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mardi 29 juin 2021

« Pour la plupart des Français, l’organisation de la politique ne fonctionne plus  »

 


Luc Rouban, directeur de recherche au Cevipof, voit dans ces records d’abstention la suite du mouvement des gilets jaunes, qui réclamait aux élus plus d’efficacité. 

Contrairement aux régionales de 2015, la participation n’a pas connu un rebond significatif entre les deux tours. Comment l’expliquez-vous ?

Luc Rouban : Dès le premier tour, le RN a marqué le pas. En 2015, il y avait eu une mobilisation pour éviter qu’une grande région ne tombe dans les mains de l’extrême droite. Là, il n’y avait de risque qu’en Paca. Pour les électeurs de gauche, l’enjeu n’était plus aussi important. D’autant plus qu’un certain nombre de sortants, comme Laurent Wauquiez ou Xavier Bertrand, étaient déjà quasiment assurés d’être réélus. Mais, derrière, il y a une lame de fond plus inquiétante avec une abstention record. La loi NOTRe a permis de créer d’immenses régions où le conseil régional peut être à plusieurs centaines de kilomètres. Elles sont perçues comme des instances de gestion, avec des compétences réduites et techniques. Ces élections mettent aussi en scène des professionnels de la politique. Avec les fusions de listes, tout cela peut donner l’impression d’une démocratie de l’entre-soi.

Dans quel contexte plus large s’inscrit cette abstention ?

Luc Rouban : Il ne faut pas oublier que, entre 2015 et 2021, il y a eu la crise des gilets jaunes et le grand débat national. C’était aussi des contestations de la démocratie représentative : il y avait une demande d’efficacité, parfois autoritaire, à l’égard des élus. Cette idée est maintenant très ancrée : 42 % des interrogés disent qu’en démocratie rien n’avance et qu’il vaudrait mieux moins de démocratie et plus d’efficacité. Il y a l’idée que la démocratie, c’est bien, mais qu’elle ne résout pas les problèmes de fond (égalité, justice sociale…). La demande d’équité est très présente en France et détermine la confiance dans les institutions et la démocratie représentative. Selon moi, c’est le principal moteur de l’abstention.

Pourquoi, cette fois, l’électorat du RN s’est-il plus abstenu que d’habitude ?

Luc Rouban : L’abstention touche essentiellement des jeunes non diplômés. Or, c’est le cœur de l’électorat du RN. C’est aussi le résultat d’un populisme de droite qui a consisté à dire, pendant des années, que le système est corrompu avec des gens qui ne méritent pas qu’on les soutienne. Marine Le Pen a été entendue, mais ça se retourne contre elle. S’ajoute à cela que l’éventail de compétences de ces collectivités ne permet pas de traiter les sujets au cœur de l’électorat du RN comme l’immigration ou les frontières. Il ne faut donc pas projeter ces résultats sur la présidentielle.

La majorité présidentielle propose des ajustements techniques sur les modes de scrutin pour répondre à l’abstention. Est-ce vraiment le cœur du problème ?

Luc Rouban : Pas du tout. Il ne faut pas se tromper : les trois quarts des Français s’intéressent à la politique. Mais, pour eux, l’organisation de cette politique ne fonctionne plus : ils ne voient pas l’impact au quotidien.

À quoi doit-on s’attendre pour 2022 ?

Luc Rouban : Tout va dépendre de la campagne. Les Français ne veulent pas d’un nouveau duel entre Macron et Le Pen. On peut penser qu’il y a un renouvellement de l’offre de la droite parlementaire, notamment autour de Xavier Bertrand, et de la gauche, avec peut-être une alliance socialo-écologiste. Le potentiel électoral à gauche, aujourd’hui, est plus important qu’en avril 2017 : l’électorat qui avait suivi Macron en est revenu. Sans oublier que le clivage droite-gauche n’a jamais disparu, mais il faut qu’il soit incarné. À ce moment-là, l’abstention ne sera pas la même, puisque ce ne seront pas des candidats par défaut.

mardi 13 avril 2021

Olivier Cyran : « Notre système prive de soins dentaires ceux qui en ont le plus besoin »



Alexandre Fache

Auteur de Sur les dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale, une enquête magistrale sur les heurs et malheurs de ces organes vitaux, le journaliste décrypte les mécanismes pervers qui ont abouti au scandale Dentexia. ENTRETIEN.

Quand une victime de stomatophobie (la peur du soin dentaire) décide de se lancer dans une enquête sur le rapport des hommes à leurs dents, cela donne un livre brillant, enlevé, à mettre entre toutes les mains, même, et peut-être surtout, celles de ceux qui souffrent de cette crainte, partagée par un Français sur deux.

Journaliste et traducteur, Olivier Cyran vient de publier Sur les dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale (la Découverte, 20 euros). Il décrypte l’importance vitale de ces organes et souligne les immenses inégalités d’accès aux soins.

En quoi les dents sont-elles au cœur d’une « guerre sociale » ?

OLIVIER CYRAN : Elles sont à la croisée de nombreux rapports de forces. D’abord, il y a l’industrie agroalimentaire, qui met du sucre partout et détériore les dents des groupes sociaux qui n’ont pas les moyens d’une alimentation saine et équilibrée. Toutes les études montrent l’effet déterminant des conditions sociales sur notre santé dentaire. On peut aussi perdre ses dents sous l’effet de violences directes, qu’elles soient conjugales, policières, racistes…

Alors qu’elles constituent les organes les plus durs et les plus résistants du corps humain, nos dents sont très vulnérables aux rapports de domination. Mais c’est par la suite, à un stade ultérieur de notre parcours dentaire, qu’elles risquent de souffrir le plus : face aux inégalités d’accès aux soins dentaires et à la qualité fluctuante de ces soins, en fonction de critères économiques.

Pourquoi le soin dentaire échappe-t-il à l’idée fondatrice de la Sécurité sociale : des patients soignés selon leurs besoins et non selon leurs moyens ?

OLIVIER CYRAN : Nos dents ont un simple aperçu de cette belle idée, avec le remboursement des soins courants. Problème, c’est l’autre partie que préfèrent les dentistes : les soins non plafonnés et pas (ou mal) remboursés, essentiellement les implants et les prothèses. Ces travaux à haute valeur ajoutée font la rentabilité des cabinets, quand les soins courants, eux, les obligent à travailler à perte, sauf s’ils les expédient.

