, alors PDG du groupe Danone, a affirmé qu’en diminuant de 30 % les salaires des 1 % des salariés les mieux payés de son groupe, il serait possible de doubler le salaire des 20 % les moins bien payés », argue l’élu.

Et au plus haut sommet de la pyramide : « Regardez ces grands PDG qui viennent de se remplir les poches pendant la crise du Covid. Prenons l’exemple d’un d’entre eux. Si Bernard Arnault avait donné tous les jours 8 000 euros depuis la révolution de 1789, encore aujourd’hui il n’aurait perdu que 1 % de sa fortune », a interpellé Jean-Luc Mélenchon, reprenant le rapport d’Oxfam de 2020. L’insoumis compte également cette mesure à son programme. Mais aussi, comme le PCF, l’interdiction des stock-options, parachutes dorés et autres retraites chapeaux.

Entre hommes et femmes

Il est aussi un autre écart de salaire auquel la Commune s’est attaquée : celui entre les rémunérations des hommes et celles des femmes. Il demeure de 23 % en moyenne, selon les données 2017 de l’Insee, alors que le principe « à travail égal, salaire égal » est pourtant consacré par le droit du travail. Outre les déroulements de carrière, « légiférer sur le recours aux temps partiels contraints et la revalorisation des métiers déconsidérés, souvent avec une forte représentation féminine, est un point névralgique », assure Pierre Dharréville. Après cent cinquante ans, il est temps.

 

vendredi 28 mai 2021

« Ripolinage éthique », l’éditorial de Laurent Mouloud dans l’Humanité.

 


Il aura fallu attendre plus de vingt ans. Vingt ans durant lesquels Total, qui exploite depuis 1998 un gisement de gaz au large des côtes de la Birmanie, niait toute responsabilité dans le financement de la dictature militaire au pouvoir. Mais, ce mercredi, le groupe pétrolier français a opéré un premier changement de pied, réclamé de longue date par les défenseurs des droits de l’homme. La multinationale a annoncé, « compte tenu du contexte instable », qu’elle allait suspendre les versements de dividendes à ses coactionnaires de MGTC, la société propriétaire du fameux gazoduc, parmi lesquels se trouve la Moge, une compagnie d’État aux mains de la junte, qui touche par ce biais 15 % des juteux profits. Cette manne de plusieurs centaines de millions d’euros ne ruisselle pas vers le peuple birman. Mais, comme l’a expliqué le Monde début mai, disparaît mystérieusement après avoir transité sur des comptes offshore.

Ce geste de Total a valeur d’aveu : oui, les rémunérations du géant français ont bel et bien alimenté le régime des généraux qui maintient ce pays dans la terreur. Mais il ne doit pas faire illusion. La firme internationale n’a pas subitement versé dans la philanthropie. Le paiement de ces dividendes ne représente que 10 % des sommes générées par l’exploitation du gaz. La décision de Total, rendue publique à l’avant-veille de l’assemblée générale des actionnaires, relève de la fine stratégie. Elle lui permet de parer aux critiques des ONG et de redorer son blason à l’heure où le groupe, sous pression, change de nom et voudrait bien ­changer d’image.

Cette opération de ripolinage éthique, mais aussi écologique, est évidemment menée pour complaire aux investisseurs inquiets de voir la « marque » se déprécier et les profits s’envoler. Pas au peuple ­birman, qui ne verra rien du coup de com de Total. En matière d’environnement comme de droits humains, on ne peut se résoudre à ce triste cynisme. 

 

Covid-19. Les inégalités se creusent mais n’explosent pas



Marie Toulgoat

Selon l’Insee, les services publics et les mécanismes de redistribution ont permis d’éviter l’envolée des disparités de revenus et de patrimoine.

