dimanche 28 février 2021

Armes explosives. Pierre Laurent : « La majorité des victimes demeurent des civils »



À l’ONU, les négociations contre les bombardements en zones peuplées reprennent le 3 mars. Pierre Laurent (PCF), le député Matthias Höhn (Die Linke) et Handicap International ont pris l’initiative d’un appel. Entretien.

PIERRE LAURENT Vice-président du Sénat

Les tractations diplomatiques sur l’élaboration d’un accord international contre les armes explosives (EWIPA) vont reprendre sous l’égide de l’Organisation des Nations unies à partir de mercredi. Plusieurs gouvernements dont la France s’y opposent.

Quel est le but de l’initiative franco-­allemande sur les armes explosives ?

PIERRE LAURENT : Nous lançons, avec 150 parlementaires des deux pays, un appel contre l’utilisation d’armes explosives à large rayon d’impact dans les zones peuplées. Car l’ambassadeur permanent de l’Irlande auprès des Nations unies, Michael Gaffey, porte le texte et mène les discussions avec la participation de 80 États. L’objectif est d’adopter une importante déclaration politique limitant leurs usages. Mais plusieurs gouvernements, dont la France, se mobilisent pour limiter la portée de ce texte. Pourtant, ces armes provoquent des dégâts considérables et durables sur les civils qui sont niés par les pays qui les vendent et qui les utilisent. Les gouvernements s’abritent derrière l’argument qu’ils respectent les conditions d’utilisation en limitant les objectifs aux cibles militaires.

De quel type d’armes s’agit-il ?

PIERRE LAURENT : Tous les modèles d’armement qui permettent de projeter en zones peuplées : avions, artillerie, drones. L’objet de cette campagne est de contester la thèse des utilisateurs qui mettent en avant leur précision et l’impact limité à la seule cible militaire. En vérité, la destruction qu’elles provoquent dans les zones d’habitations, touchent les civils et les infrastructures qui leur permettent de vivre. Les habitants qui ont survécu aux bombardements quittent les lieux pour survivre car les infrastructures (réseaux d’eau et d’électricité, écoles, hôpitaux, ponts…) sont détruites. L’ONG néerlandaise PAX a démontré qu’en 2019 92 % des morts dans les lieux de conflits où ses armes explosives avaient été employées sont des civils. Cette enquête invalide le récit officiel qui consiste à mettre en avant leur précision.

Qu’attendez-vous de la déclaration ?

PIERRE LAURENT : L’Irlande, qui mène la négociation avec l’appui du secrétaire général de l’ONU, veut obtenir une déclaration reconnaissant l’impact de ces armes et en limiter l’usage. D’autres pays, dont la France, qui tente de mobiliser ceux de l’Otan, veulent la rendre inopérante. Un nombre considérable d’enquêtes documentées ont été menées par des ONG regroupées au sein d’un réseau planétaire contre les armes explosives (PAX, Airwars, Handicap International…), et démontrent qu’en Syrie, en Irak, au Yémen, la majorité des victimes demeurent des civils parce que ces armes sont utilisées dans des zones urbaines. Il s’agit donc d’empêcher leur utilisation et d’obliger les États qui s’en servent à reconnaître leurs dégâts. Les pays qui les emploient refusent d’admettre les ravages sur les civils, donc ne leur portent pas assistance. Il faut changer les règles de leur maniement pour les rendre si contraignantes que leur ­recours devienne impossible.

Pourquoi une initiative commune avec Die Linke ?

PIERRE LAURENT : Face à l’opposition du gouvernement français, Michael Gaffey, en charge des négociations, a appelé la société civile et les parlementaires à faire entendre leur voix dans les pays concernés. Nous avons donc pris l’initiative, avec Matthias Höhn, de Die Linke, en lien avec les associations, qu’une mobilisation franco-allemande pourrait favoriser une déclaration ambitieuse. En France, avec Jean-Paul Lecoq (PCF) à l’Assemblée, André Vallini au Sénat (PS), Hubert Julien-Laferrière (Génération.s), nous avons interpellé les parlementaires français afin qu’ils soutiennent notre démarche.

vendredi 26 février 2021

« Ressources humaines », l’éditorial de Maud Vergnol dans l’Humanité.



Elles s’appelaient Estelle Luce et Géraldine Caclin. Deux directrices des « ressources humaines » abattues à bout portant le mois dernier. Deux femmes ciblées par un meurtrier pour la fonction qu’elles occupaient, victimes collatérales de la déshumanisation du travail. Un drame vite oublié, rangé dans, la si mal nommée rubrique des « faits divers ». Le blues des DRH à la une de l’Humanité ? Ce choix pourra surprendre tant ce métier et sa novlangue concentrent l’aversion des méthodes « managériales » du capitalisme financier, de pratiques hypocrites d’une fonction qui n’aurait d’humain que l’adjectif.

Alors, exécuteurs zélés d’un système qui broie les individus ou simples marionnettes, fusibles faciles des maux du travail, quand les vrais décideurs n’auraient « plus de visages » ? Et si la lutte des classes venait aussi se nicher ici, au cœur du moteur, entre une DRH de PME et une Muriel Pénicaud, DRH actionnaire au capital de Danone, récoltant un joli pactole de 1,13 million d’euros après l’annonce d’un plan de licenciements au sein de son groupe, comme nous l’avions révélé en 2017 ? Déploiement généralisé du télétravail, mise en œuvre des protocoles sanitaires, gestion du chômage partiel, aide aux salariés en détresse psychologique…, la charge de travail des DRH a explosé avec la pandémie, au point que 58 % d’entre eux affirmaient en décembre 2020 être en détresse psychologique. Sans compter le plus dur à venir, les licenciements et leur lot de drames humains, qu’ils se chargeront d’habiller en « plan social » ou de « sauvegarde de l’emploi ».