Dans le système français, la grande majorité des dentistes (autour de 83 %) exercent en libéral. Nous confions donc nos dents à des petits patrons qui doivent faire tourner leur boutique et qui, bien souvent, en escomptent des revenus confortables. Faire son travail consciencieusement, en prenant le temps nécessaire, n’est pas le meilleur moyen de réussir dans le métier. L’absurdité du système tient au fait qu’il plafonne les soins de base à un niveau dérisoire et pousse à une dentisterie à deux vitesses. C’est-à-dire à bâcler, voire à refuser parfois, les soins réclamés par ceux qui en ont le plus besoin.

Comment expliquer ce paradoxe ?

OLIVIER CYRAN : Par l’inspiration libérale des politiques de santé qui impose de serrer la ceinture à la Sécurité sociale tout en ménageant les intérêts pécuniaires de la profession. Le coût social à plus long terme, jamais évalué alors qu’il affecte des millions de vies, ne semble pas entrer en ligne de compte.

Si je souffre de mes crocs abîmés par défaut de soins, on me dira que c’est de ma faute, que je n’avais qu’à arrêter le sucre, le tabac, ou que je n’avais qu’à mieux me brosser les dents. On intériorise tous ce message de culpabilisation et on vit nos problèmes de dents dans la honte. Ce qui n’aide pas à réclamer la reconnaissance de notre droit élémentaire de sourire et de mordre.

Vous évoquez dans votre livre l’histoire de Bernard Jeault, « dentiste des pauvres », que l’Humanité avait racontée en son temps. En quoi vous semble-t-elle significative ?

OLIVIER CYRAN : En 1970, Bernard Jeault a voulu créer un centre de soins dentaires à vocation sociale, avec des soignants salariés, des équipements mutualisés et une dentisterie de qualité accessible à tous. Son modèle était à la fois rationnel, progressiste et respectueux du serment d’Hippocrate. Mais il a été abattu en vol par l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, gardien sourcilleux des intérêts des libéraux. Cela a pris de telles proportions que Bernard Jeault s’est retrouvé interdit d’exercer et a fini sa vie au RSA.

J’ai découvert son histoire grâce aux archives de l’Humanité, lorsque j’ai appris la triste nouvelle de son décès, à l’été 2019. Cette tragédie est symptomatique du rapport de forces au sein de la profession, où les dentistes soucieux de l’intérêt public, qui remettent en cause la nature inégalitaire du système de soins, s’exposent à des représailles draconiennes. Tandis que ceux qui refusent de soigner les pauvres s’en sortent fort bien.

Bernard Jeault incarne une utopie que certains de ses confrères tentent de maintenir à bout de bras, notamment dans les centres de santé municipaux, ou chez les libéraux qui défendent une pratique sociale de leur métier. Aujourd’hui, hélas, l’alternative qui a le vent en poupe, c’est celle des centres low cost, qui fonctionnent sur un modèle encore des plus mercantiles…

Une alternative qui a produit le scandale Dentexia, il y a cinq ans. Comment expliquer de telles dérives ?

OLIVIER CYRAN L’affaire Dentexia est le fruit d’une loi – la loi Bachelot de 2009 – qui prétendait résoudre les problèmes d’accès aux soins dentaires par la dérégulation des centres low cost dits associatifs, qui fonctionnent en réalité comme des entreprises. Le remède s’est révélé pire que le mal, puisqu’il a permis à un diplômé d’école de commerce de monter un business plan consistant à arracher des dents saines et à poser à la truelle des prothèses bas de gamme.

Les pouvoirs publics ont une énorme responsabilité dans cette affaire. Au lieu de créer un véritable service public du soin dentaire, ils ont déroulé le tapis rouge à une industrie qui, par contraste, ferait presque passer les dentistes libéraux anti-CMU pour de bons Samaritains.

Cinq ans après, les victimes peinent à se faire entendre. Pourquoi ?

OLIVIER CYRAN : Sans doute à cause de la réticence des pouvoirs publics à reconnaître leur responsabilité. Mais aussi, plus largement, du fait de l’extraordinaire nonchalance avec laquelle on considère les souffrances dentaires dans ce pays. Après la liquidation judiciaire de Dentexia, des centaines de victimes se sont retrouvées édentées ou avec des bouts de ferraille dans la bouche. Elles ont souffert ou souffrent encore le martyre, sur les plans physique, psychologique, affectif, social et financier. 

Quand les dents s’effondrent, c’est tout qui s’effondre avec. Il est d’autant plus remarquable que ces victimes aient réussi à se mobiliser collectivement et à se battre pendant deux ans pour contraindre le ministère de la Santé à prendre en charge, en théorie et en partie, leurs frais de restauration. À mes yeux, la lutte des victimes de Dentexia représente un moment important de l’histoire sociale, qui a fait surgir la question du dentaire comme un sujet politique à part entière. Elle montre aussi qu’on peut mener une lutte collective partiellement victorieuse dans les pires conditions de détresse et d’isolement possible.

 

mercredi 7 avril 2021

Analyse. « Le macronisme, cet objet difficile à identifier »



Lola Ruscio

La philosophe politique Myriam Revault d’Allonnes décrypte, dans son dernier essai, le discours néolibéral du président. Entretien.

MYRIAM REVAULT D’ALLONNES, Philosophe, professeure émérite des universités EPHE et chercheuse au CEVIPOF

Dans son essai l’Esprit du macronisme. Ou l’art de dévoyer les concepts (Seuil, février 2021), l’universitaire Myriam Revault d’Allonnes passe au crible les mots du pouvoir. Et analyse le brouillage intellectuel, l’appauvrissement des concepts à l’œuvre dans le macronisme. Elle tente de « les déconstruire et (de) se réapproprier leur épaisseur ».

Comment définissez-vous le macronisme ?