Alors que la pandémie de Covid-19 se répandait en France, les personnes les plus précaires n’ont pas échappé à l’épreuve de la crise sanitaire et économique. Selon les premières données, encore parcellaires, récoltées par l’Insee et publiées jeudi, les ménages les moins bien dotés sont ceux qui ont vécu le plus difficilement la pandémie. Entre septembre 2019 et septembre 2020, 165 000 personnes sont devenues bénéficiaires du RSA, soit une augmentation de 8,7 %. Les ménages dont les revenus sont les plus modestes sont également les plus nombreux à avoir déclaré une perte de revenus d’au moins 50 euros au premier trimestre 2021 : c’est le cas de 29 % des foyers parmi les 20 % les plus modestes, contre 17 % parmi les 20 % les plus ais 

Éducation, logement, santé : des aides bénéfiques

En parallèle, si le patrimoine financier brut – c’est-à-dire toutes les ressources et tous les biens à disposition d’une personne – aurait en moyenne augmenté pour l’ensemble de la population, cette hausse a été moins marquée pour les salariés du privé dont l’activité a cessé, les indépendants et les jeunes.

Pour autant, l’arrêt forcé de pans entiers de l’économie et la perte de revenus vécue par une partie de la population n’ont pas fondamentalement redessiné le visage des inégalités de revenus et de patrimoine en France. Celles-ci ont légèrement continué de se creuser, dans un rythme similaire à celui observé depuis 2008. Selon l’institut statistique, ce sont les mécanismes de distribution qui ont contenu leur envolée brutale. Parmi ces mécanismes, les prestations familiales, les minima sociaux ou encore les primes d’activité ont permis d’atténuer les disparités de patrimoine. Mais ce sont surtout les mécanismes de « redistribution élargie » qui œuvrent le plus à l’allègement des inégalités. Parmi ceux-ci, les « transferts en nature » comme l’éducation, le logement ou la santé « contribuent pour 50 % à la réduction des inégalités », note le rapport. Ainsi, avant redistribution, les 20 % de personnes les mieux loties disposaient en 2018 de près de neuf fois plus de ressources que les 20 % les plus pauvres. Leur richesse n’était plus « que » quatre fois supérieure à celle des moins bien dotés après redistribution.

Reste que si ces mécanismes tels qu’ils existent empêchent la flambée des inégalités, ces dernières sont loin d’être en voie d’éradication. Selon les derniers chiffres consolidés présentés par l’Insee, la moitié des ménages les mieux dotés détenaient ainsi 92 % du patrimoine à eux seuls au début de l’année 2018, laissant pour la seconde moitié de la population seulement 8 % du gâteau.

 

 

Climat. Total Energies La multinationale raffine son image



Lucas Martin-Brodzicki

L’assemblée générale des actionnaires, ce vendredi, est l’occasion pour le géant pétrolier et gazier d’obtenir la bénédiction des investisseurs sur sa nouvelle stratégie : un nouveau nom, une pincée de vert et encore bien trop de fossiles.

Total, c’est fini. Ce 28 mai, après le vote de son assemblée générale, le géant pétrolier français s’appellera officiellement TotalEnergies. Un nouveau nom pour une nouvelle vie ? C’est en tout cas ce que dit son PDG, Patrick Pouyanné. « Le groupe affirme sa volonté de se transformer en une compagnie multi-énergies pour répondre au double défi de la transition énergétique : plus d’énergie, moins d’émissions », résume-t-il. À plus long terme, l’objectif a pour l’heure tout d’un vœu pieux : faire de Total, l’une des cinq « supermajors » mondiales des hydrocarbures – donc l’une des multinationales ayant le plus de responsabilité dans le dérèglement climatique –, une entreprise neutre en carbone d’ici à 2050. Rappelons-le d’emblée, le concept n’a aucun sens à l’échelle d’une entreprise. Car parvenir à un équilibre entre les rejets de CO2 dans l’atmosphère et leur absorption ne peut s’apprécier qu’au niveau de la planète, voire d’un pays. Mais cela a au moins le mérite de poser l’ambition 

Certains actionnaires voteront contre la « stratégie climat »

Depuis des jours, les ONG écologistes martèlent que le plan du pétrolier est totalement insuffisant. Plus étonnant, elles sont rejointes depuis quelques jours par certains actionnaires de Total, alors que la « stratégie climat » de la firme est pour la première fois au menu de son assemblée générale : ce vendredi, le groupe présente, entre autres, la résolution 14, feuille de route de sa transition énergétique pour les dix prochaines années. Le vote est certes consultatif, mais il a une portée symbolique forte. Un taux de rejet élevé viendrait enfoncer un sérieux coin dans la crédibilité des manœuvres de verdissement de Total.

