Michel Pinçon est mort lundi 26 septembre 2022, à
l'âge de 80 ans. Ancien directeur de recherche au CNRS, le sociologue,
dont les travaux sur les riches se sont conjugués souvent avec ceux de son
épouse Monique Pinçon-Charlot, nous avait accordé en 2010 un entretien que nous
republions. Cet entretien prenait pour point de départ les retraites dorées des
patrons du CAC40 pour s'élargir aux modes d'emploi de cet argent. Publié le Mercredi
28 Septembre 2022
Entre sa retraite de et ses revenus de PDG d'EDF, Henri Proglio touchera 2,6 millions d'euros par an. Il n'est pas le seul. Ces dernières années les « salaires » des patrons se sont envolés. Que font-ils de tels revenus ?
Michel Pinçon. Ces sommes sont démentielles mais
ce ne sont que des revenus d'activité. Or ces patrons ont aussi des
stock-options et du patrimoine de rapport. Bernard Arnault, par exemple, est
PDG du groupe LVMH mais il en est aussi propriétaire et à ce titre il perçoit
des dividendes. Il a aussi des revenus de placements qui peuvent être mobiliers
(actions) et immobiliers. Au total c'est vraiment faramineux. Une partie de ces
revenus est investie dans de nouveaux placements financiers ou immobiliers pour
améliorer non pas le niveau de vie mais la taille du patrimoine. Une autre va à
des pratiques extrêmement dispendieuses, à la limite du patrimoine de rapport
et du patrimoine de jouissance. Je pense aux deux musées d'art contemporain que
François Pinault, ancien PDG du groupe Pinault-Printemps-La Redoute, a créés à
Venise. Ils sont de niveau international avec des oeuvres de très grande valeur
et ont, l'un et l'autre, la taille du musée d'Art moderne de la ville de Paris.
François Pinault a aussi acheté un château du XVIIe siècle, La Mormaire, en
bordure de la forêt de Rambouillet, qu'il a restauré.
Dans le parc on trouve des statues monumentales, dont
une de Picasso, une installation de Richard Serra qui exposait au Grand Palais,
il y a peu de temps. De son côté, le groupe LVMH contrôlé par Bernard Arnault
(comment faire la part entre ce qui appartient au groupe et ce qui appartient à
son propriétaire ?) a acheté Château-Yquem dans le vignoble bordelais. Bernard
Arnault y a marié sa fille. On pourrait multiplier les exemples. C'est ce que
nous appelons, en nous inspirant de Pierre Bourdieu, le capital symbolique.
Yquem, les grands vins... c'est la culture française, l'ancienneté, la
tradition, le prestige.
Et pour avoir vraiment du pouvoir, il faut avoir du
prestige ?
Michel Pinçon. Cette richesse difficile à
acquérir assoit le pouvoir sur une dimension symbolique. Un portefeuille
d'actions ne donne pas une légitimité sociale. Château-Yquem ou des musées
d'art contemporain ont une valeur monétaire, mais donnent surtout un certain
label. Arnault, lui aussi, s'est lancé dans la création d'une fondation
consacrée à l'art au Jardin d'acclimatation, dans le bois de Boulogne. Pourquoi
investir dans des entreprises de ce type ? Ils gagnent de l'argent, bien sûr,
et cela leur permet d'intervenir au coeur du marché de l'art. Ils se donnent
aussi un statut de mécènes, montrent leur intérêt pour la culture. C'est une
valorisation symbolique de leur personne.
Cet argent procure aussi un confort quotidien hors du
commun...
Michel Pinçon. Il n'est pas nécessaire
d'atteindre ces niveaux de revenus pour être dégagés des soucis du quotidien.