Myriam Revault d’Allonnes : C’est bien la difficulté ! On a fréquemment souligné, à juste titre, le caractère insaisissable du macronisme. C’est un objet difficile à identifier. Pour plusieurs raisons. Le parcours d’Emmanuel Macron est insolite et ne ressemble pas à celui des chefs d’État qui l’ont précédé : sa jeunesse, son armature intellectuelle, son absence d’attaches politiques, le thème de la « rupture », martelé dès son entrée en campagne présidentielle ont pu séduire…

Par ailleurs, sa rhétorique brouille volontairement un certain nombre de repères traditionnels. Est présentée comme « nouvelle » la volonté de faire disparaître le vieux clivage gauche-droite au profit de l’efficacité et des solutions qui « marchent ». Le « en même temps » est l’illustration de ce pragmatisme. Mais en vue de quoi ?

Quant au « progressisme » sans cesse invoqué pour justifier l’action, il est avant tout une exigence de « modernisation ». À l’inverse, toute résistance à des mutations jugées injustes ou inégalitaires est qualifiée de « conservatrice » ou de rétrograde puisqu’elle ne fait que défendre les avantages acquis. Je ne suis pas sûre que le « macronisme » ait, en tant que tel, une vraie cohérence doctrinale. C’est plutôt une « nébuleuse » qui révèle pourtant une certaine vision du monde, du lien social, des rapports entre l’individuel et le collectif, de la façon dont les individus doivent se construire, se percevoir et s’évaluer.

En quoi le macronisme est-il, comme vous l’écrivez, «  l’art de dévoyer » les concepts d’« autonomie » ou de « responsabilité individuelle » ?

Myriam Revault d’Allonnes : Le discours d’Emmanuel Macron a constamment invoqué l’« esprit des Lumières » et fait appel à l’« autonomie » des individus et à leur « responsabilité ». Effectivement, en dépit du caractère pluriel et de toutes les divergences qui caractérisent la philosophie des Lumières, la conquête de l’autonomie est son maître mot. Se penser comme source et auteur de ses représentations et de ses actes, s’arracher à la dépendance des normes imposées de l’extérieur sont les conditions de l’émancipation humaine. Mais il faut insister sur le fait que l’émancipation a une dimension à la fois individuelle et collective : l’invitation à penser et à agir par soi-même est inséparable de l’inscription dans un espace public, dans un monde commun.

Par ailleurs, l’autonomie, ce n’est pas l’indépendance d’un sujet isolé, supposé maître de toutes ses facultés et dont les choix seraient libérés de toute détermination et de tout contexte. Le dévoiement consiste précisément à insister sur la promotion des sujets individuels, sur la réussite de leur vie, sur leur nécessaire adaptation au « nouveau monde ».

Il en va de même pour la « responsabilité » qui incombe aux individus : « libres » de choisir telle ou telle situation dont ils sont entièrement comptables, il suffit de traverser la rue pour trouver du travail et de travailler comme il convient pour « se payer un costard ». Quant aux « premiers de cordée », tout se passe comme si leur réussite ne témoignait que des capacités et des mérites liés à leurs talents naturels… L’individu autonome et responsable devient celui qui anticipe et calcule de façon rationnelle l’utilité, l’efficacité et la rentabilité de ses actions. C’est l’homme « entrepreneur » et « entrepreneur de soi-même ».

Derrière les mots du pouvoir, quelles sont les logiques à l’œuvre, selon vous ?

Myriam Revault d’Allonnes : Je pense qu’on peut qualifier ces logiques de « néolibérales », à condition de bien comprendre que ce terme de « néolibéralisme » ne renvoie pas seulement à une logique économique, ni même à une idéologie gestionnaire qui organiserait la sphère économique, mais qu’il relève d’une nouvelle rationalité politique. Celle-ci infléchit les comportements individuels et collectifs, les conduites, les manières de penser et d’agir. Ce que Michel Foucault appelait la « forme entreprise » imprègne toute la société. Et les discours d’Emmanuel Macron sur les conditions de la réussite individuelle ou la nation « start-up » reflètent bien ce type de rationalité et l’image du « nouveau monde » aujourd’hui proposé à l’imaginaire individuel et collectif.

Le discours néolibéral prôné par Emmanuel Macron est-il à un moment de bascule sous les effets du Covid-19 ?

Myriam Revault d’Allonnes : Il est difficile de répondre à une telle question tant la pression des circonstances a contraint, dès le printemps dernier, ce discours à se transformer. Sous le choc du réel, Emmanuel Macron a convenu qu’un citoyen n’est pas seulement un individu qui poursuit ses intérêts propres mais quelqu’un qui concourt au bien commun. L’État providence s’est vu réhabilité comme « un modèle de protection sociale qui ne laisse personne hors du chemin » (4 septembre 2020) mais rien ne permet d’affirmer qu’une fois sorti de la pandémie, le macronisme change de cap… Il me semble que la préoccupation du pouvoir est avant tout de gagner les élections, à n’importe quel prix ou presque…

mardi 30 mars 2021

Vaccination. « Notre département est l’un des plus touchés mais aussi l’un des moins vaccinés. C'est insupportable » : le coup de colère de Stéphane Peu


Naïm Sakhi

Stéphane Peu, député PCF de Seine-Saint-Denis, alerte sur la situation sanitaire dégradée dans son territoire. Il en appelle à un changement dans la stratégie vaccinale. Il posera mardi 30 mars une question au gouvernement à ce sujet. Entretien.

Votre département , le plus jeune de France, affiche un taux de vaccination d’à peine 8 %, contre 11,5 % en moyenne nationalement. Alors que vous avez alerté la semaine dernière sur le manque de transparence de ces chiffres, quel regard portez-vous sur cette situation ? Faut-il changer de doctrine et prioriser les territoires les plus touchés ?

