Parmi la floraison de
parutions, un événement éditorial marque le 150 e anniversaire du soulèvement
parisien, l’ouvrage collectif la Commune de Paris 1871, paru à
l’Atelier. Rencontre avec les historiens Michel Cordillot, Florence Braka,
Quentin Deluermoz et Pierre-Henri Zaidman, qui ont travaillé à la
publication de ce livre-somme.
Votre ouvrage collectif privilégie une démarche scientifique pour dire ce
que furent réellement les enjeux, les controverses ou les acteurs de la
Commune, afin aussi de la dégager des légendes et des fantasmagories qui
l’entourent. Faut-il y voir sa principale nouveauté ?
MICHEL CORDILLOT : Parler
sereinement de la Commune n’est pas toujours allé de soi. Longtemps prisonnière
d’enjeux de mémoire – légende noire contre légende rouge –, son histoire a fait
l’objet d’enjeux idéologiques liés à la situation politique en France et dans
le monde qui en ont plus ou moins délibérément biaisé l’interprétation et
distordu l’image. De ce fait, l’événement reste aujourd’hui encore assez mal
connu. La preuve en est cette polémique pitoyable soulevée au conseil municipal
de Paris à propos du 150 e anniversaire par un élu du 16 e arrondissement qui
s’est auto-caricaturé en accusant les communards d’avoir incendié les
synagogues… alors qu’aucun bâtiment de ce type ne figure sur la liste des
destructions. Il est temps de revenir à une lecture apaisée de l’événement
communaliste, qui certes n’exclut pas désaccords et débats, mais qui repose sur
des faits avérés et des raisonnements construits, plutôt que sur des idées
toutes faites. C’est en tout cas ce que nous nous sommes appliqués à faire dans
le volume dont il est ici question.
Les 500 biographies revues et enrichies, sur les quelque 17 500
notices de communards que compte le Maitron, répondent-elles au
parti pris de donner sa place au peuple de Paris ?
MICHEL CORDILLOT : Le grand apport
du Maitron a été de permettre aux chercheurs, mais aussi aux
simples curieux férus d’histoire sociale, d’approcher l’histoire de cet
événement singulier à travers l’expérience vécue de ses participants. Nous
avons donc cherché à constituer un échantillonnage qui mette clairement en
évidence la diversité communarde, en ne nous contentant pas de traiter des
personnalités les plus connues. On retrouvera par conséquent dans ce volume les
biographies de responsables politiques et de chefs militaires, mais aussi
celles d’un certain nombre de militants ayant assuré la remise en route, puis
le fonctionnement des services publics au jour le jour, de publicistes,
d’orateurs populaires, de femmes (infirmières, barricadières, journalistes,
féministes…), de syndicalistes et de militants ouvriers, souvent adhérents à
l’Internationale, ou encore de certaines figures emblématiques. Parmi eux, des
Parisiens de vieille souche, des provinciaux « montés » dans la capitale en
quête d’un emploi, et même des étrangers – Belges, Italiens ou Polonais
– amoureux de la France de la Révolution et des droits de l’homme.
L’important était de donner une vue d’ensemble aussi large que possible des
formes et des racines de l’engagement communaliste.
Quel fut le rôle des femmes pendant la Commune ? À quels obstacles se
sont-elles heurtées, compte tenu des mentalités de l’époque, jusqu’au sein des
organisations révolutionnaires ?