Si les DRH suscitent tant de haine, c’est qu’ils sont les visages de cette machine à broyer, de cette corruption du langage, à base d’euphémismes, anglicismes et autres acronymes déshumanisants devenus le sel du néolibéralisme, dont les méthodes abjectes imprègnent jusqu’aux services publics. Quand ceux qui sont considérés comme les meilleurs soldats du capitalisme sont eux-mêmes gagnés par le malaise, c’est que le ver est dans le fruit.

 

Les arguments stupéfiants des députés LaREM et LR contre l’écriture inclusive

 


Julia Hamlaoui

Avec à leur tête le marcheur François Jolivet, une soixantaine de député.e.s ont déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour interdire de l’écriture inclusive dans les ­services publics. Décryptage de leurs arguments.

Ossifier la langue pour qu’elle ne ­sacralise jamais les conquêtes en matière d’égalité femmes-hommes. Un défi sur lequel se retrouvent une soixantaine de député.e.s, essentiellement LaREM et LR. Avec à leur tête le marcheur François Jolivet, les parlementaires ont déposé, mardi, une proposition de loi ­interdisant l’usage de l’écriture inclusive dans les ­services publicsEt leurs arguments sont stupéfiants. Passons sur le Figaro, qui y consacre trois pages, estimant que la « suprématie du masculin sur le féminin dans la société » n’est que « supposée ».

Mots épicènes

Les justifications sont de deux ordres : d’une part, l’écriture inclusive serait « discriminante » pour les plus en difficulté avec la lecture ; d’autre part, l’idée que les mots jouent un rôle normatif serait erronée. « La langue structure, bien entendu, la pensée ; si elle évolue et que cette écriture est de plus en plus utilisée, c’est parce que la question ­féministe avance », assure Céline Piques. La porte-parole d’Osez le féminisme ! ­rappelle au passage que le point médian qui concentre le courroux des réfractaires n’est pas sa seule forme. L’écriture inclusive peut se décliner par l’usage de mots épicènes (non genrés), de doublons (citoyennes et citoyens) ou encore de la règle d’accord de proximité pour éviter que le « masculin ne l’emporte sur le féminin ». « Tous les psycho linguistes constatent l’échec patent du masculin générique », pointe Brigitte Grésy, tandis que l’article unique de la pro­position de loi entend le consacrer.

Imparfait du subjonctif

La présidente du Haut Conseil à l’égalité (HCE, lire ici notre entretien avec elle), également agrégée de grammaire, juge en outre qu’une école qui enseigne « l’imparfait du subjonctif aux enfants » devrait pouvoir s’en sortir avec de nouvelles pratiques. « Avant les oukases des grammairiens du XVIIe  siècle, tout était féminisé et on accordait comme on voulait », rappelle-t-elle. Début mars, une nouvelle version du guide du HCE pour une « communication publique sans stéréotype de sexe » sera publiée. N’en ­déplaise aux conservateurs. 

 

Ce que l’on sait de CoVepiT, le "vaccin pour la vie" mis au point par un labo nantais



Juliette Barot

Le jeune laboratoire de recherche OSE Immunotherapeutics pense avoir trouvé un « vaccin pour la vie », efficace contre le Covid et ses variants. Il pourrait être produit début 2022. Si les acteurs publics ne manquent pas le coche de l’industrialisation... EXPLICATIONS.

Dans leur laboratoire situé sur les bords de la Loire, à quelques kilomètres des locaux de leur concurrent Valneva, les chercheurs d’OSE Immunotherapeutics développent aussi un vaccin contre le Covid-19.

À entendre la direction de cette jeune entreprise nantaise, le sérum, s’il franchit les prochaines étapes cliniques, pourrait aider à sortir de la crise sanitaire durablement, puisqu’il est conçu pour être efficace pendant plusieurs années.

Anticiper les mutations

Ce vaccin, nom de code CoVepiT, a été imaginé par le laboratoire dès le printemps dernier. « On s’est demandé : “Qu’est-ce qu’on peut amener de différencié pour lutter contre le Covid-19” », se remémore Alexis Peyroles, directeur général d’OSE Immunotherapeutics. Cette entreprise spécialisée, comme son nom l’indique, dans l’immunothérapie a imaginé un vaccin réutilisant la même technologie que son produit phare : un vaccin thérapeutique contre le cancer du poumon, en cours de développement.

Icon QuoteOn a utilisé la bio-informatique pour établir un cocktail qui soit efficace contre les variants. 

ALEXIS PEYROLES, directeur général d’OSE Immunotherapeutic

L’idée des chercheurs nantais a été d’anticiper les mutations du virus en analysant des centaines de milliers de séquences génomiques du coronavirus, qui mutait dès le début de sa propagation. Des séquences précieuses, disponibles publiquement grâce à la recherche universitaire.

« Il y avait beaucoup de publications sur le génome du virus. On a utilisé la bio-informatique pour établir un cocktail qui soit efficace contre les variants » , précise Alexis Peyroles.

 

Un financement de 5,2 millions d’euros

OSE Immunotherapeutics a répondu, sur la base de ce projet de recherche, à l’appel lancé en avril par la Banque publique d’investissement et le gouvernement pour lutter contre le Covid-19. Sélectionnée parmi les bénéficiaires, l’entreprise s’est vu octroyer un financement de 5,2 millions d’euros (mixant avances remboursables et subventions). Il couvre 80 % des dépenses nécessaires aux essais cliniques de phases 1 et 2, qui devraient commencer à la fin du mois de mars, et pourrait être complété de 600 000 euros en cas d’entame de la troisième phase.

Priorité du public français ?