Déjà, sa stratégie climatique n’a pas convaincu un groupe d’une trentaine d’investisseurs de Climate Action 100+, une coalition de plus de 575 sociétés de gestion gérant collectivement 44 000 milliards d’euros. La déclaration publiée le 20 mai, tout en saluant les efforts de Total, émet des doutes sur sa capacité à atteindre la neutralité carbone espérée. Singulièrement, elle pose la question de la poursuite des activités pétrolières du groupe, alors que ce dernier indique simplement que sa production de pétrole « n’augmentera plus, voire diminuera d’ici à 2030 ». La société de gestion Meeschaert, membre de Climate Action 100+, a annoncé qu’elle votera contre la résolution 14 et réclame « l’arrêt de l’exploration de nouveaux gisements pétroliers et gaziers, tel que demandé par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ». L’AIE, pas franchement réputée pour sa fibre écolo radicale, exhorte en effet le monde à aller dans ce sens dans sa dernière feuille de route pour limiter le réchauffement climatique autour de 1,5 °C et rester dans les clous de l’accord de Paris. Ses recommandations ont secoué tout un secteur. Meeschaert rejoint d’autres investisseurs comme OFI, l’Ircantec, Sycomore, la Française et Actiam. Crédit mutuel indique qu’il s’abstiendra. La Banque postale pourrait aussi voter contre.

« Total essuie camouflet après camouflet, se réjouit Lucie Pinson, fondatrice de Reclaim Finance. Sa tentative de dissimuler ses velléités d’expansion dans les énergies fossiles derrière une communication bien rodée a échoué. Les investisseurs ne sont pas dupes, l’étau se resserre », veut croire la directrice générale de l’ONG.

La multinationale n’entend pas freiner ses expéditions polluantes

Dans un rapport paru mercredi 26 mai, Oxfam France s’emploie d’ailleurs à décrypter les ressorts du greenwashing de Total, dont la résolution 14 ne serait que la suite logique. L’ONG rappelle que près de 80 % des investissements du groupe seront toujours alloués, sans distinction, aux énergies fossiles en 2030. Or, pour le géant français, tous les hydrocarbures ne se valent pas. Il considère le gaz comme « l’un des deux grands piliers de croissance du groupe » et prévoit d’en tirer 50 % de ses ventes d’ici à 2030. Le PDG de Total s’en est expliqué dans un entretien accordé au journal Investir : « Oui, le gaz naturel est une énergie fossile, mais c’est également la meilleure énergie de transition pour accompagner les renouvelables. (…) Total assume parfaitement ce mix. » Le groupe préfère donc voir le verre à moitié plein, considérant qu’il vaut mieux du gaz que du charbon. Certes, il émet presque deux fois moins de CO2 que son frère fossile, mais stratégie du « moins pire » et réchauffement climatique ne font pas bon ménage.

La multinationale pétro-gazière n’entend pas freiner ses multiples expéditions polluantes à travers le globe. Elle vient de relancer un grand projet de gaz naturel en Papouasie-Nouvelle-Guinée, participe à un gigantesque chantier d’exploitation gazière en Arctique, signe des accords pour de nouveaux puits pétroliers sur les rives du lac Albert, en Ouganda, ainsi qu’un pipeline de près de 1 500 kilomètres à travers la Tanzanie avec à la clé 200 000 barils de pétrole par jour. La liste pourrait s’allonger. Malgré tout, la résolution climat du conseil d’administration de Total devrait être adoptée lors de l’assemblée générale. Reste à savoir à combien s’élèvera le taux de rejet. Contacté, le groupe se refuse à toute spéculation sur les conséquences d’un vote en amont de son résultat. Ce dernier sera, quoi qu’il advienne, un bon indicateur pour distinguer les investisseurs conscients du péril climatique de ceux pour qui les dividendes restent l’unique horizon.