 

STÉPHANE PEU: D’une manière générale, la Seine-Saint-Denis est depuis le début de la crise en haut de la courbe épidémique. Si le Covid est mondial et touche les personnes d’un certain âge, elle est aussi une épidémie qui creuse les inégalités. Notre département fait face à une forte densité urbaine et à une grande précarité dans l’habitat. Très peu d’habitants peuvent télé-travailler, exerçant un métier de la première ou deuxième ligne. Il faut adapter les mesures aux territoires et aux personnes. Notre département est l’un des plus touchés mais aussi l’un des moins vaccinés. Ce paradoxe est insupportable. La vaccination doit s’adresser massivement à tous les habitants. Ce n’est pas le cas avec Doctolib, qui a conduit à ce que 35 % des vaccinés en Seine-Saint-Denis n’habitent pas le département. Il faut s’appuyer sur le service public et notamment la CPAM et les services sociaux des municipalités, les seuls à pouvoir avoir une démarche de vaccination auprès des publics concernés. Nous devons élargir les tranches d’âge en direction de tous les salariés les plus exposés, n’ayant pas le choix d’aller travailler et de prendre les transports. On ne peut avoir un vaccinodrome au Stade de France et ne pas développer les centres de vaccination au plus près de la population. Des villes qui en demandent comme Stains ou Épinay n’en ont toujours pas. L’épidémie en Seine-Saint-Denis nous oblige à faire feu de tout bois et ne pas opposer les solutions les unes aux autres.

La situation sanitaire en Seine-Saint-Denis est très préoccupante, notamment au regard du taux d’incidence dans les écoles. Dans ce territoire populaire, est-il possible de répondre à l’impératif sanitaire tout en limitant le risque d’amplification des inégalités scolaires ?

 

STÉPHANE PEU : Il y a beaucoup d’inquiétude. Dans de nombreuses écoles, le taux d’incidence est supérieur à la moyenne du département, alors même que ce dernier est le plus élevé de France. Une école fermée, c’est plus de fracture sociale et de décrochage scolaire dans des familles n’ayant pas toujours les moyens numériques et culturels pour faire face. Il faut donc tout faire pour maintenir les écoles ouvertes. C’est un choix juste et partagé par l’ensemble de la communauté éducative du département. Dans ma ville, j’ai une école où il y a un enseignant remplaçant pour cinq classes. Ce n’est plus l’école mais la garderie. Je vois trois priorités nécessaires pour maintenir les écoles ouvertes avec une certaine continuité pédagogique. Tout d’abord, un recours massif aux remplacements, surtout après que Jean-Michel Blanquer s’est enorgueilli d’avoir réalisé 400 millions d’économies dans ce domaine. Ensuite, vacciner en urgence les enseignants volontaires. Puis nous devons multiplier les tests salivaires à l’école pour isoler au mieux les cas positifs.

Emmanuel Macron et le gouvernement envisagent de nouvelles mesures de restriction. Vous paraissent-elles indispensables et quelles devraient être les priorités face à cette troisième vague ?

STÉPHANE PEU : Notre salut viendra du vaccin et donc du développement des campagnes de vaccination. Sur ce sujet nous sommes tributaires du bon vouloir de l’industrie pharmaceutique. C’est anormal. Nous devons reprendre la main sur la production des vaccins avec une gestion publique. Si pour atteindre le seuil de vaccination nécessaire nous devons prendre des mesures restrictives pour freiner l’épidémie, il faut les mettre en place. Les Français attendent des perspectives positives. Le port du masque et les gestes barrières sont très respectés, preuve de leur discipline.

 

vendredi 19 mars 2021

Entretien. « Il est temps de revenir à une lecture apaisée de la Commune »



Nicolas Devers-Dreyfus

Parmi la floraison de parutions, un événement éditorial marque le 150 e anniversaire du soulèvement parisien, l’ouvrage collectif la Commune de Paris 1871, paru à l’Atelier. Rencontre avec les historiens Michel Cordillot, Florence Braka, Quentin Deluermoz et Pierre-Henri Zaidman, qui ont travaillé à la publication de ce livre-somme.

Votre ouvrage collectif privilégie une démarche scientifique pour dire ce que furent réellement les enjeux, les controverses ou les acteurs de la Commune, afin aussi de la dégager des légendes et des fantasmagories qui l’entourent. Faut-il y voir sa principale nouveauté ?

MICHEL CORDILLOT : Parler sereinement de la Commune n’est pas toujours allé de soi. Longtemps prisonnière d’enjeux de mémoire – légende noire contre légende rouge –, son histoire a fait l’objet d’enjeux idéologiques liés à la situation politique en France et dans le monde qui en ont plus ou moins délibérément biaisé l’interprétation et distordu l’image. De ce fait, l’événement reste aujourd’hui encore assez mal connu. La preuve en est cette polémique pitoyable soulevée au conseil municipal de Paris à propos du 150 e anniversaire par un élu du 16 e arrondissement qui s’est auto-caricaturé en accusant les communards d’avoir incendié les synagogues… alors qu’aucun bâtiment de ce type ne figure sur la liste des destructions. Il est temps de revenir à une lecture apaisée de l’événement communaliste, qui certes n’exclut pas désaccords et débats, mais qui repose sur des faits avérés et des raisonnements construits, plutôt que sur des idées toutes faites. C’est en tout cas ce que nous nous sommes appliqués à faire dans le volume dont il est ici question.

Les 500 biographies revues et enrichies, sur les quelque 17 500 notices de communards que compte le Maitron répondent-elles au parti pris de donner sa place au peuple de Paris ?

MICHEL CORDILLOT : Le grand apport du Maitron a été de permettre aux chercheurs, mais aussi aux simples curieux férus d’histoire sociale, d’approcher l’histoire de cet événement singulier à travers l’expérience vécue de ses participants. Nous avons donc cherché à constituer un échantillonnage qui mette clairement en évidence la diversité communarde, en ne nous contentant pas de traiter des personnalités les plus connues. On retrouvera par conséquent dans ce volume les biographies de responsables politiques et de chefs militaires, mais aussi celles d’un certain nombre de militants ayant assuré la remise en route, puis le fonctionnement des services publics au jour le jour, de publicistes, d’orateurs populaires, de femmes (infirmières, barricadières, journalistes, féministes…), de syndicalistes et de militants ouvriers, souvent adhérents à l’Internationale, ou encore de certaines figures emblématiques. Parmi eux, des Parisiens de vieille souche, des provinciaux « montés » dans la capitale en quête d’un emploi, et même des étrangers – Belges, Italiens ou Polonais – amoureux de la France de la Révolution et des droits de l’homme. L’important était de donner une vue d’ensemble aussi large que possible des formes et des racines de l’engagement communaliste.

