jeudi 27 mai 2021

Sécurité. « Laxisme des juges », que disent vraiment les chiffres ?



Alexandre Fache

Accusée d’être trop clémente à l’égard de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en particulier, la justice nie tout angélisme et refuse d’être « l’otage des joutes électorales ». L’analyse des statistiques pénales lui donne raison.

C’était il y a une semaine, devant l’Assemblée nationale. Des milliers de policiers se rassemblent pour rendre hommage au brigadier Éric Masson, tué deux semaines plus tôt sur un point de deal à Avignon (Vaucluse). La cible des agents en colère ? L’institution judiciaire, coupable selon eux de laxisme vis-à-vis de la délinquance en général et des agresseurs de policiers en particulier. « Le problème de la police, c’est la justice », résume alors le secrétaire général d’Alliance police nationale, Fabien Vanhemelryck, avant de faire huer le garde des Sceaux par la foule. Un slogan simpliste et caricatural que tous les fonctionnaires présents n’ont pas repris à leur compte. Qu’importe pour le très droitier syndicat de police, qui organise aussi ce jour-là une mise en scène macabre et sans équivoque : un homme jouant le rôle du criminel y abat des agents par dizaines, avant que deux personnes en combinaison blanche, le mot « Justice » inscrit sur le dos, ne balayent les cadavres négligemment, laissant le meurtrier poursuivre ses forfaits… « Une scène scandaleuse », s’est ému le ministre de la Justice dans les colonnes du JDD« L’émotion peut expliquer certains dérapages, mais elle ne peut être seule guide », a ajouté Éric Dupond-Moretti. 

L’ancien avocat aura l’occasion d’en faire la remarque directement aux auteurs de ce « happening » ce jeudi matin, puisque, hasard du calendrier, la reprise du Beauvau de la sécurité a justement inscrit à son menu… les relations de la police avec ­l’autorité judiciaire (lire ci-après). Sujet explosif depuis que les hommes en bleu ont placé les magistrats dans leur viseur après une série de décisions contestées (reconnaissance de l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, le 14 avril ; verdict jugé trop clément au procès en appel de Viry-Châtillon, trois jours plus tard) ou de drames ayant frappé des fonctionnaires de police (attentat contre ­Stéphanie Montfermé devant le commissariat de Rambouillet, le 23 avril ; meurtre d’Éric Masson à Avignon, le 5 mai). « Rien n’est plus subjectif que ­l’appréciation d’une peine juste », a tenté de plaider le garde des Sceaux à l’Assemblée, contestant tout « laxisme judiciaire ». Le ministre y défendait son texte – à l’intitulé ô combien d’actualité : le projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » (lire nos pages débats pages 12 et 13).

Une inflation carcérale record

Voté mardi soir en première lecture, celui-ci aura du mal à rétablir ladite « confiance » tant il fait l’objet de critiques, y compris des magistrats eux-mêmes. « Texte fourre-tout », « sans vision globale », « loi d’affichage sécuritaire qui va à l’encontre des besoins », c’est plutôt « une marque de défiance » qu’a mise sur la table le garde des Sceaux avec cette réforme, selon la secrétaire nationale du Syndicat de la ­magistrature (SM), Anne­-Sophie Wallach. Si le gouvernement cède une fois de plus aux antiennes sécuritaires, cela veut-il dire pour autant que la justice était laxiste jusqu’ici, comme le soutiennent certains policiers ? Une telle affirmation ne résiste pas à l’examen des faits, que l’on analyse l’ensemble des poursuites ou ­seulement celles concernant des ­infractions commises contre des « personnes dépositaires de l’autorité publique ».

Sur l’ensemble du contentieux, il suffit de constater l’emballement de l’inflation carcérale pour battre en brèche l’hypothèse d’un laxisme de la justice. Avec 72 575 personnes détenues en mars 2020 (pour seulement 60 775 places), la France a atteint un chiffre record. Et ce alors qu’elle venait d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, deux mois plus tôt, pour « conditions de détention ­indignes »… Pire, alors que le ­recours aux peines de prison ferme baisse dans la plupart des pays européens depuis dix ans, l’Hexagone continue, lui, de les voir progresser, constate un rapport du Conseil de l’Europe publié le 8 avril. Entre 2010 et 2020, le taux global d’incarcération (nombre de détenus pour 100 000 habitants) est ainsi passé de 103,5 à 105,3 en France, quand il reculait en Allemagne (de 88 à 76) ou en Italie (de 116 à 101). Même les pays avec une pratique pénale favorisant l’incarcération (Royaume-Uni, Espagne) ont vu leur taux baisser. Résultat : la France voisine avec la Turquie parmi les cinq pays du Conseil de l’Europe (sur 47) qui affichent les taux de surpopulation ­carcérale les plus élevés (au-delà de 115 % des capacités en moyenne).