Coup de com sur la birmanie

Pressé, depuis le coup d’État militaire du 1er février, par la résistance birmane de mettre fin à ses activités qui alimentent les caisses de l’armée, Total a opéré un coup de communication avant son assemblée générale, le 28 mai. Mercredi, le groupe annonçait la suspension des versements de dividendes aux actionnaires du gazoduc de Yadana, dont le conglomérat Myanmar Oil and Gas Enterprise, contrôlé par l’armée, qui y prend part à hauteur de 15 %. Seulement, la décision ne met pas fin à la majorité des paiements à la junte qui passe par la part de l’État dans les recettes, les redevances et le recouvrement des coûts d’exploitation. Au final, Total continue d’exploiter le champ offshore qui profite très peu aux Birmans, puisque la majeure partie du gaz est achetée par l’autorité pétrolière thaïlandaise.

 

jeudi 27 mai 2021

« Les assistés du CAC 40 », l’éditorial de Cathy Dos Santos dans l’Humanité.



Allez savoir pourquoi, mais c’est cette déclaration du président qui nous est revenue à l’esprit. « La ­politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. » Ce propos est encore plus grossier à la lecture de chacune des 22 pages du rapport de l’Observatoire des multinationales. On soufflerait presque à l’oreille d’Emmanuel Macron que si le pays compte des assistés, ils ne font pas la queue devant les soupes populaires, mais sont confortablement lovés au sein du CAC 40. Voyons de plus près. 

Alors que la pauvreté explose de partout, ce très sélect groupe a versé quelque 51 milliards d’euros à ses actionnaires, « soit l’équivalent de 140 % des ­ profits qu’il a réalisés en 2020 », précisent les rapporteurs. Total et Sanofi ont été les plus bienveillants. Pas de quoi s’indigner, rétorqueront les libéraux, l’État y ­trouvant son compte puisqu’il perçoit lui aussi des dividendes. Oui mais voilà, 100 % des membres du CAC 40 ont touché des aides publiques en raison de la crise du Covid-19. Près de 80 % d’entre eux ont pu bénéficier du système de chômage partiel mis en place par le gouvernement, voire en abuser. Sans subir la moindre pression, le nec plus ultra du capitalisme français ­prévoit de supprimer 62 486 emplois, dont 29 681 en France. À chaque poste supprimé, 815 000 euros tombent dans les poches de ses actionnaires. Bombance pour les fortunes, des larmes et un goût de cendre dans la bouche pour les autres.

Nul autre pays en Europe ne s’est montré aussi ­généreux avec les deniers publics : les mastodontes économiques ont perçu 155 milliards d’euros d’aides au plus fort du pic de l’épidémie, auxquels il convient d’additionner les 150 milliards dégagés en amont. Que l’État vienne à la rescousse des entreprises n’a rien de choquant en soi. Mais sans contreparties ni conditions, cela relève du scandale politique. Ce sont ces largesses aux plus riches qui coûtent un pognon de dingue à la France et qui font aujourd’hui défaut aux services ­publics et aux véritables victimes de la crise. 

 

Sécurité. « Laxisme des juges », que disent vraiment les chiffres ?



Alexandre Fache

Accusée d’être trop clémente à l’égard de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en particulier, la justice nie tout angélisme et refuse d’être « l’otage des joutes électorales ». L’analyse des statistiques pénales lui donne raison.