FLORENCE BRAKA : Les femmes ont participé
activement à la Commune, depuis le 18 mars au matin, lorsqu’elles donnent
l’alerte, s’interposent, puis fraternisent avec les soldats venus reprendre les
canons à Montmartre, jusqu’aux barricades de la Semaine sanglante. Elles sont
pourtant absentes des instances politiques de la Commune, les communards ne
voyant généralement pas d’un bon œil leur engagement à leurs côtés. En dehors
de quelques-uns, comme Varlin, Malon ou Frankel, « l’émancipation » de la
femme, très peu pour eux. En cause, notamment, la large diffusion des théories
rétrogrades de Proudhon (« ménagère ou courtisane »), ou encore la crainte
de subir la concurrence des femmes sur le marché du travail où leurs salaires
sont plus bas. Les femmes vont donc devoir s’imposer. Issues pour la plupart du
monde ouvrier, elles prennent la parole dans les clubs et abordent des sujets
concrets : le besoin de crèches, l’union libre, le divorce, l’éducation laïque
des filles, l’égalité entre les sexes au sein de la famille et l’égalité des
salaires. Elles revendiquent également leur place aux côtés des hommes dans la
lutte contre Versailles. C’est notamment l’Union des femmes pour la
défense de Paris et le soin aux blessés, fondée par Elisabeth Dmitrieff avec le
soutien de Nathalie Lemel, qui va porter leurs aspirations. Regroupant plus de
1 000 adhérentes, cette association de travailleuses est dédiée à
l’organisation du travail des femmes et à la défense de la capitale. Sur
le plan social, elles obtiennent la fermeture des maisons de tolérance,
l’interdiction de la prostitution sur la voie publique, la reconnaissance de
l’union libre, l’égalité de salaire pour les instituteurs et les institutrices.
Sur le plan militaire, elles constituent un service d’ambulances uniquement
féminin, participent à l’édification de barricades, et prennent part pour
certaines aux combats… malgré l’hostilité du Comité de salut public, qui
déclare, le 1 er mai, les femmes hors la loi sur le champ de bataille. Après la
Commune, 1 051 femmes sont déférées devant les conseils de guerre ; 251 sont
condamnées. On est loin de l’image de la pétroleuse hystérique et dénuée de
tout sens politique et moral véhiculée par les versaillais. Pour Benoît Malon,
en effet, la Commune a mis en lumière l’entrée des femmes dans la vie
politique : « Elles ont senti que le concours de la femme est
indispensable au triomphe de la révolution sociale arrivée à sa période de
combat », car « la femme et le prolétaire (…) ne peuvent
espérer leur affranchissement qu’en s’unissant fortement contre toutes les
formes du passé » (la Troisième Défaite du prolétariat)
Apports nouveaux des travaux historiques, chantiers jamais refermés et
vivantes controverses, comment se traduit la contribution de plus de trente
chercheurs ?
MICHEL CORDILLOT : Nous voulions
que le lecteur puisse trouver dans ce volume un aperçu aussi large et complet
que possible de l’état actuel des connaissances sur la Commune. Preuve de
l’intérêt qu’elle suscite, des nouveaux travaux sont publiés pratiquement
chaque semaine, les questions en suspens restant par ailleurs nombreuses. Nous
avons donc opté pour accompagner les notices biographiques de notices
thématiques claires et assez concises. Certaines résument les avancées de la
recherche sur tel aspect de l’événement, d’autres examinent les questions faisant
l’objet de controverses et de débats, quelques-unes enfin sont consacrées aux
lieux symboliques de la Commune.
Que retenir du caractère novateur, politique et social de la Commune de
Paris ?
PIERRE-HENRI ZAIDMAN : Obligée de
remplir en même temps les fonctions de gouvernement et de municipalité,
l’assemblée de la Commune, composée d’hommes aux positions politiques
différentes, soumise aux pressions des clubs, des assemblées d’arrondissement,
des cercles de gardes nationaux, assaillie militairement par la réaction
versaillaise, a eu très peu de temps pour mener une « politique » économique et
sociale cohérente qui satisfasse la majorité de ceux qui l’ont désignée. Mais
on doit admettre qu’elle a esquissé ce que serait une politique véritablement
socialiste qu’il reviendra aux générations futures de mettre en œuvre. Au
travers d’une soixantaine de décrets, on se rend compte que l’assemblée
communale voulait répondre aux aspirations immédiates de la population, tout en
refondant un nouvel ordre social dans le domaine économique, judiciaire et
scolaire. Vingt d’entre eux concernèrent l’économie (règlement du problème des
loyers, remise des dettes et suspension des poursuites, dégagement gratuit du
Mont-de-Piété, autorisation de la sortie des marchandises de transit, sauf les
denrées alimentaires et les munitions, achat en gros de denrées pour les vendre
à la consommation à prix coûtant, interdiction du travail de nuit des ouvriers
boulangers, interdiction des amendes et retenues sur salaire…). À ce travail
législatif, il faut ajouter l’action des ouvriers et des chambres syndicales,
en voie de création ou de réorganisation après le siège de Paris. En tout, on
recense l’action de 43 associations de production, 34 chambres syndicales, 7
sociétés d’alimentation et 4 groupes de la Marmite, coopérative alimentaire
rattachée à l’Internationale. Concernant la justice, les décrets instaurèrent
le « jugement par les pairs », l’élection des magistrats, la liberté de la
défense, la gratuité, la suppression de la vénalité des offices… Dans le
domaine de l’enseignement, appliquant le principe de la séparation de l’Église
et de l’État, la Commune voulait qu’il soit laïc, gratuit et obligatoire, et
que soit développé l’enseignement technique (décret du 2 avril,
interdiction de l’enseignement confessionnel).
