Camille Bauer
Le nombre d’allocataires s’envole, plongeant les
finances des départements dans la tourmente et mettant au plus mal les budgets
d’insertion. Les perspectives sont inquiétantes alors que la montée du chômage
va encore éloigner les précaires de l’emploi. Manu, 41 ans, serveuse à
Lourdes, a dû demander le RSA cette année pour la première fois de sa
vie. Une démarche difficile. Cela faisait plus de vingt-cinq ans que
Franck Waryn, 53 ans, exerçait son métier dans le catering,
jusqu’à ce qu’il soit touché de plein fouet par la crise, comme des milliers
d’autres travailleurs en contrats courts.
C’est un signe d’appauvrissement qui ne trompe pas. Le
nombre d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) s’envole. Fin
octobre, il atteignait déjà 2,1 millions, soit 8,5 % de plus qu’en
2019, selon les données publiées le 23 décembre par la Direction de la
recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Un chiffre
jamais atteint, même après la crise de 2008. À l’époque, le nombre de
bénéficiaires avait grimpé durant plusieurs années jusqu’à 1,7 million.
Cette fois, la situation est encore plus grave. Une
hausse liée directement à la détérioration du marché de l’emploi. « Les
plus fortes augmentations semblent concerner globalement les départements avec
une activité économique soutenue », précise la Caisse nationale des
allocations familiales (Cnaf) dans son bulletin de novembre : + 18 %
dans les Alpes-Maritimes, + 21,2 % en Haute-Savoie, + 16 %
dans l’Ain… Mais tous les départements sont touchés. Dans le Val-de-Marne,
affecté par la mise à l’arrêt de l’aéroport d’Orly, c’est presque 10 %
d’augmentation, selon son président, Christian Favier (PCF). Dans l’Hérault,
deuxième département de la métropole en nombre de bénéficiaires, on compte
11 % d’allocataires de plus qu’en 2019. Même la riche Gironde est
concernée (+ 9,71 %).
564,78 euros
C'est le montant mensuel du RSA, soit bien en dessous du seuil de pauvreté,
fixé à 867 euros par mois.
Il ne suffit plus de «traverser la rue»
« J’ai épuisé mes droits au chômage début
août, alors ils m’ont donné le RSA, explique
Dominique. Je n’ai pas assez de moyens pour payer mes frais, et bien
sûr, je ne parle même pas de manger ou de boire. » Ce maître d’hôtel
en extras dans l’événementiel fait partie des 20 000 nouveaux allocataires –
précaires, intérimaires et indépendants – dénombrés en novembre par la Cnaf. À
57 ans, alors qu’il gagnait autour de 2 500 euros par mois et avait
déjà un calendrier de travail rempli pour 2020, il doit désormais faire face
avec 560 euros mensuels. En septembre, son RSA a même été réduit à
142 euros sous prétexte qu’il avait travaillé quelques heures en août…
Ceux qui pouvaient jusque-là quitter relativement
rapidement le RSA vont y rester, parce qu’ils ne savent plus où aller.JEAN-LUC
GLEYZE, PRÉSIDENT DE LA GIRONDE
L’augmentation du nombre de bénéficiaires est due pour
l’essentiel à la difficulté qu’ont eue les personnes à sortir du dispositif
(100 000 foyers seulement). Ce ralentissement, contrairement aux idées reçues
sur les allocataires qui se complairaient dans leur statut, donne une
indication du rétrécissement du marché de l’emploi peu qualifié. « S’il
suffisait de traverser la rue… soupire Jean-Luc Gleyze, président de
la Gironde et du groupe des départements de gauche. On voit bien que la
capacité à accéder à un emploi a plus ou moins disparu du panorama. Ceux qui
pouvaient jusque-là quitter relativement rapidement le RSA vont y rester, parce
qu’ils ne savent plus où aller. »
La réforme chômage risque d’alourdir la facture
Aucune amélioration rapide n’est à espérer. Avec un
taux de chômage qui devrait dépasser les 10 % en 2021, la hausse du nombre
d’allocataires du RSA ne va pas s’arrêter. « Il va y avoir des
transferts sur le RSA de personnes en fin de droits à l’assurance-chômage. Ce
sont des vases communicants », résume Claudine Vassas Mejri,
vice-présidente du conseil départemental de l’Hérault, en charge de l’insertion
et de l’économie sociale et solidaire. La perspective d’une relance en avril
2021 de la réforme chômage, qui doit durcir les conditions d’accès à une
indemnisation, risque d’alourdir encore la facture. Certains bénéficiaires de
l’assurance-chômage voient déjà se profiler ce basculement vers les minima
sociaux. « Nous sommes 1 200 000 en contrat de moins de trois mois. La
plupart de ceux qui y avaient droit sont en train de consommer leurs allocations
chômage. Il y a un moment où on va arriver au bout. Même pour moi, il y a
urgence. En janvier, j’arrive en fin de droits et s’il n’y a pas de report, ça
sera le RSA », s’alarme Pierre Garcia, porte-parole du Collectif des
précaires hôtellerie, restauration, événementiel.