C’était il y a une semaine, devant l’Assemblée nationale. Des milliers de policiers se rassemblent pour rendre hommage au brigadier Éric Masson, tué deux semaines plus tôt sur un point de deal à Avignon (Vaucluse). La cible des agents en colère ? L’institution judiciaire, coupable selon eux de laxisme vis-à-vis de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en particulier. « Le problème de la police, c’est la justice », résume alors le secrétaire général d’Alliance police nationale, Fabien Vanhemelryck, avant de faire huer le garde des Sceaux par la foule. Un slogan simpliste et caricatural que tous les fonctionnaires présents n’ont pas repris à leur compte. Qu’importe pour le très droitier syndicat de police, qui organise aussi ce jour-là une mise en scène macabre et sans équivoque : un homme jouant le rôle du criminel y abat des agents par dizaines, avant que deux personnes en combinaison blanche, le mot « Justice » inscrit sur le dos, ne balayent les cadavres négligemment, laissant le meurtrier poursuivre ses forfaits… « Une scène scandaleuse », s’est ému le ministre de la Justice dans les colonnes du JDD« L’émotion peut expliquer certains dérapages, mais elle ne peut être seule guide », a ajouté Éric Dupond-Moretti. 

L’ancien avocat aura l’occasion d’en faire la remarque directement aux auteurs de ce « happening » ce jeudi matin, puisque, hasard du calendrier, la reprise du Beauvau de la sécurité a justement inscrit à son menu… les relations de la police avec ­l’autorité judiciaire (lire ci-après). Sujet explosif depuis que les hommes en bleu ont placé les magistrats dans leur viseur après une série de décisions contestées (reconnaissance de l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, le 14 avril ; verdict jugé trop clément au procès en appel de Viry-Châtillon, trois jours plus tard) ou de drames ayant frappé des fonctionnaires de police (attentat contre ­Stéphanie Montfermé devant le commissariat de Rambouillet, le 23 avril ; meurtre d’Éric Masson à Avignon, le 5 mai). « Rien n’est plus subjectif que ­l’appréciation d’une peine juste », a tenté de plaider le garde des Sceaux à l’Assemblée, contestant tout « laxisme judiciaire ». Le ministre y défendait son texte – à l’intitulé ô combien d’actualité : le projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » (lire nos pages débats pages 12 et 13).

Une inflation carcérale record

Voté mardi soir en première lecture, celui-ci aura du mal à rétablir ladite « confiance » tant il fait l’objet de critiques, y compris des magistrats eux-mêmes. « Texte fourre-tout », « sans vision globale », « loi d’affichage sécuritaire qui va à l’encontre des besoins », c’est plutôt « une marque de défiance » qu’a mise sur la table le garde des Sceaux avec cette réforme, selon la secrétaire nationale du Syndicat de la ­magistrature (SM), Anne­-Sophie Wallach. Si le gouvernement cède une fois de plus aux antiennes sécuritaires, cela veut-il dire pour autant que la justice était laxiste jusqu’ici, comme le soutiennent certains policiers ? Une telle affirmation ne résiste pas à l’examen des faits, que l’on analyse l’ensemble des poursuites ou ­seulement celles concernant des ­infractions commises contre des « personnes dépositaires de l’autorité publique ».

Sur l’ensemble du contentieux, il suffit de constater l’emballement de l’inflation carcérale pour battre en brèche l’hypothèse d’un laxisme de la justice. Avec 72 575 personnes détenues en mars 2020 (pour seulement 60 775 places), la France a atteint un chiffre record. Et ce alors qu’elle venait d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, deux mois plus tôt, pour « conditions de détention ­indignes »… Pire, alors que le ­recours aux peines de prison ferme baisse dans la plupart des pays européens depuis dix ans, l’Hexagone continue, lui, de les voir progresser, constate un rapport du Conseil de l’Europe publié le 8 avril. Entre 2010 et 2020, le taux global d’incarcération (nombre de détenus pour 100 000 habitants) est ainsi passé de 103,5 à 105,3 en France, quand il reculait en Allemagne (de 88 à 76) ou en Italie (de 116 à 101). Même les pays avec une pratique pénale favorisant l’incarcération (Royaume-Uni, Espagne) ont vu leur taux baisser. Résultat : la France voisine avec la Turquie parmi les cinq pays du Conseil de l’Europe (sur 47) qui affichent les taux de surpopulation ­carcérale les plus élevés (au-delà de 115 % des capacités en moyenne).

