vendredi 29 juillet 2022

La Butte rouge, hymne antimilitariste (Clément Garcia)



Écrit par Montéhus, le chant fait l’objet d’un malentendu tenace. La faute à une construction volontairement équivoque, qui nous balade d’une butte à l’autre, de Montmartre à l’horreur des tranchées.

« La butte rouge, c’est son nom», nous dit sobrement la chanson. Mais des buttes qui peuvent prétendre au qualificatif, il y en eut plus d’une dans l’histoire: des défensives, à prendre ou peuplées de travailleurs Si bien quune ambiguïté sest durablement installée quant à celle décrite par Montéhus en 1922. Il faut dire que l’équivoque est maintenue de main de maître par le chansonnier révolutionnaire. Elle sert ici de fil conducteur à la trame dramatique de ce chef-d’œuvre immortalisé par Yves Montand, Marc Ogeret ou encore Renaud.

La valse enjouée de Georges krier

Dès les premiers vers, nous sont contés  «Paname» et sa butte Montmartre, avec son moulin de la Galette, ses «gigolettes» et «muscalins». Mais le décor n’est planté que par la négative: non, la butte de la chanson nest pas la butte aux plaisirs. Du Montmartre enchanté, nous voilà brutalement projetés dans un enfer indéterminé. Si la butte est rouge, cest du « sang d’ouvriers, sang de paysans» dont sa terre est gorgée. Par deux fois, un acte d’accusation est prononcé contre «les bandits qui sont cause des guerres». L’enquête s’affine. Mais pourquoi exclure Montmartre? Après tout, des communards y furent massacrés en masse. Au deuxième couplet, l’équivoque saute, toujours par antonymie: « Sur c’te butte-là on n’y f’sait pas la noce/Comme à Montmartre où l’champagne coule à flots. » Enfin, le dernier couplet renoue avec l’ambiguïté. Sur la butte rouge, désormais, on y « r’fait les vendanges», on y «entend des cris et des chansons», on y échange «baisers» et «mots damour». Mais le souvenir des «plaintes» et «gars au crâne brisé» y plane toujours! Décidément, nous voilà perdus

LE «BAPTÊME» SE FAIT ICI PAR LE SANG DES MARTYRS ET LA PROMESSE SOCIALISTE SE RÉALISERA PAR LA TRANSMUTATION DU SANG EN VIN.

La musique composée par Georges Krier participe du stratagème. La valse enjouée évoque bien plus les divertissements du Paris populaire que les horreurs de la guerre. Les paroles, la mélodie et le rythme se fondent si bien qu’une oreille distraite s’y laisserait prendre. Comme celle de Maurice Pialat, pourtant réputé sourcilleux, qui se servira de la chanson pour illustrer le Montmartre de la Commune dans son film Van Gogh. L’autre trouvaille de génie du chansonnier réside dans l’usage d’une parabole eucharistique et baptiste qui devait résonner dans l’imaginaire d’une France à peine sortie du joug clérical. Le «baptême» se fait ici par le sang des martyrs et la promesse socialiste se réalisera par la transmutation du sang en vin ( «  Qui boira de ce vin-là, boira le sang des copains»).

La butte de la chanson ne serait autre que la butte Bapaume, théâtre de l’un des actes les plus sanglants de la bataille de la Somme, en 1916. D’autres la situent sur les bords de l’Argonne, dans la commune de Berzieux, qui reçut la médaille de guerre pour bons et loyaux sacrifices: du village marnais, il ne reste rien. Peu importe, au fond, quelle fut la véritable butte de la chanson. Tout son intérêt réside dans une ambivalence savamment orchestrée, qui, par effet de contraste, fait fusionner la butte de vie et la butte de mort.

Lorsqu’il écrit la Butte rouge, Montéhus a déjà une longue carrière derrière lui. Le pionnier de la chanson sociale, «révolutionnaire cocardier» comme il se définissait, est né Gaston Mardochée Brunschwig, à Paris en 1872, dans une famille juive à effectif pléthorique (22 enfants!). Il se fait connaître avec un répertoire engagé dont ont gagné la postérité le Chant des jeunes gardes, qui deviendra l’hymne de la Jeunesse communiste, Gloire au 17 e , écrite en l’honneur des régiments de soldats qui refusèrent d’ouvrir le feu sur les vignerons insurgés du Languedoc, ou encore la Grève des mères, qui lui vaudra condamnation pour «incitation à lavortement». Réputé antimilitariste, anticapitaliste et féministe, le chansonnier rachète un café-concert en 1907 et reçoit la visite régulière dun admirateur, exilé russe à casquette qui lui propose dhameçonner, en première partie de réunions politiques, un public prolétaire. Lénine, puisque c’est lui, regrettera plus tard de ne pouvoir encore «écouter Montéhus».