Si les essais à venir confirment l’efficacité et la sécurité de ce vaccin, la France, qui a déjà mis la main au porte-monnaie pour soutenir ce projet, en récoltera-t-elle les fruits ? Cette question se pose d’autant plus que la BPI, actionnaire du laboratoire franco-autrichien Valneva, n’a pas influé sur la stratégie de la firme, dont les doses vaccinales seront destinées en priorité au Royaume-Uni.

Dans le cas du vaccin OSE qui pourrait être produit début 2022, les accords entre la BPI, le secrétariat général à l’investissement et le laboratoire prévoient une priorité du public français sur l’accès au vaccin, mais au conditionnel. Car ce fléchage de la production vers la France dépendra in fine du bon vouloir de la direction.

Manque de conditionnalité

Si une clause du contrat de financement prévoit bien un remboursement des fonds avancés par l’investisseur public directement en doses, elle n’a rien d’obligatoire. « L’État pourra se voir accorder un droit préférentiel d’accès aux résultats du projet », peut-on lire dans les documents de la BPI. « Cela pourra prendre la forme, par exemple, d’un accès aux produits finaux développés. Dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, ce sera la modalité privilégiée de retour pour l’État. »

Ce manque de conditionnalité est assez caractéristique des aides publiques accordées aux laboratoires de recherche privés. « C’est toujours le même problème. Pour la plupart des candidats vaccins en phase 3 qui approchent de l’industrialisation, on se rend compte qu’il y a peu de conditionnalité, dénonce Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire pour la transparence des médicaments. Et il n’y a pas vraiment de leviers mis en œuvre par les États pour inciter les laboratoires à respecter leurs contrats. »

Une production sur le territoire

Le directeur d’OSE Immunotherapeutics confirme, pour l’instant, que la France sera prioritaire pour obtenir d’éventuelles doses du vaccin CoVepiT. « L’idée initiale (était) de prévoir d’abord 70 à 100 millions de doses pour la France, précise-t-il. On a des discussions en cours avec nos sous-traitants sur la possibilité d’atteindre cette échelle de production. » Les sites de production identifiés par la firme, pour le moment, sont situés sur le territoire français. Un avantage sachant que la localisation écossaise des sites de production du vaccin de Valneva est une des explications de l’accès préférentiel qu’auront les Britanniques sur ce sérum.

Innovation et stratégie

L’avenir du vaccin nantais, présenté comme une solution de taille face à la multiplication des variants, dépendra donc de la stratégie adoptée par OSE Immunotherapeutics quand il s’agira de préparer l’industrialisation du produit. « On pourra envisager l’industrialisation grâce à des financements français, européens et/ou en établissant des partenariats avec des groupes pharmaceutiques », prévient le directeur du laboratoire nantais. Quant à la solution que privilégiera son entreprise le moment venu, il préfère ne pas se prononcer : « Il y a un moment où l’innovation doit passer par des partenaires. On verra selon ce qui se présente. »

Pour Pauline Londeix, si les résultats des prochains essais cliniques confirment l’efficacité du vaccin, les autorités sanitaires devront se saisir du dossier pour évaluer l’accompagnement possible de la firme. Sans oublier de conditionner d’éventuelles aides supplémentaires.

Critique de la façon dont la recherche vaccinale a été amorcée à l’échelle française et européenne, cette militante reste pessimiste sur la façon dont l’État gérera les prochains rebondissements. « Si ce candidat vaccin est efficace, il y a un risque que les décisions soient prises au dernier moment, avec l’impression qu’on ne veut pas froisser Sanofi, qui a pris du retard sur son propre vaccin. »

 

« Au menu », le billet de Maurice Ulrich.



Oh là, là ! Le grand projet d’Emmanuel Macron serait donc mis à mal, ce fameux « en même temps » repris comme la parole d’un nouvel évangile par celles et ceux qui voulaient y voir, enfin, l’annonce d’une ère nouvelle qui effacerait droite et gauche pour ne plus voir que le bien commun. Embrassons-nous, milliardaires, premiers de cordée et chômeurs qui n’ont qu’à traverser la rue pour se payer un costard… Mais voilà, nous dit le Figaro, que « les macronistes sont rattrapés par le clivage droite-gauche », ce que le Monde confirme, car « les polémiques autour de l’islamo-gauchisme et des menus sans viande ont ravivé des divergences qu’Emmanuel Macron entendait dépasser ». Eh oui, c’est donc ça. Pour le reste, réformes du Code du travail, des retraites, de l’assurance-chômage, suppression de l’ISF, refus du RSA pour les jeunes, on en passe, c’est sans problème. Avec de telles « polémiques » au sein de la Macronie, le menu ne sera pas viande ou poisson, mais Macron et Le Pen.

« Zemmour, candidat de l’Action française ? », le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin.



Convergence. Il se rêve depuis longtemps en «Trump français», sauf que, cette fois, la rumeur n’en est plus une et tout pousse à croire que l’histrion préféré de CNews ambitionne quelque chose. L’odieux Éric Zemmour va-t-il tenter de se porter candidat à la présidentielle de 2022 ? Ou constitue-t-il, d’ores et déjà, une sorte de «chiffon rouge» dans le but non avoué de ratisser large pour Fifille-la-voilà ? Difficile, en vérité, de connaître les réelles motivations du polémiste. D’autres s’en chargent pour lui. Cette semaine, plusieurs de ses soutiens ont en effet créé une plateforme en ligne pour lancer l’idée. Jacques Bompard, maire d’extrême droite d’Orange, se trouve à la manœuvre. Pour ce dernier, Zemmour serait le seul capable d’inventer sur le plan «pratique et théorique» une «convergence» entre droite dure et droite extrême, ayant pour but d’éliminer Fifille-la-voilà, qui aurait le désavantage de «faire partie du système» et de ne pas «être à la hauteur du débat». Tout un programme, plus ou moins partagé par l’ineffable maire de Béziers, Robert Ménard, qui aurait personnellement dit à la cheffe du RN tout le bien qu’il pensait du chroniqueur du Figaro. Tous les artisans de l’Action française revisitée sont donc là, jadis tapis dans l’ombre, passés depuis en pleine lumière, persuadés désormais que le fameux «plafond de verre» a tellement été fissuré qu’il suffirait d’une pichenette de l’histoire pour qu’il explose au pays de Voltaire et d’Hugo.