Une évolution qui n’est pas due à une ­explosion de la délinquance, mais d’abord aux « orientations de la politique pénale », assure l’Observatoire international des prisons (OIP). Créations régulières de nouveaux délits, développement des procédures de comparution immédiate (qui aboutissent pour 70 % à de la prison ferme), allongement de la durée des peines (passées, en moyenne, de 7,9 à 9,8 mois entre 2002 et 2018), explosion de la détention provisoire, qui représente désormais 30 % des personnes incarcérées… À tous les niveaux, le glaive tombe de plus en plus lourdement. Ce que reconnaît d’ailleurs le ministre. « Le nombre total d’années d’emprisonnement prononcées par les juridictions est en hausse : 113 000 années en moyenne annuelle entre 2016 et 2019, contre 89 000 années d’emprisonnement entre 2001 et 2005 », se félicite aujourd’hui celui qu’hier, on surnommait « Acquitator »…

« Théâtre incessant de polémiques »

Dure avec la délinquance « classique », la justice l’est encore plus avec les agresseurs de policiers. Un rapport de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (Inhesj) remis fin 2016 à Manuel Valls, alors premier ministre, constatait une augmentation des violences contre les forces de sécurité (+ 16,1 % entre 2011 et 2015), mais aussi un taux de réponse pénale (quand une suite judiciaire est donnée aux plaintes) de 96 %, soit 13 points de plus que pour les autres affaires. Côté peines, la sévérité était aussi au rendez-vous, avec de la prison ferme infligée dans 60 % des cas (pour les violences ayant donné lieu à des incapacités de travail de plus d’une ­semaine), alors que ce chiffre n’est que de 20 % pour les actes n’impliquant pas de policiers.

Des réalités bien connues du monde judiciaire, et que certains syndicats de fonctionnaires font peut-être semblant d’ignorer aujourd’hui. « Les conditions de travail des policiers sont très difficiles, ils manquent de reconnaissance, et ne voient pas forcément tout ce qui se passe après les interpellations. On peut comprendre qu’ils expriment leur ras-le-bol, modère la magistrate Anne-­Sophie Wallach, du SM. Mais ce qui suffit à arrêter quelqu’un n’est pas toujours suffisant pour le condamner. » La représentante syndicale comprend moins bien, en revanche, que « des membres du gouvernement s’engouffrent ainsi dans le discours sur le supposé laxisme des juges ».

D’habitude sur la réserve, enclins à faire le dos rond face à ces attaques récurrentes, surtout en période électorale, les magistrats ont cette fois tenu à dire haut et fort leur indignation. Ancien patron de la justice antiterroriste, devenu procureur général près la Cour de cassation, l’un des plus hauts postes de l’institution, François Molins a dénoncé, dans un entretien au Monde, le 24 avril, « l’instrumentalisation des décisions judiciaires », évoquant les commentaires ayant suivi l’affaire Halimi ou le verdict de Viry-Châtillon. « Rien ne permet d’affirmer de façon générale et sans nuance que la justice serait laxiste. Cela n’a pas de sens et ne correspond en rien aux décisions rendues chaque jour », avait tonné le magistrat. Vendredi, c’est l’ensemble des présidents de cour d’appel qui prenait la plume dans une tribune retentissante (lire encadré) publiée sur le site de l’Obs pour dire « ça suffit ! ». « La justice a un besoin impérieux de ne plus être l’otage de joutes électorales et de quitter ce théâtre incessant de polémiques, d’accusations et d’incompréhensions », écrivaient les signataires. Pas sûr que les grands acteurs que sont Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti aient vraiment l’intention de tirer le rideau. 

