Pour Frédéric Worms, la
gestion de l’urgence sanitaire a fait oublier la nécessité d’envisager la
construction de nos sociétés sur le temps long.
FRÉDÉRIC WORMS. Professeur
de philosophie à l’École normale supérieure, membre du Comité consultatif
national d’éthique
Après un an de mesures prises en urgence, le philosophe Frédéric Worms
publie Vivre en temps réel (Bayard), un essai dans
lequel il plaide pour un changement du rapport au temps en politique.
Entretien.
En quoi changer notre temporalité serait un remède à la crise actuelle ?
Frédéric Worms : La particularité de la crise que nous traversons est
qu’elle revêt une certaine dimension d’urgence, mais aussi qu’elle dure. Ma
thèse est donc qu’il faut articuler le court et le long terme, en apportant une
réponse sur plusieurs plans. En temps de crise, il y a une double peine :
un facteur social vient aggraver les effets de l’objet de la crise, par exemple
le virus. La santé publique est donc une question collective : la dimension
sociale de la maladie se trouve dans ses effets, mais déjà dans ses
causes. Admettre que certaines mesures d’urgence sont nécessaires ne
suffit pas, il faut construire des outils de long terme dès maintenant.
Comment ces outils permettraient de dépasser l’urgence de la situation ?
Frédéric Worms : Il s’agirait d’améliorer la qualité de vie des
personnes ou encore la répartition des richesses entre générations, par
exemple. La question du long terme est peu évoquée, je suis assez surpris
que la gauche n’en parle pas du matin au soir. La pandémie devrait être au cœur
des nouvelles politiques. Penser la société comme l’articulation entre ces
deux temporalités passe par le collectif. On ne peut s’en sortir que par une
amélioration de la démocratie. Elle répondrait à la question importante de la
confiance, plus profonde que le simple consentement, et passerait aussi par les
institutions.
Vous dites que la crise contient en elle une clé de réponse collective.
Vous ne craignez pas qu’elle ait abîmé le rapport des individus au collectif ?
Frédéric Worms : Il y a évidemment une part très grande de critiques
qui peuvent être faites sur ce point. Mais, avec cette crise, il y a un retour
des questions de l’État, du public et de ce qui en est attendu. On retrouve une
sorte d’attachement aux institutions publiques et un certain sens du politique.
Il s’agit maintenant de trouver de vraies alternatives politiques, qui
partagent toutes le socle commun d’un minimum de libertés démocratiques et
d’une place de l’État. C’est une obligation de se saisir de cette opportunité,
plutôt que de retrouver l’alternative du tout ou rien. Si la réponse que nous
apportons à cette crise n’est pas durable, nous allons repartir dans la
défiance de l’ensemble de la question politique, alors que la question
essentielle est de construire une politique qui nous protège.
Ces événements ont-ils favorisé une prise de conscience collective ?
Frédéric Worms : Avec cette crise, on voit que le commun redevient
important, que la question du collectif revient et que les biens communs ne
sont pas l’addition de biens individuels. Parmi ces biens communs, il y a bien
sûr la santé et l’environnement, mais aussi l’enseignement, la culture,
l’expression. En somme, tout ce qui fait la vie humaine et sociale, et pas
seulement ce qui permet les conditions de la survie. Les idées de justice et de
santé globales ne sont plus une utopie de certains théoriciens. Même si les
institutions ne s’en sont pas emparées, l’idée prend de la place et c’est une
étape énorme.
Cet été, vous publiiez un recueil de vos chroniques sous le titre
Résistance et sidération. Quelle forme de résistance peut-on tenir face à une crise
aussi vaste que celle que nous connaissons ?
Frédéric Worms : La
résistance consiste à comprendre et à maintenir ce qui est atteint, au nom d’un
principe. Le résistant complet, pour moi, répond à tout ce qui est atteint et
fragilisé, pas seulement dans l’immédiat mais aussi sur le long terme. Dans mon
livre, je prends comme exemple implicite Jean Moulin. Il est dans la résistance
immédiate, mais aussi dans la construction au-delà de l’urgence. La crise est
l’occasion de résister, en lançant une vaste réflexion sur les institutions de
la démocratie, et en établissant des minimums. Je pense à quelques garanties
comme le revenu universel ou encore une taxe minimale, dans l’idée de permettre
la redistribution des biens communs.

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