Une évolution qui n’est pas due à une ­explosion de la délinquance, mais d’abord aux « orientations de la politique pénale », assure l’Observatoire international des prisons (OIP). Créations régulières de nouveaux délits, développement des procédures de comparution immédiate (qui aboutissent pour 70 % à de la prison ferme), allongement de la durée des peines (passées, en moyenne, de 7,9 à 9,8 mois entre 2002 et 2018), explosion de la détention provisoire, qui représente désormais 30 % des personnes incarcérées… À tous les niveaux, le glaive tombe de plus en plus lourdement. Ce que reconnaît d’ailleurs le ministre. « Le nombre total d’années d’emprisonnement prononcées par les juridictions est en hausse : 113 000 années en moyenne annuelle entre 2016 et 2019, contre 89 000 années d’emprisonnement entre 2001 et 2005 », se félicite aujourd’hui celui qu’hier, on surnommait « Acquitator »…

« Théâtre incessant de polémiques »

Dure avec la délinquance « classique », la justice l’est encore plus avec les agresseurs de policiers. Un rapport de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (Inhesj) remis fin 2016 à Manuel Valls, alors premier ministre, constatait une augmentation des violences contre les forces de sécurité (+ 16,1 % entre 2011 et 2015), mais aussi un taux de réponse pénale (quand une suite judiciaire est donnée aux plaintes) de 96 %, soit 13 points de plus que pour les autres affaires. Côté peines, la sévérité était aussi au rendez-vous, avec de la prison ferme infligée dans 60 % des cas (pour les violences ayant donné lieu à des incapacités de travail de plus d’une ­semaine), alors que ce chiffre n’est que de 20 % pour les actes n’impliquant pas de policiers.

Des réalités bien connues du monde judiciaire, et que certains syndicats de fonctionnaires font peut-être semblant d’ignorer aujourd’hui. « Les conditions de travail des policiers sont très difficiles, ils manquent de reconnaissance, et ne voient pas forcément tout ce qui se passe après les interpellations. On peut comprendre qu’ils expriment leur ras-le-bol, modère la magistrate Anne-­Sophie Wallach, du SM. Mais ce qui suffit à arrêter quelqu’un n’est pas toujours suffisant pour le condamner. » La représentante syndicale comprend moins bien, en revanche, que « des membres du gouvernement s’engouffrent ainsi dans le discours sur le supposé laxisme des juges ».

D’habitude sur la réserve, enclins à faire le dos rond face à ces attaques récurrentes, surtout en période électorale, les magistrats ont cette fois tenu à dire haut et fort leur indignation. Ancien patron de la justice antiterroriste, devenu procureur général près la Cour de cassation, l’un des plus hauts postes de l’institution, François Molins a dénoncé, dans un entretien au Monde, le 24 avril, « l’instrumentalisation des décisions judiciaires », évoquant les commentaires ayant suivi l’affaire Halimi ou le verdict de Viry-Châtillon. « Rien ne permet d’affirmer de façon générale et sans nuance que la justice serait laxiste. Cela n’a pas de sens et ne correspond en rien aux décisions rendues chaque jour », avait tonné le magistrat. Vendredi, c’est l’ensemble des présidents de cour d’appel qui prenait la plume dans une tribune retentissante (lire encadré) publiée sur le site de l’Obs pour dire « ça suffit ! ». « La justice a un besoin impérieux de ne plus être l’otage de joutes électorales et de quitter ce théâtre incessant de polémiques, d’accusations et d’incompréhensions », écrivaient les signataires. Pas sûr que les grands acteurs que sont Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti aient vraiment l’intention de tirer le rideau. 

La tribune énervée des présidents de cour d’appel

Dans les salles d’audience, ils ont l’habitude d’opposer leur flegme aux colères des accusés, voire des victimes. Mais là, « ça suffit ! » s’insurgent les présidents de cour d’appel dans un texte publié sur le site de l’Obs. Fustigeant « les mêmes outrances » qui « précèdent chaque élection », « accusant l’autorité judiciaire de faiblesses coupables dans la lutte contre l’insécurité », ces magistrats rappellent qu’ils « ne sont pas dans leur tour d’ivoire » et « appliquent la loi qui leur assigne la mission d’individualiser les peines ». Ils regrettent que la justice soit présentée tour à tour comme « trop sévère quand les prisons débordent » ou « trop laxiste lorsqu’une peine prononcée n’est pas à la hauteur de l’émotion ». Pour « refonder le pacte républicain » autour de l’institution, ils proposent d’organiser, dans les mois prochains, des « assises de la justice pénale ».

 

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