vendredi 29 janvier 2021

Jean-Pierre Luminet « Pour voir le réel, il faut se détacher du visible »

 


Anna Musso

Dans son dernier livre, l’Écume de l’espace-temps, l’astrophysicien présente de façon accessible et littéraire l’état actuel de la recherche et des débats qui animent la physique théorique pour comprendre notre Univers.

Votre dernier ouvrage (1), qui traite des mystères de l’Univers et de l’origine du monde, soulève la question de savoir si le réel, ou du moins ce qui est supposé en tenir lieu, exploré par la physique à l’aide des mathématiques, peut être exposé dans un langage accessible aux non-spécialistes. Comment y êtes-vous parvenu ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Sans être certain d’y être vraiment parvenu, j’ai osé le pari de rendre moins innommable le vertigineux mystère du monde qui nous entoure et nous fait. J’ai toujours eu présent à l’esprit que, pour déchiffrer quelques fragments du réel sous l’écume des astres, il faut se détacher des limites du visible, se déshabituer des représentations trompeuses, et surtout que la fécondité de l’approche scientifique est souterrainement irriguée par d’autres disciplines de l’esprit humain comme l’art, la poésie, la philosophie. L’écriture de mon livre a donc été autant un exercice littéraire qu’un exercice de vulgarisation scientifique, assorti d’une réflexion philosophique sur l’étoffe ultime dont nous sommes faits.

Qu’est-ce qui se cache derrière le titre poétique de votre ouvrage, qui fait référence à l’expression de Paul Valéry ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Je cite d’emblée l’aphorisme de Valéry « les événements sont l’écume des choses, mais c’est la mer qui m’intéresse » pour signifier, d’une part, que la profondeur de la vitalité marine est suffisamment riche pour interpréter les manifestations les plus ténues de l’existence, d’autre part le décalage saisissant entre l’unité associée à la permanence et l’accident associé à l’évanescence. C’est justement ce que cherche à décrire le physicien théoricien sous la chair aride de ses équations. « L’écume de l’espace-temps » est également une expression utilisée dans les années 1960 par le grand physicien américain John Wheeler dans ses premières tentatives de quantification de l’espace-temps.

Deux grandes théories coexistent depuis un siècle dans la physique théorique : celle de la mécanique quantique, qui explique le monde microscopique, notamment les interactions entre particules élémentaires, et celle de la relativité générale d’Einstein à l’échelle astronomique. Comment est-ce possible sans devenir schizophrénique ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Il est vrai que le physicien, selon qu’il traite de phénomènes à petite ou à grande échelle, peut appliquer soit la théorie quantique, soit la théorie relativiste sans tenter de les mélanger. Mais cette stratégie, pour efficace qu’elle soit dans la plupart des situations, n’est pas forcément satisfaisante sur le plan conceptuel : on aimerait en effet que la physique dans son ensemble soit décrite de façon cohérente par un modèle unifié de toutes les interactions connues. Dans cette optique, il existerait une théorie d’ordre supérieur, dont la mécanique quantique et la relativité générale ne seraient que des approximations valides dans leurs domaines respectifs.

Comment expliquez-vous que les tentatives de dégager un modèle cohérent unifié d’explication de l’Univers, aux échelles macroscopique et microscopique, n’aient pas abouti jusqu’à présent ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Il existe des phénomènes physiques, comme les trous noirs ou les premiers instants de l’Univers lors du big bang, dont la description est incomplète dans le cadre des modèles dits « standard » de la physique des particules et de la cosmologie. Ceci semble donc appeler une théorie unifiée d’ordre supérieur, dite de gravitation quantique. Si plusieurs approches ont été proposées – dans mon ouvrage je décris les sept principales –, aucune d’entre elles n’a encore abouti, soit parce que le problème est si complexe qu’il reste encore hors de notre portée, soit parce qu’il n’existe tout simplement pas : il se pourrait en effet que la quête d’une théorie totalement unifiée de la physique ne corresponde pas à une propriété intrinsèque de la nature, mais relève d’un pur besoin psychologique des physiciens !