La tribune énervée des présidents de cour d’appel

Dans les salles d’audience, ils ont l’habitude d’opposer leur flegme aux colères des accusés, voire des victimes. Mais là, « ça suffit ! » s’insurgent les présidents de cour d’appel dans un texte publié sur le site de l’Obs. Fustigeant « les mêmes outrances » qui « précèdent chaque élection », « accusant l’autorité judiciaire de faiblesses coupables dans la lutte contre l’insécurité », ces magistrats rappellent qu’ils « ne sont pas dans leur tour d’ivoire » et « appliquent la loi qui leur assigne la mission d’individualiser les peines ». Ils regrettent que la justice soit présentée tour à tour comme « trop sévère quand les prisons débordent » ou « trop laxiste lorsqu’une peine prononcée n’est pas à la hauteur de l’émotion ». Pour « refonder le pacte républicain » autour de l’institution, ils proposent d’organiser, dans les mois prochains, des « assises de la justice pénale ».

 

Éducation. L’année de tous les risques pour les bacheliers



Les premiers résultats de Parcoursup sont publiés ce jeudi soir. Les associations réactivent le dispositif SOS Inscription, avec la crainte que les recalés soient plus nombreux qu’en 2020.

Plus de 93 000 jeunes bacheliers sont restés sans affectation en 2020, à la suite de la première phase d’admission de Parcoursup. Et « cette année il risque d’y avoir encore plus de dé gâts », confie Mélanie Luce, la présidente de l’Union nationale des étudiants de France (Unef). Autant dire que SOS Inscription, le dispositif d’aide aux néobacheliers que le syndicat et ses partenaires ont créé voilà cinq ans, ne risque pas de chômer. Et cela dès ce jeudi soir, où tomberont les premières réponses aux vœux formulés par les jeunes sur la plateforme Parcoursup. 

Les conditions de passation du bac après une année chaotique, le passage de la plupart des matières en contrôle continu et la prise en compte, par les jurys, des difficultés scolaires accentuées par la crise : tout devrait concourir à des taux de réussite à l’examen exceptionnels. Pour mémoire, l’an dernier, 95,7 % des candidats avaient obtenu leur diplôme. Un afflux que, faute de moyens adéquats, les établissements d’enseignement supérieur avaient eu les plus grandes difficultés à absorber. « Les jeunes subissent leur orientation plutôt que de la vivre » constate Mathieu Devlaminck, président de l’Union nationale des lycéens (UNL), partie prenante de SOS Inscription.

« L’égalité républicaine est en train d’être brisée »

« La réforme Blanquer a accentué le tri social en fonction des lycées », dénonce le jeune homme. Certains établissements, en particulier parmi les plus prestigieux, sont restés en présentiel. Une caractéristique qui risque de favoriser encore plus, dans Parcoursup, le tri en fonction du lycée d’origine. Sur ce point, le fossé entre le privé et le public devrait s’agrandir, au détriment de l’égalité des chances. « Sans réponse et au vu de la sélection, de plus en plus d’étudiants se tournent vers des écoles privées avec un diplôme non reconnu ou font le choix d’arrêter leurs études », décrypte le président de l’UNL.

Facteur aggravant : pour ceux qui ont réussi à intégrer le supérieur l’an dernier, l’année n’a pas été facile. La précarité s’est accrue avec l’arrêt de l’activité économique. Les suicides et les files d’attente dans les associations d’aide alimentaire témoignent de leur détresse. Et selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur, le taux de réussite aux examens du premier semestre a chuté de 3 %. « À la Sorbonne, un étudiant sur trois dit avoir décroché scolairement », rapporte la présidente de l’Unef. Des chiffres alarmants qui annoncent des redoublements plus importants et font craindre à l’équipe de SOS Inscription « de grandes difficultés à l’entrée dans l’enseignement supérieur ». Pour Mathieu Devlaminck, « l’égalité républicaine est en train d’être brisée. »

Dès ce soir, les jeunes pourront solliciter SOS Inscription. Une hotline téléphonique est mise en place pour leur expliquer les procédures, les aider dans leurs démarches et pour chercher avec eux des solutions d’inscription alternatives. Un formulaire de suivi quotidien et une plateforme d’information sont également mis à leur disposition. « On négocie avec les différents établissements pour trouver des places disponibles » explique Mélanie Luce.