Ironie de l’histoire, l’auteur de cet hymne pacifiste des plus célèbres épousera l’effort de guerre en patriotard vindicatif, composant plusieurs odes à la Grande Boucherie (« Et maintenant tous à l’ouvrage. Amis, on ne meurt qu’une fois!»). En disgrâce après la Première Guerre mondiale, il adhérera à la SFIO, soutiendra le Front populaire (Vas-y Léon!), portera l’étoile jaune et échappera à la mort grâce à quelques amitiés collaborationnistes, avant d’écrire des hymnes gaulliens et de mourir dans un parfait anonymat en 1952, à l’âge de 80 ans.

 

« PROFITS : L’INDÉCENCE DES PUISSANTS », l’éditorial de Jean-Emmanuel Ducoin dans l’Humanité.

 


Les profits montent, la colère aussi… Il y a des moments dans la vie politique où nous nous demandons ce qu’il faudrait convoquer pour en finir avec l’indécence des puissants. Le «bon sens»? Un peu de «justice»? Et pourquoi pas la «morale», tant que nous y sommes? Alors que, dans les foyers, les fins de mois difficiles voire impossibles rendent si rude la vie quotidienne, le gouvernement, aux abois et contraint à quelques compromissions avec LR et le RN, se félicite à cor et à cri du second volet de mesures sur le pouvoir d’achat adoptées à l’Assemblée… et conclut par un vote contre le sort des retraités. Tout un symbole. Pas de revalorisation des prestations ou pensions au niveau de l’inflation. Et refus catégorique de taxer les superprofits.

«Taxer» s’avère d’ailleurs un verbe assez impropre. Parlons plutôt d’imposition. Cela empêchera au moins Bruno Le Maire de déclarer: «Une taxe n’a jamais amélioré la vie de nos compatriotes.» Propos absurdes, mais passons. Reste une réa­lité: les Français galèrent, mais, dans le même temps, les grandes entreprises du CAC 40 ont déboursé en dividendes 174 milliards d’euros à leurs actionnaires. Les patrons de TotalEnergies, Engie, LVMH ou Carrefour vont bien, merci pour eux! Ils sont sortis renforcés de la pandémie, ils bénéficient de la guerre en Ukraine et du «choc énergétique». Bref, en toute impunité capitalistique, ils profitent de toutes les crises sans se soucier de la solidarité nationale. Ils ont même eu le toupet d’appeler les citoyens à «réduire leur consommation d’énergie», à commencer par celui de Total, qui a augmenté son propre salaire de 52 % en 2021, passant à 5,9 millions d’euros annuels. Jeudi, la compagnie a annoncé avoir plus que doublé son bénéfice net au deuxième trimestre, à 5,7 milliards, soit 17,7 milliards sur le seul premier semestre 2022. Sachant que le groupe n’aurait pas payé d’impôts sur les sociétés en France, ni en 2019, ni en 2020. Une honte.

L’imposition des superprofits figurait dans le contre-projet présenté par la Nupes, sous la forme d’une taxe exceptionnelle de 25% sur les dividendes des sociétés pétrolières et gazières, des sociétés de transport maritime et des concessionnaires d’autoroutes qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à un milliard d’euros. Voilà l’une des réponses à l’urgence sociale absolue. Pas la révolution. Juste le début d’une nouvelle répartition des richesses…

 

« Fiat lux », le billet de Maurice Ulrich.



Soyons clairs. On se doit de poser la question que nos excellents confrères de la Croix, ce n’est pas une formule, semblent avoir contournée. Et Dieu dans tout ça? Cest bien joli de nous annoncer en une les «Premières lueurs de lUnivers» avec la photo par le télescope géant James-Webb d’une galaxie de ses premiers moments. De nous dire que les scientifiques analysent ces images avec frénésie pour remonter le temps… Mais que devient la genèse? Fiat Lux, que la lumière soit! Et la lumière fut et Dieu sépara la lumière des ténèbres… Peut-on attendre là une photo, par James-Webb, au moins de la première semaine, de la création du Ciel et de la Terre? Soyons fous, une photo de Lui, peut-être lauteur du big-bang, encore invisible. Qui sait, nous dit à juste titre l’article sur la question, «peut-être que la semaine prochaine, une nouvelle étude présentera une galaxie encore plus lointaine». Allez, c’est pour taquiner… Galilée, reviens! À ce train-là, on va bientôt apprendre que cest la Terre qui tourne autour du Soleil.

