Cent ans après sa mort, l’auteur d’À la recherche
du temps perdu est solidement installé dans notre patrimoine.
Pourtant, juif, homosexuel, bourgeois, il avait tout pour finir oublié. Quels
obstacles a dû franchir Marcel avant de devenir madeleine ?
« Marcel finit par devenir écrivain », écrivait le théoricien de la littérature Gérard Genette, en un résumé radical de l’œuvre d’un auteur plutôt connu pour prendre son temps. Et en exiger beaucoup de son lecteur.
Au-delà de l’ironie, on peut se demander comment
Marcel, avec le temps, finit par devenir un écrivain national, alors qu’il
avait tout pour finir plutôt dans l’oubli. Quels obstacles dut vaincre l’auteur
d’À la recherche du temps perdu pour passer du statut de
petit-maître mondain à celui de monument patrimonial ?
À compte d’auteur
Ce n’était pas gagné. On sait que son premier livre
parut à compte d’auteur en 1913. En décembre 1919, le prix Goncourt pour À
l’ombre des jeunes filles en fleurs déclenche une véritable « émeute
littéraire » (1). L’auteur est étranger à la « littérature
combattante » représentée par Roland
Dorgelès et les Croix de bois qui
n’aura « que » le Femina.
D’emblée s’institue une autre opposition entre la « jeune génération » de Dorgelès – il a 34 ans – et le presque quinquagénaire. L’Humanité titre alors « Place aux vieux ». Plus que par son âge, Proust est disqualifié comme
incarnant un monde détruit par la
guerre, assiégé par les révolutions, dépassé par les avant-gardes esthétiques.
La judéité de Proust
Pour les surréalistes, ses livres sont des romans aux
sujets d’un autre siècle. Pire, des romans. Le genre est honni. La féroce
charge d’André Breton contre ceux qui écrivent encore « la marquise sortit à cinq heures » semble
inventée pour lui.
À l’époque de la vitesse, du futurisme, des phrases
courtes, les longs développements proustiens – jusqu’à 1 500 mots – sont des maniérismes
bourgeois décadents. Cela le poursuivra longtemps. Pour Céline, « il n’écrit pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française ». Sans compter qu’il est « hanté d’enculerie ». Tout est dit.
Récemment, un livre (2) et une
exposition (3) ont remis au premier plan la judéité de Proust. Elle mérite
qu’on s’y attarde, tant elle rassemble toutes les contradictions qui ont
accompagné la réception de son œuvre. Il n’en faisait pas mystère, tout en la
formulant étrangement : « Si je suis catholique, comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive. »
Le père, jeune médecin plein d’avenir, avait épousé
Jeanne Weil, fille d’un riche agent de change juif d’origine alsacienne. Le
mariage illustrait l’intégration d’une communauté entamée dès la Révolution française,
et dont l’affaire Dreyfus montra la fragilité.
Une ambiguïté entre personnages et
auteur
Proust, qui avait même fait sa communion, s’engagea à
fond pour la défense du capitaine injustement condamné. Mais ses rapports avec
le judaïsme, que l’extrême droite lui reprocha jusqu’à la Libération, furent
l’objet, plus tard, d’attaques inverses. Proust aurait été un « déserteur du judaïsme », voire
un antisémite avéré, représentant la « haine de soi » de la bourgeoisie juive en quête d’ « assimilation ».
Antoine Compagnon, dans Proust du côté juif,
fait un point très détaillé de la controverse. Dans l’entre-deux-guerres, haï
par l’extrême droite, il est un « héros juif ». Mais le génocide, la création de l’État d’Israël
changent cette vision. Au mieux, comme ceux qui « agissaient par mimétisme dans un pays gagné par la judéophobie » (4), Proust joue double jeu, laissant planer une
ambiguïté entre personnages et auteur.
Rien ne permet cependant de penser qu’auteur ou
narrateur adhèrent aux propos antijuifs du baron de Charlus, ou approuvent l’« antisémitisme de précaution » de Bloch. Et c’est compter pour rien l’éloge
du « retour à la religion » de Swann, assumant sa « forte race juive ». Rappelons enfin que Proust regrettait que la maladie
l’empêche de venir visiter « le petit cimetière juif où (son) grand-père allait tous les ans poser un caillou sur la
tombe de ses parents ».
À un moindre degré l’homosexualité fit de Proust une
figure à la fois honnie ou ridiculisée et louée, jusque dans les années 1970. À
l’époque, comme le note Charles Dantzig, « les gays avaient besoin de héros » (5). Avant d’être là aussi accusé plus tard
d’être un homosexuel honteux, donnant des gages à l’homophobie, jusqu’à ce que
l’évolution des mœurs rende le débat caduc.
On a souvent parlé de lui comme d’un
sociologue
Mais, parmi les reproches qu’on faisait à Proust il y
a un siècle, il en est un qui n’a jamais varié : mondain obsédé par les grands bourgeois et les aristocrates. Rentier
pour qui le peuple n’existe que
sous la forme de domestiques, voire de prostitué.es.
S’il ne prétend pas décrire ce qu’il ne connaît pas,
ses rapports avec les couches populaires sont complexes. Le narrateur d’À la
recherche oppose souvent la pureté du langage du peuple – quand il
n’essaye pas de singer la bourgeoisie – aux poncifs et anglicismes des
snobs. Il va même jusqu’à dire que la CGT lirait avec plaisir ses livres, « car les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des
ouvriers ».
C’est que Proust, s’il ne sort pas de son milieu, en
fait un portrait impitoyable. Réalisme plus qu’engagement social… On a souvent
parlé de lui comme d’un sociologue, et il décrit les logiques du champ social
avec une précision que n’aurait pas désavouée Bourdieu. L’auteur de la
Distinction emprunte d’ailleurs de nombreux exemples à celui qu’il
qualifie d’ « ethnographe des salons » et dont il salue la « sincérité intellectuelle ».
Proust a traversé le siècle qui nous sépare de lui en
un parcours d’obstacles. S’il les a surmontés, c’est que les lectures
contradictoires qu’il suscite en illustrent la richesse, ces résonances
contemporaines qui passionnent les lecteurs. Qu’on prenne par le côté de chez
Swann ou par le côté de Guermantes, on arrive toujours à un grand écrivain.
(1) Proust,
Prix Goncourt. Une émeute littéraire, de Thierry Laget, Gallimard.
(2) Proust du côté juif, d’Antoine Compagnon, Gallimard. Voir
aussi Proust Essais, dirigé par Antoine Compagnon, Gallimard, « la Pléiade ».
(3) Marcel Proust. Du côté de la mère, musée d’Art et
d’Histoire du judaïsme, Paris. Jusqu’au 28 août. Rens. : mahj.org.
(4) Proust amoureux, de Patrick Mimouni, Grasset.
(5) Proust océan, de Charles Dantzig, Grasset.
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