Les étudiants restés sur le carreau ont la possibilité de déposer des recours juridiques grâce à la participation du Syndicat des avocats de France. Le dispositif met également à la disposition des jeunes un accompagnement médical. « Un étudiant sur trois se dit en détresse psychologique », confie Abdoulaye Diarra, président de l’association Rêves jeunes. « Si la pandémie s’arrête, ajoute le jeune homme, il n’est pas évident que les problématiques de soin se stoppent également. »

Premières annonces pour le grenelle de l’éducation

Mercredi soir, Jean-Michel Blanquer a présenté « les conclusions et les perspectives des travaux du Grenelle » de l’éducation. Ce grand raout, étalé entre novembre 2020 et janvier 2021, avait pour mission de penser le futur du métier d’enseignant et du système éducatif. Au final, l’un des principaux enjeux, annoncé par le ministre de l’Éducation lui-même, risque de tourner autour de la revalorisation des profs, maintes fois annoncée, et… de ce qui risque de leur être demandé en échange. Secrétaire générale du Snes-FSU, Frédérique Rolet soulignait, le 25 mai, sur le site du Café pédagogique que le ministre « ne parle plus de loi de programmation » en matière de revalorisation . Le ministre de l’Éducation a annoncé que 700 millions d’euros seraient consacrés en 2022 à diverses mesures de revalorisation. En revanche, les risques de voir se développer des salaires « au mérite », des primes, au détriment de l’avancement à l’ancienneté (qui a le défaut de coûter environ 350 millions d’euros par an), est réel. Le tout mâtiné de contraintes nouvelles : remplacements en interne, évaluation et même embauches par les directions d’établissement, renforcement du management local… « Derrière les apparences, c’est bien une transformation en profondeur de nos métiers qui se dessine », prévient le Snes.

 

mercredi 26 mai 2021

« Renversement », l’éditorial de Maurice Ulrich dans l’Humanité.



Le meurtre d’Audrey Adam, assistante sociale de 36 ans attachée au pôle des solidarités du département de l’Aube, par un homme de 83 ans qu’elle accompagnait dans sa perte progressive d’autonomie, est un drame affreux dont il appartient aux enquêteurs de connaître les circonstances. C’est aussi une expression tragique des fractures de notre société et des difficultés auxquelles celles et ceux qui les vivent au quotidien sont confrontés. Une pétition avec des dizaines de milliers de signatures circule qui demande au gouvernement un hommage à Audrey Adam et une reconnaissance de leur travail et de leur engagement. 

« Un pognon de dingue ! »  On se souvient des mots d’Emmanuel Macron à propos du coût des aides sociales. Les travailleuses et travailleurs sociaux doivent le savoir. Celles et ceux qu’ils accompagnent sont un coût et donc elles et eux en sont un, avec des salaires à 1 400 euros et des conditions de travail de plus en plus dégradées. Lassitude, découragement quand on a l’impression que les actions menées sont des gouttes d’eau dans un océan de précarité, de mal-vivre, voire de détresse, peur quand la violence mine les rapports humains.

Mais, à ces conditions d’exercice d’un métier difficile, s’ajoute une pression idéologique et politique à la mesure de la diffusion des thèmes de la droite et de l’extrême droite, y compris par le gouvernement et le président de la République. Les chômeurs sont des assistés, les bénéficiaires du RSA ne veulent pas travailler, les jeunes des quartiers sont une menace… On a vécu au cours des dernières décennies un véritable renversement de points de vue. Les victimes des inégalités en sont devenues les responsables. On a transformé les problèmes sociaux en fautes individuelles. Comment en serait-il autrement quand il suffit, encore des mots du président, de « traverser la rue pour trouver un travail ». Le drame de l’Aube appelle un hommage à Audrey Adam et, au-delà et durablement, une tout autre prise en compte du travail social au service du bien public.