Le nombre de chômeurs de longue durée a déjà explosé
L’engorgement va se faire au détriment des plus
fragiles. « Comme il y a moins de travail, il peut y avoir la tentation
de prendre des ’’pluri-employables’’ au détriment de ceux qui ont un parcours
plus long et plus difficile dans la précarité », alerte Christian Favier.
Le risque est d’accentuer une tendance déjà installée. Alors que le nombre
d’allocataires du RSA avait, jusque-là, crû de façon régulière mais modérée,
celui des chômeurs de longue durée a déjà explosé. « Entre 2010 et
2018, le nombre de personnes sans emploi depuis plus de trois ans est passé de
300 000 à 800 000 et malgré la reprise, il a continué de croître », rappelle
Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités.
Entre 2010 et 2018, le nombre de personnes sans emploi
depuis plus de trois ans est passé de 300 000 à 800 000. LOUIS
MAURIN, DE L’OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS.
Certains allocataires ont conscience que la
perspective d’un retour à l’emploi s’éloigne. « Là, je sais que pour me
relever, ça va être très compliqué. J’ai beau postuler partout, je n’ai même
pas de réponse. Je veux bien déménager si j’ai du travail mais c’est partout
pareil. C’est mal barré », analyse Béatrice. À 55 ans, elle a
perdu son emploi de serveuse à Lourdes et survit depuis avec 506 euros de
l’allocation de solidarité spécifique, dernière marche avant le RSA. Une fois
ses frais fixes payés, il lui reste entre 120 et 140 euros pour se nourrir
et mettre de l’essence dans la voiture. « Je m’inquiète pour l’avenir
de mes enfants, de mes petits-enfants, dit-elle, la voix noyée de
larmes. Déjà le mien, je ne le vois plus. »
Un désengagement des départements qui financent en grande partie
l’allocation
L’augmentation du nombre de bénéficiaires grève les
maigres budgets destinés à leur accompagnement social. Les départements, qui
financent de 40 à 60 % de l’allocation en raison du refus de l’État
d’augmenter sa part depuis la loi de décentralisation de 2004, se sont
désengagés des budgets d’insertion. « À la création du RMI en 1988, les
départements devaient consacrer 20 % à ce volet. On est aujourd’hui à
7 % et comme le nombre d’allocataires a augmenté, la somme disponible pour
chacun a baissé », explique Florent Gueguen, président de la
Fédération des acteurs de la solidarité.
Le contexte d'incertitude alourdit le climat anxiogène
L’Assemblée des départements de France estime le coût
de l’augmentation du nombre d’allocataires à près de 1,5 milliard d’euros
pour les départements. De quoi faire stagner les budgets insertion, qui devront
pourtant servir à aider encore plus de gens… Un étranglement budgétaire
accentué dans les départements qui concentrent les ménages modestes. « En
laissant le poids financier du RSA peser sur les départements, l’État creuse
les écarts entre eux, puisque ce sont ceux où la population modeste est la plus
nombreuse qui paient le plus. Ce coût se répercute sur l’ensemble des missions,
y compris celle d’insertion », résume Christian Favier.
L’État n’a rien anticipé. Sur les allocations, il
reste sourd à la revendication des départements. Sur l’insertion, il avait bien
lancé avant la crise un grand Service public de l’insertion et de l’emploi,
mais « avec un budget inchangé malgré la crise, c’est un peu une
coquille vide », note Florent Gueguen. Cent mille places en plus d’ici
2022 dans le secteur de l’insertion par l’activité économique sont aussi
prévues. Une goutte d’eau face à l’ampleur des besoins. « L’accompagnement
social, c’est un travail de fond, individuel et qui demande du temps. Les
moyens ne sont pas à la hauteur », explique Jean-Luc Gleyze. D’autant
que selon Claudine Vassas Mejri, 20 % des allocataires ont des problèmes
psychosociaux. « Ce sont des gens déprimés, qui n’ont pas confiance en
eux et on manque de professionnels pour les aider. » Et le contexte
d’incertitude alourdit le climat anxiogène.
La tentation de réduire le coût du RSA en essayant de
radier ses allocataires existe. Elle est légitimée par une rhétorique contre
les assistés du système que la sévère réduction du nombre d’emplois disponibles
ne semble pas être parvenue à ébranler. La gravité de la crise pourrait
pourtant être l’occasion de changer d’approche. Début décembre, 24 départements
de gauche ont demandé la mise en place d’un revenu de base revalorisé,
inconditionnel, automatique et ouvert aux moins de 25 ans. « Dans
une situation de pénurie et d’effondrement de l’emploi, surtout non qualifié,
on ne peut plus conditionner les minima sociaux à une reprise d’activité, estime
Florent Gueguen. Il faut assumer qu’ils jouent un rôle
d’amortisseurs. »
« Nous sommes les oubliés »
Cela faisait plus de vingt-cinq ans que
Franck Waryn, 53 ans, exerçait son métier dans le catering,
jusqu’à ce qu’il soit touché de plein fouet par la crise, comme des milliers
d’autres travailleurs en contrats courts.