Râteau. Les scores de Fifille-la-voilà dans les sondages laissent songeur autant qu’ils nous incitent à prendre conscience du danger d’accoutumance à cette possibilité même. Nous le savons : le tête-à-tête mortifère entre Mac Macron et le RN risque de mal finir. L’accident devient donc potentiellement crédible. Au moins pour une raison structurante. Ce que nous appelons la «réaction néonationaliste» dans notre pays nous parvient en effet par tous les bouts, à commencer par le bas, sans toutefois dénominateur commun. Nous ne sommes pas confrontés à «un» vote mais à «des» votes d’extrême droite. Ils s’additionnent. Il y a les déçus de tout, qui s’inventent un discours pseudo-social. Il y a les ultralibéraux catho-identitaires ségrégationnistes de la droite traditionnelle, héritière du poujado-pétainiste colonialiste. Et il y a les ultraréacs plus ou moins ouvertement pétainistes et fascisants. La «famille» de l’extrême droite et de la droite extrême dispose d’un râteau multiforme. Qui eût cru cela envisageable, il y a vingt ans à peine ?

Horreur. Zemmour a déjà refusé une investiture RN pour les européennes ? Qu’à cela ne tienne. Depuis plusieurs années, l’homme croit en la prédiction de l’ancien conseiller occulte de Nicoléon, Patrick Buisson, qui a toujours vu en lui la «figure providentielle pour donner une base doctrinale à la droite, susceptible de rallier LR et le RN… et bien au-delà». Admettons-le : malgré ses multicondamnations (provocation à la discrimination raciale, à la haine contre les musulmans), Zemmour jouit d’une importante popularité. Il vend des livres : 500.000 exemplaires du Suicide français, puis 110.000 environ du Destin français. Il réalise de bons scores avec son émission quotidienne sur CNews : environ 800.000 téléspectateurs en moyenne. Se sentant porté par des vents crépusculaires, identitaires et xénophobes dont il cherche à attiser la puissance – avec tous ses relais –, le nouveau porte-parole des nationalistes et de l’extrême droite aspirait naguère au statut de «Maurras du XXIe siècle», abusant de tous les codes mis à sa disposition, en particulier quand il publie un livre. Zemmour incarne l’extrême droite dans toute son horreur à peine ripolinée. Sa vieille quête fanatique du n’importe quoi historique en est la marque ; tout comme ses propos sur l’immigration ou les femmes ; ou quand il ose exalter la figure de Pétain au point de le réhabiliter entre les lignes ; sans parler de sa sortie verbale, après la reconnaissance par Mac Macron du rôle de la France dans la mort du mathématicien communiste Maurice Audin, affirmant que ce dernier était «un traître et méritait 12 balles dans la peau»… 

 

jeudi 25 février 2021

« Éradication », l’éditorial de Jean-Emmanuel Ducoin dans l’Humanité.



Un peu plus d’un mois après le début de son mandat et malgré sa promesse, Joe Biden n’a toujours pas clairement déclaré que son pays réintégrait le précieux accord de paix sur le nucléaire iranien, signé à Vienne en 2015. Pourquoi le président américain avance-t-il plus lentement que prévu, alors que le choix de la désescalade est un impératif absolu pour la stabilité du golfe Persique ? Sans doute parce que l’équation n’est pas simple avec les meilleurs alliés des États-Unis dans la région, Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, farouchement opposés à tout accord avec l’Iran. Souvenons-nous que, en 2018, à la tête d’une coalition israélo-saoudienne qui voulait en découdre militairement et asphyxier le régime, Donald Trump avait rompu unilatéralement l’accord. Outre qu’il s’agissait d’une décision irresponsable et lourde de menaces, elle rendait possible la relance du programme nucléaire militaire iranien…

Ce fut d’ailleurs un camouflet pour l’Union européenne et Emmanuel Macron en particulier, qui, en dépit de son opposition verbale aux sanctions de Trump, les avait néanmoins respectées en mettant fin à la quasi- totalité des échanges commerciaux avec l’Iran. Trois ans plus tard, les dirigeants de Téhéran ne comptent plus sur l’Europe, qu’ils considèrent comme dépendante des États-Unis. Beau gâchis, tandis que les gouvernements français et européens pourraient rejouer un rôle majeur à l’heure de réactiver l’accord de Vienne, le renforcer en l’étendant à d’autres pays, et aider à repenser l’avenir du nucléaire militaire d’une humanité nouvelle.

Car, au-delà de l’Iran, la question centrale demeure la même : quand stopperons-nous l’escalade du nucléaire militaire dans le monde, qui, singulièrement en France, se développe sans aucun contrôle populaire, ni parlementaire ? Le 22 janvier dernier, le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian) entrait en vigueur, sous l’égide de l’ONU. Ratifié par 54 pays, mais par aucune des 9 puissances nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord, Israël), ce texte vise à interdire purement et simplement cet arsenal sur la planète. Depuis 1968, l’idée de la non- prolifération avait fait son chemin. Celle de l’éradication revient dans le débat public. Il était temps.

« Salut », le billet de Maurice Ulrich.