Pourriez-vous nous donner les idées de base de la fameuse théorie des cordes développée il y a un demi-siècle et devenue depuis dominante, pour aboutir à une théorie unifiée ?

JEAN-PIERRE LUMINET : La théorie des cordes est la plus ancienne et la plus étudiée des théories d’unification. Son idée de base est d’une grande élégance : elle consiste à décrire l’ensemble des particules en termes de modes vibratoires de minuscules bouts d’espace unidimensionnels, sortes d’élastiques infinitésimaux qui se réduiraient à seulement deux formes, les ouverts et les fermés. Pour tenter de rendre cette idée mathématiquement cohérente, il a fallu cependant la complexifier de plus en plus en supposant, par exemple, que notre espace possède dix dimensions et non pas trois, que notre univers n’est pas une réalisation particulière au sein d’un vaste ensemble de configurations formant un multivers, et ainsi de suite. Outre qu’elle se heurte à un grand nombre de difficultés conceptuelles, la théorie des cordes reste hors de portée de nos vérifications expérimentales, et n’a fait aucune prédiction testable. Il se pourrait donc que malgré les centaines de brillants physiciens qui ont travaillé dans son champ, elle se révèle être au bout du compte un pur mirage mathématique.

Les deux théories de la mécanique quantique et de la gravitation ne parvenant pas à être unifiées, il demeure deux lignes de recherche séparées : d’une part la théorie des cordes et de l’autre la gravitation quantique à boucles. Est-ce à dire que l’interprétation scientifique de l’Univers est condamnée à relever durablement de deux théories rivales ?

JEAN-PIERRE LUMINET : J’ai justement tenté dans mon livre de dépasser cette vision binaire trop réductrice mais couramment répandue dans la vulgarisation scientifique, voire dans une bonne partie de la communauté spécialisée. Il est vrai que la théorie des cordes et la gravité quantique à boucles – les deux approches pour le moment les plus étudiées – se décrivent dans des cadres conceptuels très différents et sont donc rivales. La première privilégie plutôt la théorie quantique des champs, en décrivant tous les phénomènes en termes d’interactions dans un espace-temps de fond fixe et immuable ; la seconde privilégie l’approche einsteinienne, où la gravitation est une pure manifestation de la géométrie de l’espace-temps sous-jacent, laquelle n’est pas fixe mais fluctue constamment au gré de la matière qui s’y trouve et s’y déplace. L’espace-temps y est granulaire, discontinu, et ne nécessite aucune dimension supplémentaire. Mais d’autres approches particulièrement prometteuses, comme la géométrie non commutative ou la gravité émergente, dépassent ce clivage et ouvrent de fascinantes perspectives.

L’expansion observée de l’espace montre qu’il y a environ 14 milliards d’années, l’Univers a dû être petit, dense et très chaud, écrivez-vous. Cela soulève la question du « début du temps », c’est-à-dire de savoir quelles étaient les conditions initiales du big bang. Ce modèle standard de la cosmologie ne fait pas l’unanimité des scientifiques. En quoi est-il utile ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Par définition, un modèle est dit « standard » lorsqu’il fait consensus, c’est-à-dire qu’il est provisoirement adopté comme la meilleure (ou la moins mauvaise, au choix !) description du monde. Mais aucun modèle ne peut être définitif : quelle que soit sa précision, « la carte n’est pas le territoire », pour reprendre une autre expression célèbre, et à cet égard il est heureux qu’il n’y ait pas unanimité complète, sinon la recherche s’arrêterait. Dans le cas plus spécifique de la cosmologie et son modèle standard du big bang, une difficulté philosophique se rajoute : celle d’un possible début absolu du monde il y a 14 milliards d’années. Le dernier chapitre de mon ouvrage traite justement d’une nouvelle physique où, grâce à la quantification de la gravitation, le big bang ne marquerait plus le début singulier de l’univers, mais traduirait une transition entre des phases différentes de son évolution. Tout cela reste cependant très spéculatif.

