Écrit par Montéhus, le chant fait l’objet d’un
malentendu tenace. La faute à une construction volontairement équivoque, qui
nous balade d’une butte à l’autre, de Montmartre à l’horreur des tranchées.
« La
butte rouge, c’est son nom », nous dit sobrement la chanson. Mais des buttes qui peuvent prétendre au
qualificatif, il y en eut plus d’une dans l’histoire : des défensives, à prendre ou peuplées de
travailleurs… Si bien qu’une ambiguïté s’est durablement installée quant à celle décrite par Montéhus en 1922. Il faut dire que
l’équivoque est maintenue de main de maître par le chansonnier révolutionnaire.
Elle sert ici de fil conducteur à la trame dramatique de ce chef-d’œuvre
immortalisé par Yves Montand, Marc Ogeret ou encore Renaud.
La valse enjouée de Georges krier
Dès les premiers vers, nous sont contés « Paname » et sa butte Montmartre, avec son moulin de la
Galette, ses « gigolettes » et « muscalins ». Mais le décor n’est planté que par la négative : non, la
butte de la chanson n’est pas la
butte aux plaisirs. Du Montmartre enchanté, nous voilà brutalement
projetés dans un enfer indéterminé. Si la butte est rouge, c’est du « sang d’ouvriers, sang de paysans » dont sa terre est gorgée. Par deux fois, un acte d’accusation est
prononcé contre « les bandits qui sont cause des guerres ». L’enquête s’affine.
Mais pourquoi exclure Montmartre ? Après tout, des
communards y furent massacrés en masse.
Au deuxième couplet, l’équivoque saute, toujours par antonymie : « Sur c’te butte-là on n’y f’sait pas la
noce/Comme à Montmartre où l’champagne coule à flots. » Enfin,
le dernier couplet renoue avec l’ambiguïté. Sur la butte rouge, désormais, on
y « r’fait les vendanges », on y « entend des cris et des chansons », on y
échange « baisers » et « mots d’amour ». Mais
le souvenir des « plaintes » et « gars au crâne brisé » y plane toujours ! Décidément, nous voilà perdus…
LE « BAPTÊME » SE FAIT
ICI PAR LE SANG DES MARTYRS ET LA PROMESSE SOCIALISTE SE RÉALISERA
PAR LA TRANSMUTATION DU SANG EN VIN.
La musique composée par Georges Krier participe du
stratagème. La valse enjouée évoque bien plus les divertissements du Paris
populaire que les horreurs de la guerre. Les paroles, la mélodie et le rythme
se fondent si bien qu’une oreille distraite s’y laisserait prendre. Comme celle
de Maurice Pialat, pourtant réputé sourcilleux, qui se servira de la chanson
pour illustrer le Montmartre de la Commune dans son film Van Gogh.
L’autre trouvaille de génie du chansonnier réside dans l’usage d’une parabole
eucharistique et baptiste qui devait résonner dans l’imaginaire d’une France à
peine sortie du joug clérical. Le « baptême » se fait ici par le sang des martyrs et la
promesse socialiste se réalisera par la transmutation du sang en vin ( « Qui
boira de ce vin-là, boira le sang des copains »).
La butte de la chanson ne serait autre que la butte
Bapaume, théâtre de l’un des actes les plus sanglants de la bataille de la
Somme, en 1916. D’autres la situent sur les bords de l’Argonne, dans la commune
de Berzieux, qui reçut la médaille de guerre pour bons et loyaux sacrifices : du village
marnais, il ne reste rien. Peu importe, au fond, quelle fut la véritable butte de la chanson. Tout son intérêt réside dans une ambivalence savamment orchestrée, qui, par effet de contraste, fait fusionner la
butte de vie et la butte de mort.
Lorsqu’il écrit la Butte rouge, Montéhus a
déjà une longue carrière derrière lui. Le pionnier de la chanson sociale, « révolutionnaire cocardier » comme il se définissait, est né Gaston Mardochée Brunschwig, à Paris
en 1872, dans une famille juive à effectif pléthorique (22 enfants !). Il se
fait connaître avec un répertoire engagé dont ont
gagné la postérité le Chant des jeunes gardes, qui deviendra l’hymne de la Jeunesse communiste, Gloire
au 17 e , écrite en l’honneur des
régiments de soldats qui refusèrent d’ouvrir le feu sur les vignerons insurgés
du Languedoc, ou encore la Grève des mères, qui lui vaudra
condamnation pour « incitation à l’avortement ». Réputé antimilitariste, anticapitaliste et féministe, le chansonnier rachète un café-concert en 1907 et reçoit la
visite régulière d’un admirateur, exilé russe à casquette qui lui propose d’hameçonner, en première partie de réunions politiques,
un public prolétaire. Lénine, puisque c’est lui, regrettera plus tard de ne
pouvoir encore « écouter Montéhus ».
Ironie de l’histoire, l’auteur de cet hymne pacifiste
des plus célèbres épousera l’effort de guerre en patriotard vindicatif,
composant plusieurs odes à la Grande Boucherie (« Et maintenant
tous à l’ouvrage. Amis, on ne meurt qu’une fois ! »). En disgrâce après la Première Guerre mondiale, il
adhérera à la SFIO, soutiendra le Front populaire (Vas-y Léon !), portera l’étoile jaune et
échappera à la mort grâce à quelques amitiés collaborationnistes, avant
d’écrire des hymnes gaulliens et de mourir dans un parfait anonymat en 1952, à
l’âge de 80 ans.
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