Ah, la destruction créatrice, cette tarte à la crème de l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950). Le mouvement naturel de l’économie, comme les marées sont le mouvement de la mer. Quand des entreprises ferment, quand des emplois sont supprimés, combien de nouveaux champs s’ouvrent à l’innovation, à l’esprit d’entreprise… Pas faux, en un sens, mais en tout cas tout aussi vrai que ces communiqués de guerre où chaque recul de la ligne de front ouvre de nouveaux espaces à la reconquête. Et donc, l’économiste Philippe Aghion, conseiller de François Hollande puis d’Emmanuel Macron, qui a publié il y a quelques mois le Pouvoir de la destruction créatrice (éd. Odile Jacob), l’a dit mercredi sur France Inter : « Les 500 000 morts des États-Unis les invitent à repenser leur modèle social comme la France se voit invitée à repenser son modèle industriel et sa capacité d’innovation. » Bien sûr. C’est ce qu’on ânonne souvent, dans Nietzsche pour les nuls : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Ou infirme. Salut aux morts et aux blessés. 

 

L’Italie, un laboratoire ?



L’éditorial de L’Humanité Dimanche du 25 février 2021 – par Patrick Le Hyaric.

L’Italie vient de basculer vers un scénario inédit : un gouvernement dit « d’union nationale » dirigé par Mario Draghi pour utiliser les 209 milliards d’euros du plan de relance européen. Voici donc, à la manœuvre, l’apôtre des marchés financiers, lequel fit ses classes sous les lambris dorés de la banque états-unienne Goldmann Sachs alors que celle-ci s’illustrait en inondant les marchés de créances toxiques qui allaient déclencher la crise de 2008. Il a également maquillé les comptes d’Etats européens. Et le voilà installé à la tête de la troisième puissance européenne à la demande des industriels et des banquiers avec l’ardent soutien de Mme Merkel et de M. Macron.

A la présidence de la Banque centrale européenne, il épongeait l’écroulement financier qu’il avait contribué à créer pour offrir des débouchés au capital en manque d’investissements lucratifs tout en exigeant des peuples privatisations et sacrifices sociaux, non sans avoir dépecé la Grèce au nom de la « stabilité monétaire ». Nous avons ici le prototype de ceux qui sont présentés comme les représentants d’une « élite apolitique » par ceux qui veulent cacher qu’il s’agit d’un valet du capital.

La grande nouveauté du scénario italien tient à un renversement des données d’un débat initié depuis plus d’une décennie, dans lequel, à la faveur de l’affaiblissement des partis communistes, les structurations politiques ont été déportées des enjeux des antagonismes de classe vers l’invention de catégories nouvelles : d’un côté les « européistes », représentants des « élites », de l’autre des « populistes » de droite ou de gauche censés être les opposants des premiers. Sous couvert de « gouvernement technique », l’alliance scellée sous l’égide de l’ancien président de la BCE réunit le Parti démocrate, la droite de Forza Italia, les populistes du Mouvement cinq étoiles et l’extrême droite de la Ligue du Nord. Autrement dit les représentants « des élites » et « les populistes » de toutes tendances font gouvernement ensemble.

On aura noté les cris unanimes des forces se réclamant du consensus libéral pour célébrer cette « entente » au nom d’un intérêt supérieur que l‘on voudrait faire passer pour l’intérêt général. Mais l’intérêt supérieur, ici, n’est autre que celui du grand capital européen qui compte bien faire du cas italien un cas d’école pour tous les pays européens. Car l’union nationale est la condition pour faire accepter aux peuples des « réformes » imposées par la Commission européenne. Cette « réconciliation nationale » s’opère ainsi sous les auspices du marché capitaliste et d’un nouveau degré de « financiarisation » de l’économie. Mais surtout sur le dos des travailleurs qui sont une fois de plus appelés à servir de monnaie d’échange contre les lignes de crédit de la Banque centrale européenne. Par ricochet, la voie est ainsi ouverte aux néofascistes du parti Fratelli d’Italia pour incarner l’opposition à ce consensus bruxellois droitier, mais sur des bases précisément et ouvertement… fascistes.

Le discours d’investiture de Mario Draghi en dit long sur la nature de ce consensus : une dose de xénophobie pour complaire à la Ligue du nord, une autre d’écologie pour satisfaire le Mouvement cinq étoiles, une autre encore de baisse de la fiscalité sur le capital pour neutraliser la droite berlusconienne, et enfin une ode à l’Union européenne pour s’accorder les faveurs du Parti démocrate. Le tout agrémenté d’un serment de fidélité à l’Alliance atlantique.

Les représentants des classes dominantes considèrent à juste titre qu’elles ne disposent plus de majorité populaire pour progresser vers l’étape nouvelle que réclame le système capitaliste pour son déploiement. Ils travaillent à l’alliance des anciens partis sociaux-démocrates et des forces baptisées populistes de droite ou de gauche pour tenter de s’assurer la majorité sociale et politique qui leur échappe, pour ainsi éviter toute forme de contestation trop radicale. Les mouvements sociaux discontinuent et celui des Gilets jaunes avec le soutien massif qu’ils ont reçu, comme la sourde protestation qui se répand sur les enjeux de santé fait cogiter en haut lieu et bien au-delà de la France. Ceci au prix d’une inquiétante redéfinition du champ politique qui se déporte toujours plus vers la droite et tend à gommer toute expression anticapitaliste. L’ingestion par le pouvoir macroniste et la droite des thèses de l’extrême droite en France, spectaculaire ces derniers jours, laisse augurer une nouvelle recomposition politique si ceux qui ont intérêt à un changement de politique et de société ne se lèvent pas. Entre des pans entiers d’électorat socialiste conquis en 2017 et neutralisés depuis, et M. Darmanin qui braconne sans vergogne sur les terres idéologiques de l’extrême droite, l’arc macroniste n’est en effet pas si éloigné de celui de M. Draghi. Avec, une fois encore, les réformes structurelles contre les retraites, la propriété publique et la Sécurité sociale pour viatique.