Quel fut le rôle des femmes pendant la Commune ? À quels obstacles se sont-elles heurtées, compte tenu des mentalités de l’époque, jusqu’au sein des organisations révolutionnaires ?

FLORENCE BRAKA : Les femmes ont participé activement à la Commune, depuis le 18 mars au matin, lorsqu’elles donnent l’alerte, s’interposent, puis fraternisent avec les soldats venus reprendre les canons à Montmartre, jusqu’aux barricades de la Semaine sanglante. Elles sont pourtant absentes des instances politiques de la Commune, les communards ne voyant généralement pas d’un bon œil leur engagement à leurs côtés. En dehors de quelques-uns, comme Varlin, Malon ou Frankel, « l’émancipation » de la femme, très peu pour eux. En cause, notamment, la large diffusion des théories rétrogrades de Proudhon (« ménagère ou courtisane »), ou encore la crainte de subir la concurrence des femmes sur le marché du travail où leurs salaires sont plus bas. Les femmes vont donc devoir s’imposer. Issues pour la plupart du monde ouvrier, elles prennent la parole dans les clubs et abordent des sujets concrets : le besoin de crèches, l’union libre, le divorce, l’éducation laïque des filles, l’égalité entre les sexes au sein de la famille et l’égalité des salaires. Elles revendiquent également leur place aux côtés des hommes dans la lutte contre Versailles. C’est notamment l’Union des femmes pour la défense de Paris et le soin aux blessés, fondée par Elisabeth Dmitrieff avec le soutien de Nathalie Lemel, qui va porter leurs aspirations. Regroupant plus de 1 000 adhérentes, cette association de travailleuses est dédiée à l’organisation du travail des femmes et à la défense de la capitale. Sur le plan social, elles obtiennent la fermeture des maisons de tolérance, l’interdiction de la prostitution sur la voie publique, la reconnaissance de l’union libre, l’égalité de salaire pour les instituteurs et les institutrices. Sur le plan militaire, elles constituent un service d’ambulances uniquement féminin, participent à l’édification de barricades, et prennent part pour certaines aux combats… malgré l’hostilité du Comité de salut public, qui déclare, le 1 er mai, les femmes hors la loi sur le champ de bataille. Après la Commune, 1 051 femmes sont déférées devant les conseils de guerre ; 251 sont condamnées. On est loin de l’image de la pétroleuse hystérique et dénuée de tout sens politique et moral véhiculée par les versaillais. Pour Benoît Malon, en effet, la Commune a mis en lumière l’entrée des femmes dans la vie politique : « Elles ont senti que le concours de la femme est indispensable au triomphe de la révolution sociale arrivée à sa période de combat », car « la femme et le prolétaire (…) ne peuvent espérer leur affranchissement qu’en s’unissant fortement contre toutes les formes du passé » (la Troisième Défaite du prolétariat)

Apports nouveaux des travaux historiques, chantiers jamais refermés et vivantes controverses, comment se traduit la contribution de plus de trente chercheurs ?

MICHEL CORDILLOT : Nous voulions que le lecteur puisse trouver dans ce volume un aperçu aussi large et complet que possible de l’état actuel des connaissances sur la Commune. Preuve de l’intérêt qu’elle suscite, des nouveaux travaux sont publiés pratiquement chaque semaine, les questions en suspens restant par ailleurs nombreuses. Nous avons donc opté pour accompagner les notices biographiques de notices thématiques claires et assez concises. Certaines résument les avancées de la recherche sur tel aspect de l’événement, d’autres examinent les questions faisant l’objet de controverses et de débats, quelques-unes enfin sont consacrées aux lieux symboliques de la Commune.

Que retenir du caractère novateur, politique et social de la Commune de Paris ?

PIERRE-HENRI ZAIDMAN : Obligée de remplir en même temps les fonctions de gouvernement et de municipalité, l’assemblée de la Commune, composée d’hommes aux positions politiques différentes, soumise aux pressions des clubs, des assemblées d’arrondissement, des cercles de gardes nationaux, assaillie militairement par la réaction versaillaise, a eu très peu de temps pour mener une « politique » économique et sociale cohérente qui satisfasse la majorité de ceux qui l’ont désignée. Mais on doit admettre qu’elle a esquissé ce que serait une politique véritablement socialiste qu’il reviendra aux générations futures de mettre en œuvre. Au travers d’une soixantaine de décrets, on se rend compte que l’assemblée communale voulait répondre aux aspirations immédiates de la population, tout en refondant un nouvel ordre social dans le domaine économique, judiciaire et scolaire. Vingt d’entre eux concernèrent l’économie (règlement du problème des loyers, remise des dettes et suspension des poursuites, dégagement gratuit du Mont-de-Piété, autorisation de la sortie des marchandises de transit, sauf les denrées alimentaires et les munitions, achat en gros de denrées pour les vendre à la consommation à prix coûtant, interdiction du travail de nuit des ouvriers boulangers, interdiction des amendes et retenues sur salaire…). À ce travail législatif, il faut ajouter l’action des ouvriers et des chambres syndicales, en voie de création ou de réorganisation après le siège de Paris. En tout, on recense l’action de 43 associations de production, 34 chambres syndicales, 7 sociétés d’alimentation et 4 groupes de la Marmite, coopérative alimentaire rattachée à l’Internationale. Concernant la justice, les décrets instaurèrent le « jugement par les pairs », l’élection des magistrats, la liberté de la défense, la gratuité, la suppression de la vénalité des offices… Dans le domaine de l’enseignement, appliquant le principe de la séparation de l’Église et de l’État, la Commune voulait qu’il soit laïc, gratuit et obligatoire, et que soit développé l’enseignement technique (décret du 2 avril, interdiction de l’enseignement confessionnel).

Après tant de recherches et de publications, quels sont les chantiers historiographiques qui restent à explorer ?