«Du jour au lendemain, je suis allé à la
banque alimentaire et au centre communal d’actions sociales (CCAS) pour payer
mes factures. Quand tu te retrouves à aller chercher des colis pour manger, tu
te dis là j’ai touché le fond », explique
Franck Waryn. À 53 ans, la crise du Covid l’a fait basculer
pour la première fois de sa vie dans la grande pauvreté. Jusqu’en mars, il
travaillait dans la région lilloise dans le secteur du catering, un
mot anglais qui désigne la restauration des équipes sur les
événements, concerts, tournages ou pièces sur scène. Un métier qu’il fait
depuis vingt-huit ans et qui lui permettait de gagner autour de
2 500 euros par mois. Il avait même réussi à économiser pour payer une
voiture pour sa fille.
Quand la crise est arrivée avec le premier
confinement, toutes ses activités se sont arrêtées. Avec seulement
660 heures de travail au compteur, il n’avait plus assez pour avoir droit
à l’assurance-chômage depuis que la réforme en exigeait 910. « J’ai
été directement au RSA », se souvient-il, avant une brève
réouverture de ses droits à l’automne, qui doit prendre fin en décembre. « Avec
500 euros par mois, je n’arrive pas à suivre, les factures se sont accumulées », explique-t-il.
Rien qu’entre son loyer et ses charges, il débourse 760 euros par mois,
qu’il partage avec sa compagne, dans la même situation que lui. Faute de
moyens, il n’a pas pu non plus acheter le bois avec lequel d’ordinaire il se
chauffe l’hiver. Sa maison est une passoire thermique et ses factures de gaz
ont elles aussi explosé. « Je cherche du boulot à droite à gauche. J’ai
postulé à n’importe quoi, explique-t-il, nettoyage dans les
hôpitaux, conducteur de véhicule dans un magasin de bricolage… » Mais
traverser la rue n’est pas si simple. La seule offre qu’il a eue était pour un
temps partiel aux horaires hachés à Lille. Il a vite fait ses calculs.
Avec 500 euros de frais d’essence par
mois, le jeu n’en valait pas la chandelle. « J’ai pris une grosse
claque financière et aussi parce que j’aime mon métier. Je suis en colère. Les
intermittents du spectacle ont eu une année blanche mais nous sommes les
oubliés. On met énormément d’argent dans les secteurs aéronautique ou
automobile qui en plus se permettent de licencier, mais, pour nous qui sommes
en contrats courts et qui travaillons parfois jusqu’à douze heures par jour, il
n’y a rien. Moi je veux travailler, mais il faut qu’ils fassent quelque chose
pour les gens comme nous qui sont dans la misère totale. Heureusement qu’il y a
les services sociaux, parce que le gouvernement, c’est : “ferme ta
gueule”. »
« Je n’ai jamais demandé un euro à
personne »
Manu, 41 ans, serveuse à Lourdes, a
dû demander le RSA cette année pour la première fois de sa vie. Une
démarche difficile.
«J’ai 41 ans et j’ai jamais demandé
un euro à personne. Depuis mes 18 ans, j’ai toujours travaillé. Je me sens
très mal. La nuit, je ne dors pas. Je me sens très triste. Normalement, je
passe une semaine au Portugal pour Noël. Mais cette année je vais passer Noël
toute seule. C’est triste. Aujourd’hui je suis là mais demain je ne sais pas.
Je ne sais pas si je pourrais payer la facture de ma maison, si on va
travailler l’année prochaine. Je ne sais rien. Je suis arrivée en France depuis
le Portugal il y a plus de dix ans, et depuis deux ans j’étais serveuse à
Lourdes. On travaille de 7 heures du matin à 21 heures ou
22 heures, et je gagnais dans les 1 600 euros par mois, les
pourboires en plus. Quand j’ai voulu demander le RSA ça a été très
compliqué. Il y a toujours un papier qui manque. Pendant trois mois je n’ai
rien eu. J’ai dû demander de l’aide pour arriver à l’obtenir.
En juillet ils m’ont versé deux mois d’un
coup. J’ai pu payer mes factures, parce que j’étais en retard pour mon loyer et
rembourser la personne qui m’avait prêté de l’argent pour le téléphone. Mais,
comme j’ai trouvé quelques contrats en juillet et août, mon RSA a été
réduit et en décembre je vais de nouveau ne plus rien toucher. De toute façon,
avec le RSA, je peux payer les factures mais je ne peux pas manger. C’est
soit l’un, soit l’autre. Pour les repas, c’est l’Association des saisonniers de
Lourdes et de la vallée qui m’aide. J’y vais tous les jours pour aider. Les
avoir rencontrés, c’est l’unique bonne chose de cette crise. Ce que j’espère,
c’est le miracle de Lourdes, que tout le monde aille travailler et que je n’aie
plus besoin de demander à droite à gauche pour pouvoir
manger. » C. B