On observera dans l’actualité italienne la grande faiblesse de la force communiste. Celle se réclamant du populisme de gauche, qui, en refusant de s’organiser sur une base solide de classe et recourant à des raccourcis souvent outranciers, se trouvent finalement ballotée par le vent politique. Jusqu’à se fondre dans un gouvernement au service des puissances financières.

Ceci nous oblige à réagir. Les forces libérales, instruites par le succès de Trump et des extrêmes droites européennes, sont en train de pactiser avec ces dernières pour défricher le terrain d’une offensive redoublée contre les droits sociaux et démocratiques. Avec pour notable conséquence un glissement considérable du débat public vers l’extrême droite. La séquence xénophobe orchestrée par le pouvoir la semaine dernière — entre le rapprochement Darmanin/Le Pen, la loi séparatisme, la polémique sur Trappes puis sur un prétendu « islamo-gauchisme » l’illustre parfaitement.

Cette opération d’envergure a pour principale fonction de rendre invisible le durcissement de la lutte de classes, les désastres sociaux, la corruption de l’industrie pharmaceutique, la misère galopante et les mauvais coups en préparation contre le monde du travail, la jeunesse et les familles populaires sous prétexte des dettes contractées par l’Etat pour faire face aux conséquences de la pandémie.

Sans l’organisation d’une résistance contre la dé-civilisation capitaliste, sans force ni visée communiste rassembleuse sur un projet de civilisation nouvelle, la stratégie adoptée par les forces capitalistes risque d’entraîner notre continent vers de très sombres lendemains. Travailler à l’union populaire pour des changements de politique et de société relève d’une urgente nécessité.

Disparition. Le triste point final de Joseph Ponthus



En un seul magnifique roman, il s’était imposé comme une voix incontournable de la littérature française. L’attachant auteur d’À la ligne, feuillets d’usine, s’est éteint à 42 ans.

Sa stature longiligne lui faisait tutoyer les étoiles. Deux mètres, une barbe hirsute, des loupes en guise de lunettes, parfois une pipe au bec et un sourire chaleureux, constant et communicatif surplombaient jeans et marinière, costume préféré de ce Breton d’adoption. L’écrivain Joseph Ponthus est mort à 42 ans, des suites d’un cancer. On le savait malade car, depuis son lit d’hôpital, il documentait avec humour et tendresse son combat sur les réseaux sociaux : « Puissent tumeurs et métastases crever le plus tôt possible et moi bien plus tard. » Ses béquilles poétiques (Georges Perros, Xavier Grall, Marc-Aurèle…), musicales (Barbara, Belle and Sebastian, Nina Simone ou les Wampas…), littéraires (Dumas, Leroy et les autres…), sa passion pour les cartes postales, son chien Pok Pok, mis en scène dans de délicieux haïkus canins et son épouse Krystel – à laquelle il avait dédié son splendide roman À la Ligne, feuillets d’usine – n’auront hélas pas suffi.

Écrite à la première personne, cette œuvre cultive le lyrisme d’un long poème en prose, décrit par l’auteur comme « un chant d’amour à la classe ouvrière ». Il y raconte son parcours d’ancien éducateur de banlieue parisienne exilé dans la région lorientaise par amour. Diplômé de lettres classiques, il découvre le travail à la chaîne pour échapper au chômage. « Tu as beau avoir lu Marx, mais, la première fois que tu rentres dans la machine, tu te prends le Capital dans la gueule », nous expliquait-il avec son sens aiguisé de la métaphore. Joseph Ponthus se retrouve donc intérimaire dans une conserverie de poisson, puis dans un abattoir. 

Un écrivain généreux

La précarisation de l’emploi, la souffrance au travail, les petits chefs, les odeurs imprégnées dans la peau, mais aussi la solidarité, la camaraderie et l’amour irradient ce livre, récompensé par le grand prix RTL-Lire et le prix Eugène-Dabit du roman populiste. De ses mots était né, en décembre 2020, un album, À la ligne, chansons d’usine, mis en musique par Michel Cloup, Julien Rufié et Pascal Bouaziz.  À la ligne restera donc l’unique roman d’un écrivain attachant et généreux qui avait encore beaucoup à offrir à la littérature et au monde.

 

Stratégie « zéro Covid » ou apprendre à vivre avec le virus ? Les enjeux du débat



Lola Scandella

Des réflexions sur l’application d’un « objectif zéro Covid » commencent à émerger en Europe et en France. Mais l’idée ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique, à l’heure où la progression de souches mutantes interroge les mesures pour les freiner.

Vivre avec le virus ou s’en débarrasser une bonne fois pour toutes ? La question peut paraître idiote. Qui ne souhaiterait pas que le Covid-19 ne soit plus qu’un lointain souvenir ? Mais les retards de la vaccination et la menace d’une reprise épidémique à base de variants, surtout s’ils s’avéraient que certains résistent aux vaccins, éloignent la perspective d’une délivrance rapide. Alors que faire ?

En France, l’objectif fixé par l’exécutif est de « tout mettre en œuvre » pour éviter le confinement et ses impacts économiques et sociaux très conséquents. Mais le gouvernement n’exclut pas d’y recourir selon l’évolution de la circulation virale. Une méthode qui accepte jusqu’ici que les hôpitaux assument une partie de la pression épidémique, avec environ 3 000 patients actuellement pris en charge dans les services de réanimation français.

Ripostes locales

Alors que la situation se dégrade à l’échelle nationale, le littoral des Alpes-Maritimes et sa métropole Nice, qui observe un taux d’incidence (nombre de cas pour 100 000 habitants) de 700 contre 190 pour la moyenne nationale, seront ainsi de nouveau sous cloche les deux prochains week-ends.