QUENTIN DELUERMOZ : Le fait peut étonner : en dépit de l’abondance des travaux qui lui ont été consacrés, les possibilités ne manquent pas. Y compris en termes de documentation : la Commune a laissé de nombreuses archives, plusieurs ayant été conservées par l’armée versaillaise après la Semaine sanglante dans le cadre des procédures judiciaires (40 000 personnes passent en jugement). La situation à l’échelle des quartiers, ainsi, reste à mieux connaître – un niveau d’observation essentiel pour cette révolution qui privilégie l’intervention citoyenne et la souveraineté populaire. L’attention vaut aussi pour les arrondissements plus aisés et conservateurs qui développent d’intéressantes stratégies d’accommodements. Bien des acteurs et actrices, par ailleurs, sont encore dans l’ombre. C’est le cas des femmes, non les plus célèbres, mais les autres, les cantinières, les vivandières, les citoyennes engagées restées anonymes. Les bataillons de gardes nationales, l’attitude des métiers qualifiés, le rôle des indifférents gagneraient aussi à être mieux connus. Hors de Paris, les travaux sur les Communes dites de province sont désormais nombreux, mais l’effort peut être poursuivi pour les « petites Communes » ou les effervescences de quelques heures. Au-delà, il faut encore explorer la circulation entre les années 1850-1880 des idées socialistes et républicaines (associationnisme, mutuellisme, fédéralisme, communisme), à une échelle au moins atlantique. Enfin – mais la liste est loin d’être close –, n’oublions pas que la Commune pose le problème du temps à l’historien. Elle invite, comme d’autres révolutions, à prendre en compte la discontinuité en histoire. Les relations entre moments révolutionnaires du XIX e et du XX e siècle, en France et ailleurs, restent à interroger à nouveau. Cette histoire globale de la référence à la Commune permettrait de comprendre sa capacité à traverser les temps, non sans tensions, jusqu’à son surgissement, retraduit, dans plusieurs combats sociaux et politiques contemporains.

En tant que coordinateur de cet ouvrage, que souhaitez-vous, Michel Cordillot, souligner pour conclure cet entretien ?

MICHEL CORDILLOT : Sans doute que la Commune constitua un moment charnière à la fois dans le mouvement de républicanisation de la France sur la longue durée et dans la prise de conscience que l’accession durable au pouvoir de représentants des classes populaires n’était plus du domaine de l’impensable. Ce bref moment marqua une vraie rupture avec l’ancien monde, durant laquelle l’avènement d’un monde nouveau répondant enfin à des espérances populaires plusieurs fois déçues redevint brièvement d’actualité. La Commune continue et continuera sans doute longtemps d’interpeller historiens et citoyens, car à bien des égards, elle sut faire preuve d’une nouveauté et d’une modernité étonnantes.

► La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, collectif coordonné par Michel Cordillot, l’Atelier, collection « Maitron », 2021.

jeudi 18 mars 2021

Le peuple par le peuple



Bien plus qu’un épisode utopique écourté par les baïonnettes, la Commune fut l’ébauche lumineuse d’un rêve humaniste qui s’est depuis propagé au monde entier, inspirant toutes les révolutions démocratiques.

PAR LAURENT BINET. Écrivain (1)

Le mythe n’est pas la réalité, c’est entendu, mais, pour la Commune de Paris, les frontières ne sont pas si claires. Aucune expérience politique dotée d’une surface spatio-temporelle aussi réduite (une ville, deux mois) n’a sans doute connu une postérité équivalente, que sa fin tragique ne suffit pas à expliquer. Pour la quasi-totalité des gauches du monde, cet hapax historique demeure tout à la fois un moment fondateur, une référence plus ou moins informée, à tout le moins un repère et pour beaucoup un totem. Comment comprendre un tel phénomène ?

Un idéal qui s’est réalisé

Mars 1871 : cerné par les troupes de Bismarck, livré à lui-même par la défection du gouvernement conservateur réfugié à Versailles, le peuple parisien, plongé dans la misère par la société industrielle née sous le second Empire, avec pour seule défense sa Garde nationale et 700 canons, tente de réorganiser l’ensemble de sa vie sociale sur des bases plus favorables aux travailleurs. Unité de lieu, projet collectif : la Commune est littéralement une utopie. Au monde de Zola, les Parisiens, élevés dans le souvenir de la Révolution française, opposent un rêve humaniste tout droit sorti de la Renaissance. Mais l’abbaye de Thélème, l’Utopie de Thomas More n’étaient que des rêves de papier. Le charnier de la tour Saint-Jacques est à peine déblayé à l’issue de la « semaine sanglante » que Marx, avec la prescience qui le caractérise, analyse dans sa Guerre civile en France ce qui s’est joué en ce printemps 1871 : « La grande mesure sociale de la Commune, ce fut son existence et son action. »

Socialistes, communistes, anarchistes ou sociaux-démocrates du monde entier, pour tous les esprits progressistes, la Commune ressemble à un rêve qui s’est réalisé. Peu importe son bilan que Marx et d’autres jugent modeste (ce dont ils ne songent évidemment pas à lui faire reproche, eu égard à la brièveté de son existence et à sa fin tragique), la Commune a montré qu’un « gouvernement du peuple par le peuple » était possible. C’est la porte de la République sociale que 1792 et 1848 n’avaient fait qu’entrebâiller qui s’ouvrait soudain, dans laquelle, de la Russie au Mexique, tous les révolutionnaires du monde allaient vouloir s’enfoncer.

 Un mythe non usurpé

Bien entendu, la fin terrible de l’expérience communarde a, d’une certaine manière, également joué pour elle : la Commune, utopie et martyre. Les 20 000 à 30 000 morts de la « semaine sanglante » la distinguent encore davantage des rêveries rabelaisiennes, mais aussi d’autres expériences bien réelles circonscrites dans l’espace, à la longévité nettement supérieure et au dénouement moins tragique : Larzac, Vincennes, Christiana… autant d’expériences tout à fait respectables, mais qui ne sont pas nimbées du romantisme de la mort. Au-delà même des horreurs commises par les capitulards versaillais (pour Sebastian Haffner, Thiers est un Pétain qui a réussi), la fin prématurée de la Commune de Paris l’aura aussi préservée du dévoiement ou de la trahison : ni URSS ni François Hollande. On ne saura jamais si la Commune aurait fini par manger ses enfants ou par se soumettre au capital. Au lieu de quoi, le comte de Mun, l’un des massacreurs versaillais, déclarait après les événements, en parlant de ses victimes : « Ils moururent tous avec une sorte d’insolence. » On voit que le mythe n’est pas usurpé. Ce qui fonde le mythe de la Commune, c’est cette double réalité : sa vie et sa mort.

