Alors que le président français est de
retour à Beyrouth, les jeunes Libanais disent leur envie d’être maîtres de leur
destin et rejettent le confessionnalisme. Des groupes s’organisent pour
proposer une alternative.
Beyrouth (Liban), envoyé spécial.
Assis à même le sol sur la place des Martyrs, en plein centre de Beyrouth,
ils sont une dizaine de jeunes – filles et garçons – à prendre un peu
de repos. Depuis le 4 août, date de la déflagration dans un hangar du port
qui a défiguré la capitale et fait plus de 180 morts ainsi que
6 000 blessés au bas mot, ils s’activent comme des beaux diables pour
venir en aide aux habitants des quartiers sinistrés. À Gemmayzé comme à
Achrafié ou Geitaoui, ils ont balayé, déblayé, monté des étages du matin au
soir.
« Le gouvernement ne fait rien », tonne Rima, 20 ans, étudiante
en sociologie. Wissam, le même âge et futur ingénieur en électronique,
renchérit : « On a un État débile. Au début, le gouvernement n’a même
pas envoyé l’armée pour aider à sortir les gens des décombres. Il n’a pris
aucune initiative. » Même constat de la part de Joëlle, 25 ans,
en fac d’audiovisuel. « En fait, il faut qu’on soit prêt à tout moment
pour aider les autres parce qu’il n’y a jamais les moyens. Comme si l’État
attendait qu’une catastrophe se produise pour obtenir des aides et des dons. » La
veille de notre rencontre, ils se sont rendus dans le quartier de la Karantina,
ainsi nommé à cause de l’hôpital qui s’y trouve et dans lequel, dans le temps,
on maintenait en quarantaine ceux qui arrivaient par bateau dans le port
mitoyen. « Alors qu’on passait dans les rues dévastées, on a entendu
des gens », raconte Maryam, elle aussi dans sa vingtaine, qui étudie
les mathématiques. « Ils étaient en plein désarroi, dans leurs maisons
qu’ils ne voulaient pas abandonner. Ils n’avaient même pas d’eau. Malgré ça, la
Compagnie nationale d’électricité n’a envoyé personne pour tenter de soulager
leurs difficultés, alors que la plupart de ces bâtiments risquent de
s’écrouler. »
Ces images, ils ne sont pas près de les oublier. Elles alimentent leur
colère déjà forte. La place des Martyrs est le symbole de cette révolte où,
depuis le 17 octobre dernier, se dresse une sculpture emblématique érigée
par les manifestants. Un poing fermé pour dire « le pouvoir au peuple » mais
aussi un message à ceux qui détiennent ce pouvoir et qu’ils veulent éjecter,
mettre K.-O. « Tous, c’est tous ! » criaient ces milliers de
jeunes Libanais, toutes confessions confondues. L’explosion du 4 août a
été la goutte sanglante qui a fait déborder un vase déjà plein. Alors, quatre
jours plus tard, le 8 août, ils sont redescendus dans la rue. Sur cette
même place des Martyrs avec l’envie d’aller se faire entendre dans le centre
opérationnel de ce pouvoir défaillant, à quelques encablures. La réponse a été
sans équivoque : la répression. Pas seulement à coups de matraque. Les grenades
lacrymogènes ont saturé l’air, pendant que les balles de caoutchouc (mais aussi
réelles) fendaient la foule.
Mohammed, 19 ans, a été touché au pied. Ce qui n’entame en rien sa
détermination. « L’État préfère nous tirer dessus plutôt que satisfaire
nos revendications. Nous étions là en octobre pour réclamer nos droits, avoir
un accès gratuit à l’éducation, pouvoir aller à l’hôpital se soigner, avoir de
l’électricité et de l’eau en permanence », assure-t-il en allumant une
cigarette. Lui habite dans le quartier de Dahieh, dans la banlieue sud de
Beyrouth. L’eau, il doit la payer deux fois. D’abord à l’État et ensuite au
Hezbollah, qui contrôle la zone. Une pratique courante qui ne serait pas le
fait du seul parti chiite.
Ces seules évocations de la part de Mohammed font se délier les langues de
ses potes. « À l’université publique, il n’y a pas de laboratoires
d’expérimentation, pas de toilettes. Seuls les riches peuvent aller dans les
universités privées. Dans le public, il faut payer 500 000 livres
libanaises par an alors que, dans le privé, c’est 6 000 dollars minimum à
régler en dollars », témoigne Rima. La sélection sociale se double
d’un confessionnalisme-clientéliste qui détermine votre place dans la société
libanaise. « Dans mon amphi, deux filles ont réussi à avoir du travail.
L’une est membre d’Amal (parti chiite dirigé par le président du Parlement,
Nabih Berri – NDLR), l’autre du Courant patriotique libre (CPL, la
formation chrétienne du président de la République Michel Aoun – NDLR), assure
la jeune femme. Il y a encore deux mois, tous ceux qui manifestaient
étaient désespérés de la situation. Mais maintenant, il faut que ça change. »
Mohammed (un autre), 25 ans, vient de terminer ses études de
gestion. « Je ne trouve pas de travail dans ma branche », regrette-t-il.