Dans le département du Nord, la ville de Dunkerque est également sur la sellette. « Ce n’est pas une politique qui viserait à éradiquer le virus dans une zone, mais qui tente plutôt de le contenir. C’est une façon de fonctionner uniquement sur la riposte en cas de croissance exponentielle », analyse l’épidémiologiste suisse Antoine Flahault. Ce dernier est un fervent défenseur d’une stratégie inverse, visant à écraser le virus, quitte à passer par un durcissement plus drastique des mesures. Avec un collectif de chercheurs européens, il a signé le 15 février une tribune en ce sens, parue dans le journal le Monde.

Le pari d’un freinage brutal

Venue de pays d’Asie (Chine, Corée du Sud, Vietnam), puis adoptée par l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou l’Islande, la doctrine « zéro Covid » fait le pari d’un freinage brutal et immédiat de l’épidémie avant que celle-ci n’explose. C’est l’option choisie par la ville néo-zélandaise Auckland, où trois jours de confinement ont été décrétés mi-février, après la découverte de trois cas. Objectif : aboutir à des zones débarrassées du virus ou qui ne recensent pas plus d’un cas par jour pour 100 000 habitants, et où peut s’opérer un retour à la vie normale (pas de port du masque, restaurants et lieux culturels ouverts). Un principe qui s’accompagne d’une application drastique du triptyque « tester-tracer-isoler ».

À première vue, une transposition de cet objectif à l’échelle européenne ne paraît pas simple. La plupart des pays l’ayant adopté sont en effet des îles. « Mais on pourrait imaginer faire de l’espace Schengen une presqu’île séparée en zones vertes où le nombre de nouveaux cas par jour serait inférieur à 1 pour 100 000 habitants, et en zones rouges où il faudrait continuer de faire des efforts pour faire baisser la tendance », explique Antoine Flahault. En d’autres termes, recourir à un reconfinement strict. Il serait possible de circuler entre zones vertes, mais pas d’une zone verte à une zone rouge.

« Tester-tracer-isoler », un passage obligé

Certains pays de l’Union européenne, notamment l’Allemagne et l’Irlande, se sont emparés de la question. En France, où la stratégie pourrait s’appliquer par exemple en séparant les régions en zones, les responsables politiques ne semblent pas prompts à se saisir du débat pour l’instant. Une partie de la communauté scientifique, elle, reste sceptique. « En France, un an après le début de l’épidémie, cela me paraît impossible à mettre en place », jugeait Odile Launay, le 22 février, sur France Info, l’infectiologue doutant de l’acceptabilité d’un reconfinement par la population. «  Cela fonctionne dans des pays d’Asie où les mesures sont extrêmement astringentes », a-t-elle souligné, se faisant l’écho de questionnements que soulève la stratégie au niveau des libertés individuelles.

« Les mesures actuellement appliquées sont déjà très restrictives et perdurent depuis des mois. Ce n’est pas forcément plus facile à vivre pour la population », objecte l’épidémiologiste Renaud Piarroux. Le chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris) doute plutôt de la faisabilité d’une telle stratégie en France. Peine perdue, selon lui, sans que le triptyque « tester-tracer-isoler » ne soit amélioré. Et sans forcément parier sur un traçage numérique. « On peut définir une stratégie, mais il faut également être capable d’être opérationnel. Comme cela se fait dans quelques endroits en France, il faudrait pouvoir organiser sur l’ensemble du territoire des antennes capables d’accueillir, dépister, informer et accompagner, tout cela sur un même lieu. Il y a beaucoup à faire sur l’explication, l’application des gestes barrières et leur adaptation, puisque tout le monde ne vit pas dans les mêmes conditions. On pourrait imaginer la mise en place d’équipes de médiateurs mobiles qui soient formés pour cela », argue-t-il.

Un printemps attendu

Pour d’autres encore, le gouvernement a raté le coche l’été dernier, quand la circulation virale était basse et aurait pu permettre la mise en place d’une telle stratégie . « On ne peut plus parler de zéro Covid car le virus est endémique. Tout le monde va être en contact avec ce virus », estimait l’épidémiologiste Didier Pittet, le 18 février, sur France Inter. L’avancée de la vaccination, le déploiement de nouveaux moyens de dépistage et l’arrivée des beaux jours pourraient tout de même faire enfin reculer l’épidémie.

Avec l’acquisition de l’immunité entraînée par la propagation soutenue du virus, une décrue pourrait avoir lieu au printemps. Une aubaine pour les défenseurs d’un objectif « zéro Covid ». «  Nous aurons alors une fenêtre d’opportunité : moins il y aura de contaminations et plus on pourra se concentrer sur des mesures locales, mais prises plus rapidement, et agir sur les derniers cas et sur leur entourage », espère Renaud Piarroux.

Un « nouveau contrat social »

Le Conseil scientifique, qui guide le gouvernement mais dont le dernier avis publié date du 12 janvier, ne s’est pas prononcé spécifiquement sur cette stratégie. Mais certains de ses membres, l’immunologue Jean-François Delfraissy et l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault, proposent, dans un article paru le 18 février dans la revue médicale The Lancet Public Health, l’adoption d’un « nouveau contrat social » face à l’ « impact énorme à la fois de la pandémie et des mesures prises pour y répondre », détaille Laëtitia Atlani-Duault. « Les générations les plus jeunes, donc moins vulnérables individuellement, pourraient s’approprier la contrainte de mesures indifférenciées (masques, distanciation sociale, dépistage régulier) sous condition que les populations les plus à risque, en particulier les aînés, s’approprient en plus des mesures de protection vis-à-vis du risque infectieux, par exemple sous la forme d’un auto-isolement volontaire », détaille-t-elle. Une idée alternative aux « confinements successifs » pour lutter contre l’épidémie.

Face à la montée des variants que le couvre-feu ne parvient vraisemblablement pas à enrayer suffisamment, la question de l’adoption de nouvelles mesures, globales ou localisées, va finir par se poser clairement à l’image des arbitrages en cours à Dunkerque. « Notre proposition zéro Covid est aussi faite pour que le gouvernement se positionne clairement sur une stratégie. Le pire, c’est l’impression de ne pas en avoir », conclut Antoine Flahault.