Cela étant, il ne faut pas toujours croire Marx sur parole, et on aurait tort de mésestimer les réalisations politiques de la Commune, car, en guise de bilan modeste, elle aura tout de même accompli, en deux mois, quelques réformes d’une certaine importance. Qu’on en juge : rétablissement du suffrage universel (masculin, certes) suivi immédiatement par l’organisation d’élections libres ; séparation de l’Église et de l’État ; instruction publique gratuite pour tous ; moratoire sur les dettes privées et annulation des loyers impayés (« Il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifice ») ; développement des associations et organisations syndicales (y compris pour les femmes) ; suppression du système des amendes qui permettaient aux patrons de rogner les salaires ; réglementation du travail de nuit des boulangers. Ce dernier point a pu faire sourire par son caractère pour le moins catégoriel, eu égard à l’ampleur de la tâche et à l’urgence de la situation dans laquelle se trouvaient les communards. Mais regardons-y d’un peu plus près : l’essentiel de ce programme va exactement à l’inverse de toutes les réformes mises en œuvre en France et en Europe depuis au bas mot trois décennies. Marx disait de la Commune qu’elle était « l’antithèse directe de l’Empire ». Dette, salaires, corps intermédiaires, Code du travail, éducation, rapport capital-travail… L’honneur de la Commune réside aussi dans son actualité éclatante : tout autant que de l’Empire, elle est « l’antithèse directe » de la France macronienne.

(1) Dernier livre : Civilizations (Grasset, 2019), grand prix du roman de l’Académie française.

 

mercredi 17 mars 2021

« Avec cette crise, on voit que le commun redevient important »



Paul Ricaud

Pour Frédéric Worms, la gestion de l’urgence sanitaire a fait oublier la nécessité d’envisager la construction de nos sociétés sur le temps long.

FRÉDÉRIC WORMS. Professeur de philosophie à l’École normale supérieure, membre du Comité consultatif national d’éthique

Après un an de mesures prises en urgence, le philosophe Frédéric Worms publie  Vivre en temps réel (Bayard), un essai dans lequel il plaide pour un changement du rapport au temps en politique. Entretien.

En quoi changer notre temporalité serait un remède à la crise actuelle ?

Frédéric Worms : La particularité de la crise que nous traversons est qu’elle revêt une certaine dimension d’urgence, mais aussi qu’elle dure. Ma thèse est donc qu’il faut articuler le court et le long terme, en apportant une réponse sur plusieurs plans. En temps de crise, il y a une double peine : un facteur social vient aggraver les effets de l’objet de la crise, par exemple le virus. La santé publique est donc une question collective : la dimension sociale de la maladie se trouve dans ses effets, mais déjà dans ses causes. Admettre que certaines mesures d’urgence sont nécessaires ne suffit pas, il faut construire des outils de long terme dès maintenant.

Comment ces outils permettraient de dépasser l’urgence de la situation ?

Frédéric Worms : Il s’agirait d’améliorer la qualité de vie des personnes ou encore la répartition des richesses entre générations, par exemple. La question du long terme est peu évoquée, je suis assez surpris que la gauche n’en parle pas du matin au soir. La pandémie devrait être au cœur des nouvelles politiques. Penser la société comme l’articulation entre ces deux temporalités passe par le collectif. On ne peut s’en sortir que par une amélioration de la démocratie. Elle répondrait à la question importante de la confiance, plus profonde que le simple consentement, et passerait aussi par les institutions.

Vous dites que la crise contient en elle une clé de réponse collective. Vous ne craignez pas qu’elle ait abîmé le rapport des individus au collectif ?

Frédéric Worms : Il y a évidemment une part très grande de critiques qui peuvent être faites sur ce point. Mais, avec cette crise, il y a un retour des questions de l’État, du public et de ce qui en est attendu. On retrouve une sorte d’attachement aux institutions publiques et un certain sens du politique. Il s’agit maintenant de trouver de vraies alternatives politiques, qui partagent toutes le socle commun d’un minimum de libertés démocratiques et d’une place de l’État. C’est une obligation de se saisir de cette opportunité, plutôt que de retrouver l’alternative du tout ou rien. Si la réponse que nous apportons à cette crise n’est pas durable, nous allons repartir dans la défiance de l’ensemble de la question politique, alors que la question essentielle est de construire une politique qui nous protège.

Ces événements ont-ils favorisé une prise de conscience collective ?

Frédéric Worms : Avec cette crise, on voit que le commun redevient important, que la question du collectif revient et que les biens communs ne sont pas l’addition de biens individuels. Parmi ces biens communs, il y a bien sûr la santé et l’environnement, mais aussi l’enseignement, la culture, l’expression. En somme, tout ce qui fait la vie humaine et sociale, et pas seulement ce qui permet les conditions de la survie. Les idées de justice et de santé globales ne sont plus une utopie de certains théoriciens. Même si les institutions ne s’en sont pas emparées, l’idée prend de la place et c’est une étape énorme.

Cet été, vous publiiez un recueil de vos chroniques sous le titre Résistance et sidération. Quelle forme de résistance peut-on tenir face à une crise aussi vaste que celle que nous connaissons ?

Frédéric Worms : La résistance consiste à comprendre et à maintenir ce qui est atteint, au nom d’un principe. Le résistant complet, pour moi, répond à tout ce qui est atteint et fragilisé, pas seulement dans l’immédiat mais aussi sur le long terme. Dans mon livre, je prends comme exemple implicite Jean Moulin. Il est dans la résistance immédiate, mais aussi dans la construction au-delà de l’urgence. La crise est l’occasion de résister, en lançant une vaste réflexion sur les institutions de la démocratie, et en établissant des minimums. Je pense à quelques garanties comme le revenu universel ou encore une taxe minimale, dans l’idée de permettre la redistribution des biens communs.

 

lundi 15 mars 2021

Birmanie. Malgré la répression, les salariés cherchent à stopper la logistique des militaires

 


Pierre Barbancey

Maung Maung, Président de la Confédération des syndicats de Birmanie (CTUM) défie la junte et salue l’action des salariés dans tous les domaines, clé pour empêcher les militaires d’accomplir leurs forfaits. ENTRETIEN

Quelle est la situation des syndicats depuis l’instauration de la junte ?

