Auteur de Sur
les dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale, une
enquête magistrale sur les heurs et malheurs de ces organes vitaux, le
journaliste décrypte les mécanismes pervers qui ont abouti au scandale
Dentexia. ENTRETIEN.
Quand une victime de stomatophobie (la peur du soin dentaire) décide
de se lancer dans une enquête sur le rapport des hommes à leurs dents, cela
donne un livre brillant, enlevé, à mettre entre toutes les mains, même, et
peut-être surtout, celles de ceux qui souffrent de cette crainte, partagée par
un Français sur deux.
Journaliste et traducteur, Olivier Cyran vient de publier Sur les
dents. Ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale (la
Découverte, 20 euros). Il décrypte l’importance vitale de ces organes et
souligne les immenses inégalités d’accès aux soins.
En quoi les dents sont-elles au cœur d’une « guerre sociale » ?
OLIVIER CYRAN : Elles sont à la
croisée de nombreux rapports de forces. D’abord, il y a l’industrie
agroalimentaire, qui met du sucre partout et détériore les dents des
groupes sociaux qui n’ont pas les moyens d’une alimentation saine et
équilibrée. Toutes les études montrent l’effet déterminant des conditions
sociales sur notre santé dentaire. On peut aussi perdre ses dents sous l’effet
de violences directes, qu’elles soient conjugales, policières, racistes…
Alors qu’elles constituent les organes les plus durs et les plus résistants
du corps humain, nos dents sont très vulnérables aux rapports de domination.
Mais c’est par la suite, à un stade ultérieur de notre parcours dentaire,
qu’elles risquent de souffrir le plus : face aux inégalités d’accès aux soins
dentaires et à la qualité fluctuante de ces soins, en fonction de critères
économiques.
Pourquoi le soin dentaire échappe-t-il à l’idée fondatrice de la Sécurité
sociale : des patients soignés selon leurs besoins et non selon leurs moyens ?
OLIVIER CYRAN : Nos dents ont un
simple aperçu de cette belle idée, avec le remboursement des soins courants.
Problème, c’est l’autre partie que préfèrent les dentistes : les soins non
plafonnés et pas (ou mal) remboursés, essentiellement les implants et les
prothèses. Ces travaux à haute valeur ajoutée font la rentabilité des cabinets,
quand les soins courants, eux, les obligent à travailler à perte, sauf s’ils
les expédient.
Dans le système français, la grande majorité des dentistes (autour de
83 %) exercent en libéral. Nous confions donc nos dents à des petits
patrons qui doivent faire tourner leur boutique et qui, bien souvent, en
escomptent des revenus confortables. Faire son travail consciencieusement, en
prenant le temps nécessaire, n’est pas le meilleur moyen de réussir dans le
métier. L’absurdité du système tient au fait qu’il plafonne les soins de base à
un niveau dérisoire et pousse à une dentisterie à deux vitesses. C’est-à-dire à
bâcler, voire à refuser parfois, les soins réclamés par ceux qui en ont le plus
besoin.
Comment expliquer ce paradoxe ?
OLIVIER CYRAN : Par
l’inspiration libérale des politiques de santé qui impose de serrer la ceinture
à la Sécurité sociale tout en ménageant les intérêts pécuniaires de la profession.
Le coût social à plus long terme, jamais évalué alors qu’il affecte des
millions de vies, ne semble pas entrer en ligne de compte.
Si je souffre de mes crocs abîmés par défaut de soins, on me dira que c’est
de ma faute, que je n’avais qu’à arrêter le sucre, le tabac, ou que je n’avais
qu’à mieux me brosser les dents. On intériorise tous ce message de
culpabilisation et on vit nos problèmes de dents dans la honte. Ce qui n’aide
pas à réclamer la reconnaissance de notre droit élémentaire de sourire et de
mordre.
Vous évoquez dans votre livre l’histoire de Bernard Jeault, « dentiste des
pauvres », que l’Humanité avait racontée en son temps. En quoi
vous semble-t-elle significative ?
OLIVIER CYRAN : En 1970, Bernard
Jeault a voulu créer un centre de soins dentaires à vocation sociale, avec des
soignants salariés, des équipements mutualisés et une dentisterie de qualité
accessible à tous. Son modèle était à la fois rationnel, progressiste et
respectueux du serment d’Hippocrate. Mais il a été abattu en vol par l’Ordre
national des chirurgiens-dentistes, gardien sourcilleux des intérêts des
libéraux. Cela a pris de telles proportions que Bernard Jeault s’est retrouvé
interdit d’exercer et a fini sa vie au RSA.
J’ai découvert son histoire grâce aux archives de l’Humanité, lorsque
j’ai appris la triste nouvelle de son décès, à l’été 2019. Cette tragédie est
symptomatique du rapport de forces au sein de la profession, où les dentistes
soucieux de l’intérêt public, qui remettent en cause la nature inégalitaire du
système de soins, s’exposent à des représailles draconiennes. Tandis que ceux
qui refusent de soigner les pauvres s’en sortent fort bien.
Bernard Jeault incarne une utopie que certains de ses confrères tentent de
maintenir à bout de bras, notamment dans les centres de santé municipaux, ou
chez les libéraux qui défendent une pratique sociale de leur métier.
Aujourd’hui, hélas, l’alternative qui a le vent en poupe, c’est celle des
centres low cost, qui fonctionnent sur un modèle encore des plus mercantiles…
Une alternative qui a produit le scandale Dentexia, il y a cinq ans.
Comment expliquer de telles dérives ?
OLIVIER CYRAN L’affaire Dentexia
est le fruit d’une loi – la loi Bachelot de 2009 – qui prétendait résoudre les
problèmes d’accès aux soins dentaires par la dérégulation des centres low cost
dits associatifs, qui fonctionnent en réalité comme des entreprises. Le remède
s’est révélé pire que le mal, puisqu’il a permis à un diplômé d’école de
commerce de monter un business plan consistant à arracher des dents saines et à
poser à la truelle des prothèses bas de gamme.
Les pouvoirs publics ont une énorme responsabilité dans cette affaire. Au
lieu de créer un véritable service public du soin dentaire, ils ont déroulé le
tapis rouge à une industrie qui, par contraste, ferait presque passer les
dentistes libéraux anti-CMU pour de bons Samaritains.
Cinq ans après, les victimes peinent à se faire entendre. Pourquoi ?
OLIVIER CYRAN : Sans doute à
cause de la réticence des pouvoirs publics à reconnaître leur responsabilité.
Mais aussi, plus largement, du fait de l’extraordinaire nonchalance avec
laquelle on considère les souffrances dentaires dans ce pays. Après la
liquidation judiciaire de Dentexia, des centaines de victimes se sont
retrouvées édentées ou avec des bouts de ferraille dans la bouche. Elles ont
souffert ou souffrent encore le martyre, sur les plans physique, psychologique,
affectif, social et financier.
Quand les dents s’effondrent,
c’est tout qui s’effondre avec. Il est d’autant plus remarquable que ces
victimes aient réussi à se mobiliser collectivement et à se battre pendant deux
ans pour contraindre le ministère de la Santé à prendre en charge, en théorie
et en partie, leurs frais de restauration. À mes yeux, la lutte des victimes de
Dentexia représente un moment important de l’histoire sociale, qui a fait
surgir la question du dentaire comme un sujet politique à part entière. Elle
montre aussi qu’on peut mener une lutte collective partiellement victorieuse
dans les pires conditions de détresse et d’isolement possible.
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