Après tant de recherches et de publications, quels sont les chantiers
historiographiques qui restent à explorer ?
QUENTIN DELUERMOZ : Le fait peut
étonner : en dépit de l’abondance des travaux qui lui ont été consacrés, les
possibilités ne manquent pas. Y compris en termes de documentation : la Commune
a laissé de nombreuses archives, plusieurs ayant été conservées par l’armée
versaillaise après la Semaine sanglante dans le cadre des procédures
judiciaires (40 000 personnes passent en jugement). La situation à l’échelle
des quartiers, ainsi, reste à mieux connaître – un niveau d’observation
essentiel pour cette révolution qui privilégie l’intervention citoyenne et la
souveraineté populaire. L’attention vaut aussi pour les arrondissements plus
aisés et conservateurs qui développent d’intéressantes stratégies
d’accommodements. Bien des acteurs et actrices, par ailleurs, sont encore dans
l’ombre. C’est le cas des femmes, non les plus célèbres, mais les autres, les
cantinières, les vivandières, les citoyennes engagées restées anonymes. Les
bataillons de gardes nationales, l’attitude des métiers qualifiés, le rôle des
indifférents gagneraient aussi à être mieux connus. Hors de Paris, les travaux
sur les Communes dites de province sont désormais nombreux, mais l’effort peut
être poursuivi pour les « petites Communes » ou les effervescences de quelques
heures. Au-delà, il faut encore explorer la circulation entre les années
1850-1880 des idées socialistes et républicaines (associationnisme, mutuellisme,
fédéralisme, communisme), à une échelle au moins atlantique. Enfin – mais la
liste est loin d’être close –, n’oublions pas que la Commune pose le problème
du temps à l’historien. Elle invite, comme d’autres révolutions, à prendre en
compte la discontinuité en histoire. Les relations entre moments
révolutionnaires du XIX e et du XX e siècle, en France
et ailleurs, restent à interroger à nouveau. Cette histoire globale de la
référence à la Commune permettrait de comprendre sa capacité à traverser les
temps, non sans tensions, jusqu’à son surgissement, retraduit, dans plusieurs
combats sociaux et politiques contemporains.
En tant que coordinateur de cet ouvrage, que souhaitez-vous, Michel
Cordillot, souligner pour conclure cet entretien ?
MICHEL CORDILLOT : Sans doute que
la Commune constitua un moment charnière à la fois dans le mouvement de
républicanisation de la France sur la longue durée et dans la prise de
conscience que l’accession durable au pouvoir de représentants des classes
populaires n’était plus du domaine de l’impensable. Ce bref moment marqua une
vraie rupture avec l’ancien monde, durant laquelle l’avènement d’un monde
nouveau répondant enfin à des espérances populaires plusieurs fois déçues
redevint brièvement d’actualité. La Commune continue et continuera sans doute
longtemps d’interpeller historiens et citoyens, car à bien des égards, elle sut
faire preuve d’une nouveauté et d’une modernité étonnantes.
► La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, collectif
coordonné par Michel Cordillot, l’Atelier, collection « Maitron », 2021.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire