Anna Musso
Dans son dernier livre, l’Écume de l’espace-temps,
l’astrophysicien présente de façon accessible et littéraire l’état actuel de la
recherche et des débats qui animent la physique théorique pour comprendre notre
Univers.
Votre dernier ouvrage (1), qui traite des mystères de l’Univers et de
l’origine du monde, soulève la question de savoir si le réel, ou du moins ce
qui est supposé en tenir lieu, exploré par la physique à l’aide des
mathématiques, peut être exposé dans un langage accessible aux
non-spécialistes. Comment y êtes-vous parvenu ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Sans être certain d’y être
vraiment parvenu, j’ai osé le pari de rendre moins innommable le vertigineux
mystère du monde qui nous entoure et nous fait. J’ai toujours eu présent à
l’esprit que, pour déchiffrer quelques fragments du réel sous l’écume des
astres, il faut se détacher des limites du visible, se déshabituer des
représentations trompeuses, et surtout que la fécondité de l’approche
scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit
humain comme l’art, la poésie, la philosophie. L’écriture de mon livre a donc
été autant un exercice littéraire qu’un exercice de vulgarisation scientifique,
assorti d’une réflexion philosophique sur l’étoffe ultime dont nous sommes
faits.
Qu’est-ce qui se cache derrière le titre poétique de votre ouvrage, qui
fait référence à l’expression de Paul Valéry ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Je cite d’emblée l’aphorisme de
Valéry « les événements sont l’écume des choses, mais c’est la mer qui
m’intéresse » pour signifier, d’une part, que la profondeur de la
vitalité marine est suffisamment riche pour interpréter les manifestations les
plus ténues de l’existence, d’autre part le décalage saisissant entre l’unité
associée à la permanence et l’accident associé à l’évanescence. C’est justement
ce que cherche à décrire le physicien théoricien sous la chair aride de ses
équations. « L’écume de l’espace-temps » est également une expression utilisée
dans les années 1960 par le grand physicien américain John Wheeler dans ses
premières tentatives de quantification de l’espace-temps.
Deux grandes théories coexistent depuis un siècle dans la physique
théorique : celle de la mécanique quantique, qui explique le monde
microscopique, notamment les interactions entre particules élémentaires, et
celle de la relativité générale d’Einstein à l’échelle astronomique. Comment est-ce
possible sans devenir schizophrénique ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Il est vrai que le physicien,
selon qu’il traite de phénomènes à petite ou à grande échelle, peut appliquer
soit la théorie quantique, soit la théorie relativiste sans tenter de les mélanger.
Mais cette stratégie, pour efficace qu’elle soit dans la plupart des
situations, n’est pas forcément satisfaisante sur le plan conceptuel : on
aimerait en effet que la physique dans son ensemble soit décrite de façon
cohérente par un modèle unifié de toutes les interactions connues. Dans cette
optique, il existerait une théorie d’ordre supérieur, dont la mécanique
quantique et la relativité générale ne seraient que des approximations valides
dans leurs domaines respectifs.
Comment expliquez-vous que les tentatives de dégager un modèle cohérent
unifié d’explication de l’Univers, aux échelles macroscopique et microscopique,
n’aient pas abouti jusqu’à présent ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Il existe des phénomènes
physiques, comme les trous noirs ou les premiers instants de l’Univers lors du
big bang, dont la description est incomplète dans le cadre des modèles dits
« standard » de la physique des particules et de la cosmologie. Ceci semble
donc appeler une théorie unifiée d’ordre supérieur, dite de gravitation quantique.
Si plusieurs approches ont été proposées – dans mon ouvrage je décris les sept
principales –, aucune d’entre elles n’a encore abouti, soit parce que le
problème est si complexe qu’il reste encore hors de notre portée, soit parce
qu’il n’existe tout simplement pas : il se pourrait en effet que la quête d’une
théorie totalement unifiée de la physique ne corresponde pas à une propriété
intrinsèque de la nature, mais relève d’un pur besoin psychologique des
physiciens !
Pourriez-vous nous donner les idées de base de la fameuse théorie des
cordes développée il y a un demi-siècle et devenue depuis dominante, pour
aboutir à une théorie unifiée ?
JEAN-PIERRE LUMINET : La théorie des cordes est la plus
ancienne et la plus étudiée des théories d’unification. Son idée de base est
d’une grande élégance : elle consiste à décrire l’ensemble des particules en
termes de modes vibratoires de minuscules bouts d’espace unidimensionnels,
sortes d’élastiques infinitésimaux qui se réduiraient à seulement deux formes, les
ouverts et les fermés. Pour tenter de rendre cette idée mathématiquement
cohérente, il a fallu cependant la complexifier de plus en plus en supposant,
par exemple, que notre espace possède dix dimensions et non pas trois, que
notre univers n’est pas une réalisation particulière au sein d’un vaste
ensemble de configurations formant un multivers, et ainsi de suite. Outre
qu’elle se heurte à un grand nombre de difficultés conceptuelles, la théorie
des cordes reste hors de portée de nos vérifications expérimentales, et n’a
fait aucune prédiction testable. Il se pourrait donc que malgré les centaines
de brillants physiciens qui ont travaillé dans son champ, elle se révèle être
au bout du compte un pur mirage mathématique.
Les deux théories de la mécanique quantique et de la gravitation ne
parvenant pas à être unifiées, il demeure deux lignes de recherche séparées :
d’une part la théorie des cordes et de l’autre la gravitation quantique à
boucles. Est-ce à dire que l’interprétation scientifique de l’Univers est condamnée
à relever durablement de deux théories rivales ?
JEAN-PIERRE LUMINET : J’ai justement tenté dans mon
livre de dépasser cette vision binaire trop réductrice mais couramment répandue
dans la vulgarisation scientifique, voire dans une bonne partie de la
communauté spécialisée. Il est vrai que la théorie des cordes et la gravité
quantique à boucles – les deux approches pour le moment les plus étudiées – se
décrivent dans des cadres conceptuels très différents et sont donc rivales. La
première privilégie plutôt la théorie quantique des champs, en décrivant tous
les phénomènes en termes d’interactions dans un espace-temps de fond fixe et
immuable ; la seconde privilégie l’approche einsteinienne, où la gravitation
est une pure manifestation de la géométrie de l’espace-temps sous-jacent,
laquelle n’est pas fixe mais fluctue constamment au gré de la matière qui s’y
trouve et s’y déplace. L’espace-temps y est granulaire, discontinu, et ne
nécessite aucune dimension supplémentaire. Mais d’autres approches particulièrement
prometteuses, comme la géométrie non commutative ou la gravité émergente,
dépassent ce clivage et ouvrent de fascinantes perspectives.
L’expansion observée de l’espace montre qu’il y a environ 14 milliards
d’années, l’Univers a dû être petit, dense et très chaud, écrivez-vous. Cela
soulève la question du « début du temps », c’est-à-dire de savoir quelles
étaient les conditions initiales du big bang. Ce modèle standard de la
cosmologie ne fait pas l’unanimité des scientifiques. En quoi est-il utile ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Par définition, un modèle est dit
« standard » lorsqu’il fait consensus, c’est-à-dire qu’il est provisoirement
adopté comme la meilleure (ou la moins mauvaise, au choix !) description du
monde. Mais aucun modèle ne peut être définitif : quelle que soit sa précision,
« la carte n’est pas le territoire », pour reprendre une autre expression
célèbre, et à cet égard il est heureux qu’il n’y ait pas unanimité complète,
sinon la recherche s’arrêterait. Dans le cas plus spécifique de la cosmologie
et son modèle standard du big bang, une difficulté philosophique se rajoute :
celle d’un possible début absolu du monde il y a 14 milliards d’années. Le
dernier chapitre de mon ouvrage traite justement d’une nouvelle physique où,
grâce à la quantification de la gravitation, le big bang ne marquerait plus le
début singulier de l’univers, mais traduirait une transition entre des phases
différentes de son évolution. Tout cela reste cependant très spéculatif.
Faut-il supposer qu’il existe plusieurs Univers, comme l’avait imaginé le
philosophe Leibniz, voire un Univers antérieur au big bang, ou maintenir
l’unicité aristotélicienne de l’Univers pour dépasser la dualité des théories
physiques contemporaines ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Leibniz avait en effet imaginé
qu’il pourrait exister une infinité d’univers munis de lois de la nature
différentes, mais pour des raisons théologiques il estimait que Dieu n’avait
sélectionné que notre seul monde présent, sur le seul critère qu’il soit « le
meilleur possible ». Dans les théories physiques actuelles (où l’on évite de
faire intervenir un créateur de façon aussi naïve !), le concept d’univers
multiples est réapparu sous diverses formes. Il existe toute une panoplie de
modèles de multivers très différents selon les théories. Dans certaines, les
univers coexistent dans un seul gigantesque espace-temps divisé en « bulles »
distinctes et autonomes ; dans d’autres, ils sont dans des dimensions
différentes de l’espace-temps ; dans d’autres encore, ils se succèdent au cours
du temps, se régénérant lors de phases de « grand rebond » qui remplacent l’idée
d’un big-bang unique et originel. Beaucoup de physiciens y voient la solution à
un certain nombre de problèmes dits « d’ajustement des paramètres », mais à
coup d’arguments plus philosophiques que scientifiques qui me laissent plutôt
sceptique…
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui voudraient devenir
astrophysicien ? Actuellement, ont-ils les moyens d’y parvenir en vivant
convenablement en France ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Pendant de nombreuses années j’ai
encouragé les jeunes, dont beaucoup m’écrivaient après avoir lu mes livres, à
s’engager dans une carrière de chercheur en astrophysique. Je suis
malheureusement aujourd’hui bien plus réservé. Non pas que le métier d’astrophysicien
– ou plus généralement de chercheur – soit devenu moins passionnant, mais il se
heurte maintenant, à cause des déplorables politiques scientifiques conduites
en France depuis environ deux décennies, à tellement d’obstacles, de barrières,
de contraintes, voire de dépréciations de toutes sortes (salaires dérisoires
par rapport au niveau de compétence requis), qu’entrer aujourd’hui dans la
profession relève davantage de l’apostolat que d’un projet de vie convenable !
Je suis effaré quand je compare ma propre situation de jeune chercheur d’il y a
quarante ans, libre de choisir les sujets qui m’intéressaient alors qu’ils
n’étaient pas encore « à la mode » (je pense notamment aux trous noirs), à
celle des jeunes qui abordent aujourd’hui la recherche dans notre pays. Même
s’ils ont eu la chance, après un très difficile parcours du combattant et une
hyper-sélection, d’obtenir un poste au CNRS ou dans une université, comme ces
institutions ne disposent plus de budgets récurrents, il leur faut tout de
suite présenter un projet de recherche bien « ciblé » pour avoir une chance
d’être financé par une agence française ou européenne. Or, toutes ces agences
sont gangrenées par la bureaucratie. Avant même de commencer à chercher il faut
donc remplir des dizaines de formulaires pour expliquer ce qu’on espère trouver
et à quoi cela sera « utile » à la société. Alors que, par définition, la
recherche est imprévisible, et c’est de cette imprévisibilité que naissent les
plus grandes innovations.
Quel regard portez-vous sur le projet de loi de programmation pluriannuelle
de la recherche adopté par le Parlement ?
JEAN-PIERRE LUMINET : Je suis très remonté contre cette
loi, dont de multiples aspects aggravent encore la situation de la recherche
dans notre pays, sans parler de certaines dispositions visant à réduire la
liberté de penser et d’agir qui sont carrément iniques. J’ai signé plusieurs
pétitions à ce sujet, tout en ayant conscience que nous luttons contre un
implacable « air du temps ». Cette tentative de prise de contrôle et de
pilotage de la recherche veut en effet s’étendre à tous les secteurs de la
société, comme on le constate notamment avec la gestion de la crise sanitaire.
Certes, désormais chercheur « senior » émérite, je ne suis pas directement
affecté par ce projet de loi, mais, par égard pour mes collègues plus jeunes
qui vont s’y heurter de plus en plus durement dans les années à venir, je suis
entré pour la première fois de ma vie en résistance.
(1) L’Écume de l’espace-temps de
Jean-Pierre Luminet, édition Odile Jacob, 350 pages, 23,90 euros.