C'est déjà le cas, par exemple, du directeur financier d'une grande entreprise
qui peut se décharger sur du personnel spécialisé de tous les problèmes
domestiques, qui peut envoyer ses enfants pendant un an dans un collège
anglais. Lorsque le niveau de revenus est encore supérieur existent des «
family offices ». Des organismes qui sont souvent liés à des services de
gestion des grandes fortunes greffés sur des banques d'affaires. Ils prennent
en charge tous les aspects de la vie quotidienne des familles très riches,
depuis les problèmes les plus courants jusqu'à l'organisation d'un séjour au
festival de Bayreuth ou la réservation au dernier moment d'une place dans un
avion pour New York. Car les déplacements sont fréquents et la
pluriterritorialité est systématique. C'est frappant en consultant le Bottin
mondain. Ces personnes ont généralement une adresse parisienne, une autre dans
un lieu de villégiature en province, une autre encore à l'étranger. Dans toutes
ces résidences des gardiens assurent la sécurité, le fonctionnement, l'entretien
de façon permanente. Dans un livre, l'Esprit en fête, un titre révélateur de
leur état... d'esprit, Michel David-Weill, l'un des dirigeants de la banque
Lazard, confie qu'il aime beaucoup toutes ses résidences et il ajoute qu'elles
sont magnifiquement décorées. Amateur d'art, il préside d'ailleurs une
commission chargée des achats pour les musées nationaux.
On revient encore à l'art...
Michel Pinçon. Être un mécène des arts,
appartenir à des institutions culturelles, avoir son nom gravé dans le marbre de
musées, au Louvre par exemple... c'est comme cela qu'on n'est pas Bernard
Tapie.
Cet argent donne une sensation de puissance ?
Michel Pinçon. Il procure, en supprimant tous les
problèmes matériels, une sérénité évidente. Mais il est une autre forme de sérénité
plus cachée qui vient du fait de pouvoir acquérir ce qu'avec Monique
Pinçon-Charlot nous avons appelé « une immortalité symbolique ». Pinault a un
fils qui a pris sa suite, Arnault a ses enfants déjà dans le circuit, Bouygues,
Lagardère sont des fortunes récentes mais dont la succession est déjà assurée.
Lorsqu'on est dans cet univers, au bout d'une ou deux générations, on a des
ancêtres et des héritiers, on est le moment de quelque chose qui vous dépasse.
L'ouvrier ou l'enseignant ont leur vie, un père et une mère. Mais ils sont
seuls à entretenir leur mémoire alors que la société garde la mémoire des
Rothschild ou des David-Weill, des grandes dynasties industrielles. Il y a
quelques années, les Wendel ont fêté le tricentenaire de la fondation de leur
première usine métallurgique en Lorraine. Ils avaient à cette occasion loué le
musée d'Orsay pour une soirée. Ernest-Antoine Seillière dont la mère était une
Wendel a fait un discours. Tous les membres du holding qui gère les biens des
Wendel étaient là : au moins 800 personnes figurent sur la photo prise dans le
grand hall du musée. Dans ces familles, on a le sentiment de sortir de
l'ordinaire, on se le dit, et cela donne une certaine assurance. D'ailleurs
leurs résidences sont souvent dans des bâtiments classés aux Monuments
historiques, des hôtels particuliers dans Paris avec des oeuvres d'art, des
meubles de valeur, des bibliothèques. La différence est évidente avec ceux qui
sont nés et ont vécu dans des HLM que l'on fait imploser parce qu'ils n'ont aucune
valeur. D'un côté c'est la mobilité forcée, la précarité et l'enfance qui
disparaît dans un nuage de poussière, de l'autre c'est une certaine longueur de
l'existence avec la maison qui reste dans la famille et l'inscription dans
cette immortalité symbolique, certes très fallacieuse mais psychologiquement
apaisante.
Proglio a négocié son salaire 45 % au-dessus de celui
de son prédécesseur. Comment n'a-t-on pas dans cette situation un sentiment
d'indécence ?
Michel Pinçon. Peut-être par tout ce que l'on
vient de dire et la certitude d'être le meilleur. Proglio est dans un univers
où il se sent autorisé à demander toujours plus parce que c'est lui qui décide,
il a le sentiment d'avoir beaucoup fait pour l'entreprise. Il y a là une forme
d'hypernarcissisme entretenue par la difficulté réelle du monde des affaires,
un monde où il y a de la bagarre, où ceux qui gagnent s'adjugent tout ce que
les vainqueurs peuvent souhaiter. C'est aussi un effet idéologique de la pensée
unique qui veut que le marché soit le seul régulateur de la vie économique. La
logique du plus fort gagne s'impose. Et il n'y a pas de limite.
Entretien réalisé par Jacqueline Sellem
(*) Auteur avec Monique Pinçon-Charlot du livre les
Ghettos du Gotha, comment la bourgeoisie défend ses espaces. éditions du Seuil,
2007, 293 pages, 19 euros.
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