 

jeudi 28 juillet 2022

« Dépassement », l’éditorial de Christophe Deroubaix dans l’Humanité.



À partir d’aujourd’hui, l’humanité vit à crédit. C’est le fameux «jour du dépassement». De plus en plus établi dans les consciences, il contribue à modeler les termes du débat ­public. Mais, «en même temps», il est instrumentalisé par ceux qui n’agissent pas, ou peu, ou en tout cas pas assez, et qui en profitent pour faire étalage d’une volonté de papier mâché.

Dans la dernière livraison du Journal du Dimanche, Agnès Pannier-Runacher, ministre en charge de la patate chaude, a tapé du poing sur une table qui en tremble encore: «La clim, portes ouvertes, ce nest plus acceptable !» «Couper le wifi la nuit» ou «Ne pas envoyer un e-mail le soir avant daller se coucher» ont trouvé de la compagnie.

Si seulement on pouvait sortir la planète du chaudron dans lequel elle est plongée avec ces petits gestes du quotidien, nul doute que des centaines de millions d’humains s’y prêteraient de bonne grâce. Mais il faut bien plus. Plus précisément, il faut une action d’une autre nature que la simple addition des bonnes volontés et pratiques individuelles.

Créateur d’inégalités, le changement climatique est surtout le produit des inégalités. Selon un rapport d’Oxfam et Greenpeace, rendu public en début d’année, 63 milliardaires français émettent autant de CO 2 que 50 % de la population.

À titre d’exemple, Bernard Arnault est allé faire trempette, dimanche dernier, dans la Méditerranée. Un aller-retour à bord de son jet privé. Six tonnes de CO2 dépensées, soit 2500 fois plus que le même trajet en TGV. On compte sur Emmanuel Macron pour le rappeler à la «sobriété».

Autrement formulé: la lutte pour le changement climatique devra endiguer, voire refouler l’accumulation de capital ou… elle ne sera pas. Les inactifs économiques s’avèrent aussi être des inactifs climatiques. Lorsque la Macronie, gardienne fébrile d’un système dépassé, refuse d’augmenter la fiscalité sur les mégaprofits qui sont en train d’être annoncés, elle commet une double faute: contre la justice sociale et contre la planète.

Il avait tout pour finir dans l’oubli... Et Marcel Proust devint un écrivain national (André Nicolas)

  


Cent ans après sa mort, l’auteur d’À la recherche du temps perdu est solidement installé dans notre patrimoine. Pourtant, juif, homosexuel, bourgeois, il avait tout pour finir oublié. Quels obstacles a dû franchir Marcel avant de devenir madeleine?

« Marcel finit par devenir écrivain», écrivait le théoricien de la littérature Gérard Genette, en un résumé radical de l’œuvre d’un auteur plutôt connu pour prendre son temps. Et en exiger beaucoup de son lecteur.

Au-delà de l’ironie, on peut se demander comment Marcel, avec le temps, finit par devenir un écrivain national, alors qu’il avait tout pour finir plutôt dans l’oubli. Quels obstacles dut vaincre l’auteur d’À la recherche du temps perdu pour passer du statut de petit-maître mondain à celui de monument patrimonial?

À compte d’auteur

Ce n’était pas gagné. On sait que son premier livre parut à compte d’auteur en 1913. En décembre 1919, le prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs déclenche une véritable «émeute littéraire» (1). L’auteur est étranger à la «littérature combattante» représentée par Roland Dorgelès et les Croix de bois qui n’aura «que» le Femina.

D’emblée s’institue une autre opposition entre la «jeune génération» de Dorgelès – il a 34 ans – et le presque quinquagénaire. L’Humanité titre alors «Place aux vieux». Plus que par son âge, Proust est disqualifié comme incarnant un monde détruit par la guerre, assiégé par les révolutions, dépassé par les avant-gardes esthétiques.

La judéité de Proust

Pour les surréalistes, ses livres sont des romans aux sujets d’un autre siècle. Pire, des romans. Le genre est honni. La féroce charge d’André Breton contre ceux qui écrivent encore « la marquise sortit à cinq heures » semble inventée pour lui.

À l’époque de la vitesse, du futurisme, des phrases courtes, les longs développements proustiens – jusqu’à 1500 mots – sont des maniérismes bourgeois décadents. Cela le poursuivra longtemps. Pour Céline, «il n’écrit pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française». Sans compter qu’il est «hanté denculerie». Tout est dit.