MAUNG MAUNG : La répression s’accentue contre tous ceux qui s’opposent à la junte. Ils frappent les membres de nos syndicats, les arrêtent pendant la nuit. Voilà ce qui se passe en ce moment. Très récemment, les militaires ont déclaré « illégales » seize organisations et dit qu’ils allaient procéder à l’arrestation de leurs adhérents et de leurs dirigeants. Par ailleurs, deux fédérations et une confédération ne sont pas encore sur la liste. C’est-à-dire que nous ne sommes pas illégaux. Mais nous nous attendons à ce que la situation ne reste pas en l’état et que nous ne soyons bientôt plus autorisés. Parce que nous avons dit au gouvernement, aux militaires, que nous refusons de travailler avec eux. Nous ne participons pas, et nous ne participerons pas à ce qu’ils appellent le Forum tripartite pour le dialogue parce qu’y siègent des militaires et non pas le gouvernement.

 

Cela signifie-t-il que vous allez devoir passer dans la clandestinité ?

MAUNG MAUNG : Pour l’instant, nous faisons ce qu’il faut pour ne pas être arrêtés !

Comment vous organisez-vous avec les syndicats ?

MAUNG MAUNG : Lorsque Internet est disponible, nous en profitons pour utiliser les réseaux sociaux. Autrement, nous organisons les gens dans des secteurs bien localisés, là où ils vivent, peuvent se croiser et se parler. Nos représentants peuvent ainsi mettre en place les actions avec les communautés locales.

Qui sont les gens qui manifestent ?

MAUNG MAUNG : Ce sont des jeunes pour la plupart. C’est la génération Z. Ils sont très en colère parce que leur vote n’a pas été respecté. Et les communautés sont également particulièrement remontées parce qu’elles voient leurs jeunes se faire frapper ou tirer dessus par les militaires. Beaucoup sont morts, touchés par des balles. Ce sont donc l’ensemble des communautés dans tout le pays qui se mobilisent actuellement, auxquelles il faut ajouter les syndicalistes, les gens des médias et du monde de la culture. Beaucoup d’actrices et d’acteurs manifestent. Autant dire que presque tout le monde fait partie du soulèvement.

Il semble que la répression se soit accrue et particulièrement contre les syndicats. Pour quelles raisons ?

MAUNG MAUNG : Ils ont accentué la répression et notamment contre nous, car nous sommes ceux qui peuvent stopper les infrastructures du pays. Par exemple, depuis le 3 février, un seul train est parti de la capitale, Naypyidaw, pour rejoindre Rangoun. Un seul en un mois alors que, normalement, il y en a des dizaines qui relient les deux villes. Autre exemple, dans le secteur de l’énergie, nous avons stoppé les raffineries, empêchant ainsi les militaires d’avoir du fuel. Comme ils n’en ont plus, ils essaient d’en acheter à Singapour pour en faire venir par bateau. Mais, sur les ports, les dockers ont arrêté le travail. Même situation pour le transport aérien. À Rangoun il n’y a qu’une seule plateforme aéroportuaire d’importance. Le personnel ne travaille pas. Les ingénieurs aéronautiques non plus, tout comme les contrôleurs aériens. Les salariés sont donc dans la capacité de stopper la logistique du pays, ce qui signifie que la junte ne peut déplacer ses troupes ni même vendre les marchandises. Donc, les militaires sont particulièrement remontés contre les syndicats.

Quelle est la différence entre le mouvement actuel et celui qui avait pris place en 1988, déjà contre le coup d’État militaire ?

MAUNG MAUNG : Il a y énormément de différences. En 1988, il s’agissait d’un soulèvement du peuple, mais il n’y avait pas eu d’élections. En 1990, il y a eu des élections, les militaires ont fait un coup d’État mais il n’y avait pas de soulèvement populaire. Cette fois, nous avons eu une élection et les militaires ont perdu. Un soulèvement a lieu, les soldats tirent mais ça n’éteint pas la révolte. Au contraire, il y a de plus en plus de gens qui participent aux manifestations. Et ça se passe dans l’ensemble du pays, pas uniquement dans les grandes villes. Enfin, les communautés sont impliquées. Ce ne sont pas seulement les étudiants. Tous les secteurs sont touchés, qu’ils soient publics ou privés.Mais, dans le même temps, les représentants élus, à Rangoun, ont été capables de former ce qu’ils appellent le Comité pour représenter le Pyidaungsu Hluttaw (le Parlement), le CRPH. Ils sont à Rangoun, et n’ont pas été arrêtés. Ils ont formé une sorte de gouvernement parallèle qui fonctionne maintenant. C’est complètement différent de 1988.

Comment travaillez-vous avec ce Comité ?

MAUNG MAUNG : Nous travaillons en coordination. Nous avons des rencontres et des discussions via Zoom. Même si nous ne sommes pas ensemble, nous sommes capables de nous organiser au quotidien. Et je peux vous dire que ça fonctionne !

Comment connectez-vous les droits sociaux et les projets démocratiques dans votre lutte ?

MAUNG MAUNG : Depuis huit ans, nous avons connu des progrès significatifs qui viennent d’être stoppés. Nous nous sommes mis d’accord sur deux points essentiels : le premier est de se débarrasser du régime militaire et ses intérêts économiques. Le second est de mettre en place une union fédérale démocratique.

La solidarité internationale est-elle importante dans votre combat ?

MAUNG MAUNG :Bien sûr, c’est important. Il y a eu des déclarations. Mais nous avons besoin d’actions internationales pour empêcher que les revenus n’aillent aux militaires. Cela nous aidera à bouger plus vite. Les militaires ayant la main sur tout, s’ils ne perçoivent plus rien, ils s’écrouleront.

Qu’attendez-vous dans les prochains jours ?

MAUNG MAUNG : Je dirais plutôt : qu’est-ce que nous devons faire dans les prochains jours ? Il faut que les travailleurs et les communautés maintiennent la pression sur le régime. Les représentants politiques doivent agir au niveau de la communauté internationale. Cette dernière doit maintenant agir pour asphyxier la junte. Nous ne pouvons pas nous asseoir et attendre.