Faut-il supposer qu’il existe plusieurs Univers, comme l’avait imaginé le philosophe Leibniz, voire un Univers antérieur au big bang, ou maintenir l’unicité aristotélicienne de l’Univers pour dépasser la dualité des théories physiques contemporaines ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Leibniz avait en effet imaginé qu’il pourrait exister une infinité d’univers munis de lois de la nature différentes, mais pour des raisons théologiques il estimait que Dieu n’avait sélectionné que notre seul monde présent, sur le seul critère qu’il soit « le meilleur possible ». Dans les théories physiques actuelles (où l’on évite de faire intervenir un créateur de façon aussi naïve !), le concept d’univers multiples est réapparu sous diverses formes. Il existe toute une panoplie de modèles de multivers très différents selon les théories. Dans certaines, les univers coexistent dans un seul gigantesque espace-temps divisé en « bulles » distinctes et autonomes ; dans d’autres, ils sont dans des dimensions différentes de l’espace-temps ; dans d’autres encore, ils se succèdent au cours du temps, se régénérant lors de phases de « grand rebond » qui remplacent l’idée d’un big-bang unique et originel. Beaucoup de physiciens y voient la solution à un certain nombre de problèmes dits « d’ajustement des paramètres », mais à coup d’arguments plus philosophiques que scientifiques qui me laissent plutôt sceptique…

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui voudraient devenir astrophysicien ? Actuellement, ont-ils les moyens d’y parvenir en vivant convenablement en France ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Pendant de nombreuses années j’ai encouragé les jeunes, dont beaucoup m’écrivaient après avoir lu mes livres, à s’engager dans une carrière de chercheur en astrophysique. Je suis malheureusement aujourd’hui bien plus réservé. Non pas que le métier d’astrophysicien – ou plus généralement de chercheur – soit devenu moins passionnant, mais il se heurte maintenant, à cause des déplorables politiques scientifiques conduites en France depuis environ deux décennies, à tellement d’obstacles, de barrières, de contraintes, voire de dépréciations de toutes sortes (salaires dérisoires par rapport au niveau de compétence requis), qu’entrer aujourd’hui dans la profession relève davantage de l’apostolat que d’un projet de vie convenable ! Je suis effaré quand je compare ma propre situation de jeune chercheur d’il y a quarante ans, libre de choisir les sujets qui m’intéressaient alors qu’ils n’étaient pas encore « à la mode » (je pense notamment aux trous noirs), à celle des jeunes qui abordent aujourd’hui la recherche dans notre pays. Même s’ils ont eu la chance, après un très difficile parcours du combattant et une hyper-sélection, d’obtenir un poste au CNRS ou dans une université, comme ces institutions ne disposent plus de budgets récurrents, il leur faut tout de suite présenter un projet de recherche bien « ciblé » pour avoir une chance d’être financé par une agence française ou européenne. Or, toutes ces agences sont gangrenées par la bureaucratie. Avant même de commencer à chercher il faut donc remplir des dizaines de formulaires pour expliquer ce qu’on espère trouver et à quoi cela sera « utile » à la société. Alors que, par définition, la recherche est imprévisible, et c’est de cette imprévisibilité que naissent les plus grandes innovations.

Quel regard portez-vous sur le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche adopté par le Parlement ?

JEAN-PIERRE LUMINET : Je suis très remonté contre cette loi, dont de multiples aspects aggravent encore la situation de la recherche dans notre pays, sans parler de certaines dispositions visant à réduire la liberté de penser et d’agir qui sont carrément iniques. J’ai signé plusieurs pétitions à ce sujet, tout en ayant conscience que nous luttons contre un implacable « air du temps ». Cette tentative de prise de contrôle et de pilotage de la recherche veut en effet s’étendre à tous les secteurs de la société, comme on le constate notamment avec la gestion de la crise sanitaire. Certes, désormais chercheur « senior » émérite, je ne suis pas directement affecté par ce projet de loi, mais, par égard pour mes collègues plus jeunes qui vont s’y heurter de plus en plus durement dans les années à venir, je suis entré pour la première fois de ma vie en résistance.

(1) L’Écume de l’espace-temps de Jean-Pierre Luminet, édition Odile Jacob, 350 pages, 23,90 euros.

 

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