À Dunkerque, « dernière chance » avant le confinement

Le taux d’incidence de Dunkerque, dans le département du Nord, explose. Il s’est envolé à 901 cas pour 100 000 habitants et inquiète les autorités sanitaires. Face à l’aggravation de la situation, le maire Patrice Vergriete a prié, mardi, le gouvernement de donner « une dernière chance » à son agglomération pour freiner l’emballement épidémique sans passer par un confinement. Une « immense campagne de prévention » pour imposer le « zéro rassemblement » a été proposée à l’exécutif, qui devra finalement trancher ce mercredi. Le maire a toutefois ajouté qu’il ne « s’opposerait pas » à une décision de reconfinement.

 

Bandes. « L’école et la famille ne parviennent plus à socialiser »



Camille Bauer

Après la mort de deux adolescents en 24 heures dans des affrontements entre bandes de différentes communes de l’Essonne, retour sur ce phénomène avec le sociologue Michel Kokoreff qui appelle à mieux travailler sur la médiation.

MICHEL KOKOREFF Sociologue, professeur à l’université de Saint-Denis

 

Après le décès, lundi, à Saint-Chéron, d’une jeune fille de 14 ans, un autre adolescent a perdu à son tour la vie dans une rixe, mardi, à Boussy-Saint-Antoine. Ces violences ont donné lieu à un emballement politico-médiatique. Le ministre de l’Intérieur s’est immédiatement rendu sur place et s’est saisi de ces drames pour annoncer l’envoi dans le département d’une centaine de policiers et gendarmes.

Beaucoup d’acteurs évoquent une aggravation du phénomène des bandes. Qu’en pensez-vous ?

MICHEL KOKOREFF : Des drames comme ceux de ces derniers jours sont dramatiques pour les familles et les proches. Mais il est obscène d’instrumentaliser la mort de jeunes à des fins ­politiques, sécuritaires ou syndicales, sans s’atteler aux problèmes de fond. Il y a ce discours de dramatisation qui dit que les jeunes sont de plus en plus violents, de plus en plus tôt. Les rixes entre bandes ont toujours existé, au moins depuis les Apaches à la fin du XIXe siècle. De plus, on n’a pas de thermomètre fiable pour évaluer le phénomène, d’outils pour déterminer le nombre de bandes, de rixes, leur augmentation ou l’inverse. Les bandes sont, par définition, un phénomène dynamique, dont les membres ne cessent de se grouper ou de se dégrouper. Elles sont des groupes informels, qui se réunissent sur une base de sociabilité. Ce ne sont ni des mafias ni des organisations criminelles et leurs membres ne sont pas forcément des délinquants.

Il n’y a pas de liens avec le trafic de drogue ?

MICHEL KOKOREFF : Si on reprend les termes utilisés dans les quartiers populaires, ceux qui s’occupent du trafic s’appellent des équipes ou des réseaux. Elles ont mieux à faire que s’entretuer pour un regard de ­travers ou des histoires de filles, ou des contentieux immémoriaux. Il peut y avoir une porosité. Les équipes peuvent recruter dans les bandes. Mais entrer dans le business, c’est comme un job. C’est obtenir une activité avec une rémunération et éventuellement une promesse de promotion. Ce n’est pas la même logique que celle d’une bande.

Comment expliquer ce phénomène de bandes ?

MICHEL KOKOREFF : Elles se forment dans les angles morts du groupe familial, qui a du mal à gérer ces adolescents, et de l’école, qui est à la fois un impératif pour la réussite et une barrière pour les classes populaires. La bande est un univers séduisant et valorisant qui s’offre aux jeunes garçons que la famille et l’école ne parviennent pas à socialiser. Ils peuvent y exprimer leur sens de la virilité, de la solidarité groupale. La culture du virilisme, support identitaire des hommes des milieux populaires depuis longtemps, y joue un rôle très fort. Le problème sous-jacent de ces jeunes margi­nalisés, c’est qu’ils sont en décrochage scolaire. Or, sur ce plan, rien n’est fait. L’optique répressive ne prend pas en compte cette dimension sociale. ant que l’on persiste à y voir une « excuse sociologique », on ne peut pas avancer. À la place, on nourrit les pages faits divers et on joue sur la peur.

Comment expliquer les logiques territoriales à l’œuvre ?

MICHEL KOKOREFF : C’est un vieux truc de village. On se définit en s’opposant. Le groupe construit son identité dans l’altérité, par rapport à ceux d’en face. La bande définit un territoire et une identité. Elle assure une reconnaissance, fait peur autant qu’elle protège. On en parle dans les journaux, sur les réseaux sociaux. Ces derniers ont un effet démultiplicateur et même incitateur, mais ils n’en sont pas la cause. Ils accélèrent la diffusion. Ils font l’événement et entretiennent la compétition. On va y montrer ses « exploits ». Paradoxalement, on est dans une société où chacun a droit à un quart d’heure de visibilité. Les réseaux sociaux offrent cette visibilité à ceux qui n’en ont pas, même si c’est sous la forme d’images de violence.

Comment faudrait-il aborder ce problème ?

MICHEL KOKOREFF : L’enjeu est d’identifier quelles sont les médiations possibles, faire de la prévention. Qui peut intervenir pour faire baisser la tension, trouver des gestes de désescalade ? La police ne peut pas jouer ce rôle. Ce sont parfois des pairs qui parviennent à casser la logique de représailles. Il y a les éducateurs aussi. Quelquefois, cela peut venir des anciens, quitte à être eux-mêmes des délinquants ou anciens délinquants, qui parviennent à produire les gestes d’apaisement et à mettre en place des logiques de désescalade.