 

Récemment, un livre (2) et une exposition (3) ont remis au premier plan la judéité de Proust. Elle mérite qu’on s’y attarde, tant elle rassemble toutes les contradictions qui ont accompagné la réception de son œuvre. Il n’en faisait pas mystère, tout en la formulant étrangement: «Si je suis catholique, comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive.»

Le père, jeune médecin plein d’avenir, avait épousé Jeanne Weil, fille d’un riche agent de change juif d’origine alsacienne. Le mariage illustrait l’intégration d’une communauté entamée dès la Révolution française, et dont l’affaire Dreyfus montra la fragilité.

Une ambiguïté entre personnages et auteur

Proust, qui avait même fait sa communion, s’engagea à fond pour la défense du capitaine injustement condamné. Mais ses rapports avec le judaïsme, que l’extrême droite lui reprocha jusqu’à la Libération, furent l’objet, plus tard, d’attaques inverses. Proust aurait été un «déserteur du judaïsme», voire un antisémite avéré, représentant la «haine de soi» de la bourgeoisie juive en quête d’ «assimilation».

Antoine Compagnon, dans Proust du côté juif, fait un point très détaillé de la controverse. Dans l’entre-deux-guerres, haï par l’extrême droite, il est un «héros juif». Mais le génocide, la création de l’État d’Israël changent cette vision. Au mieux, comme ceux qui «agissaient par mimétisme dans un pays gagné par la judéophobie» (4), Proust joue double jeu, laissant planer une ambiguïté entre personnages et auteur.

 

Bas du formulaire

Rien ne permet cependant de penser qu’auteur ou narrateur adhèrent aux propos antijuifs du baron de Charlus, ou approuvent l’«antisémitisme de précaution» de Bloch. Et c’est compter pour rien l’éloge du «retour à la religion» de Swann, assumant sa «forte race juive». Rappelons enfin que Proust regrettait que la maladie l’empêche de venir visiter «le petit cimetière juif où (son) grand-père allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents».

À un moindre degré l’homosexualité fit de Proust une figure à la fois honnie ou ridiculisée et louée, jusque dans les années 1970. À l’époque, comme le note Charles Dantzig, «les gays avaient besoin de héros» (5). Avant d’être là aussi accusé plus tard d’être un homosexuel honteux, donnant des gages à l’homophobie, jusqu’à ce que l’évolution des mœurs rende le débat caduc.

On a souvent parlé de lui comme d’un sociologue

Mais, parmi les reproches qu’on faisait à Proust il y a un siècle, il en est un qui n’a jamais varié: mondain obsédé par les grands bourgeois et les aristocrates. Rentier pour qui le peuple nexiste que sous la forme de domestiques, voire de prostitué.es.

S’il ne prétend pas décrire ce qu’il ne connaît pas, ses rapports avec les couches populaires sont complexes. Le narrateur d’À la recherche oppose souvent la pureté du langage du peuple – quand il n’essaye pas de singer la bourgeoisie – aux poncifs et anglicismes des snobs. Il va même jusqu’à dire que la CGT lirait avec plaisir ses livres, «car les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers».

C’est que Proust, s’il ne sort pas de son milieu, en fait un portrait impitoyable. Réalisme plus qu’engagement social… On a souvent parlé de lui comme d’un sociologue, et il décrit les logiques du champ social avec une précision que n’aurait pas désavouée Bourdieu. L’auteur de la Distinction emprunte d’ailleurs de nombreux exemples à celui qu’il qualifie d’ «ethnographe des salons» et dont il salue la «sincérité intellectuelle».

Proust a traversé le siècle qui nous sépare de lui en un parcours d’obstacles. S’il les a surmontés, c’est que les lectures contradictoires qu’il suscite en illustrent la richesse, ces résonances contemporaines qui passionnent les lecteurs. Qu’on prenne par le côté de chez Swann ou par le côté de Guermantes, on arrive toujours à un grand écrivain.

(1)  Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire, de Thierry Laget, Gallimard.
(2) Proust du côté juif, d’Antoine Compagnon, Gallimard. Voir aussi Proust Essais, dirigé par Antoine Compagnon, Gallimard, «
la Pléiade».
(3) Marcel Proust. Du côté de la mère, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris. Jusqu’au 28 août. Rens.
: mahj.org.
(4) Proust amoureux, de Patrick Mimouni, Grasset. (5)  Proust océan, de Charles Dantzig, Grasset.