Alors, il travaille dans un restaurant. Ses parents étant du sud du pays, une
région pauvre, il n’a pas de logement à Beyrouth et est hébergé de façon
précaire dans les locaux l’Union de la jeunesse démocratique libanaise (UJDL),
dans laquelle se retrouvent la plupart des membres du groupe des étudiants que
nous avons rencontrés. Une organisation marquée à gauche, proche du Parti
communiste libanais (PCL). Mohammed est plutôt pessimiste. « L’explosion
n’a pas vraiment affecté la situation. Les gens restent attachés à leur
confession et à ceux qui les dirigent, soutient-il. Je ne sais
pas ce qui va se passer, mais il faut essayer de persuader les gens qu’on ne
peut pas rester comme ça. Il ne faut plus remplacer l’État comme nous le
faisons en nettoyant les rues pour qu’enfin les gens réalisent que ça ne peut
plus durer. C’est comme si on leur injectait de la morphine. » Le
constat est dur mais lucide, un brin désabusé.
Dans ce marasme, alimenté par les puissances extérieures (lire ci-contre)
et la volonté des partis confessionnels de maintenir leur emprise sur le pays,
les initiatives se multiplient pour tenter de trouver une sortie laïque et démocratique
sans, pour l’instant, parvenir à unifier un véritable mouvement. Pourtant, les
revendications sont en partie semblables. Mais la suspicion, les craintes de
manipulations, les conceptions régionales (notamment le positionnement face au
Hezbollah) freinent, voire empêchent une cristallisation programmatique apte à
rassembler encore plus largement, à créer une vague de fond capable de balayer
le système confessionnel et ouvrir la voie à un nouveau Liban.
« Il existe une alternative face au communautarisme », estime Charbel
Nahas, animateur du mouvement Citoyens et citoyennes dans un État, affirmant
par ailleurs, depuis des mois, qu’ « il faut allouer des pouvoirs
législatifs exceptionnels à un gouvernement transitoire ». C’est aussi le
souhait d’Hanna Gharib, le secrétaire général du Parti communiste libanais
(lire entretien ci-contre). Même le parti phalangiste (Kataëb, maronite), dont
les trois députés ont démissionné, dit s’inscrire dans une nouvelle dynamique. « Le
combat n’est pas entre musulmans et chrétiens, nous certifie Alain
Hakim, ministre des Finances de 2014 à 2016. Nous voulons changer le
jeu parce que nous n’avons pas un État mais une ferme. »
Tarek Ammar, qui, en 2016, avait été l’un des fondateurs de Beirut Madinati
(Beyrouth ma ville), mouvement présent aux municipales de mai 2016 et ayant
remporté quelques sièges, est l’un de ceux qui pensent nécessaire de « lutter
en créant un système de travail » permettant « la formation
d’une sorte d’alliance pour imposer un gouvernement législatif qui ne passerait
ni par le Parlement ni par le président ». Des réunions ont lieu, agrégeant
des petites structures. Des rassemblements hebdomadaires étaient programmés
pour une expression publique et « consolider la lutte politique et le
programme pour passer ces idées au peuple ». Mais le confinement du pays,
jusqu’au début du mois de septembre, pour cause de Covid empêche ce type
d’actions.
Rima, l’étudiante en sociologie, veut y croire. « Durant les dix
mois qui se sont écoulés, nous avons fait tomber deux gouvernements, se
réjouit-elle. Nous avons montré qu’entre le Mouvement du
8 mars (1) et celui du 14 mars (1), il y a autre chose,
qu’une partie du peuple réclame des choses différentes. L’État ne peut plus
fermer les yeux. » Même son de cloche chez Tarek : « On a fait
sauter le gouvernement de Saad Hariri, il y a un an, il faisait partie du
régime confessionnel. Ils se protègent tous ensemble. Hariri est un des piliers
de ce régime. » Alors qu’une campagne se développe visant
exclusivement le Hezbollah comme cause de tous les maux, Rima et Tarek, chacun
de son côté, rappellent la revendication essentielle du 17 octobre : « Qu’ils
dégagent tous. Tous, veut dire tous. »
Dans ce cadre, la visite d’Emmanuel Macron le 6 août, et son retour
aujourd’hui et demain (à l’origine pour célébrer la proclamation par la France
coloniale de l’État du « Grand Liban » il y a cent ans), n’est pas du goût de
tous ceux qui prônent la révolution. « Il est venu faire son show dans
les rues dévastées mais, en réalité, il a réuni tous ces partis que nous
rejetons, afin de nommer un premier ministre et surtout sans aucune
consultation du peuple », s’emporte Rima. « Macron n’est pas
là pour être avec le peuple mais pour réanimer un régime mort, souligne
Tarek Ammar. Il pense peut-être ainsi garantir la stabilité du Liban
mais en réalité cela tue le peuple petit à petit. Notre combat, c’est celui
d’un peuple contre un régime. » Un régime dont la nature
confessionnelle recèle intrinsèquement la corruption et le népotisme.
Cette fois, Emmanuel Macron ne devrait pas recevoir le même accueil qu’au
début du mois d’août. Malgré la pandémie, beaucoup voudront lui faire
comprendre que le temps du mandat est révolu. Le jeune Mohammed, malgré sa
blessure, aura, comme il nous l’a dit, un message supplémentaire pour le
président français : « Georges Ibrahim Abdallah, le militant communiste
libanais qui est dans une prison française depuis trente-six ans doit être
libéré et retrouver son pays et les siens. »
Pierre Barbancey
(1) Le Mouvement du
8 mars regroupe : le Courant patriotique libre (CPL, maronite) du
président Michel Aoun, le Hezbollah et Amal (chiites). Le Mouvement du
14 mars rassemble le Courant du futur (sunnite) de Saad Hariri, le Parti
socialiste progressiste (druze) de Walid Joumblatt et les Forces libanaises
(maronite) de Samir Geagea. Les phalangistes du parti Kataëb (maronite) qui en
faisaient partie ont pris leurs distances.