A propos de la
"violence" des grévistes...
Pente. «Le
capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose»,
écrivait le regretté Daniel Bensaïd en 2009. Et le philosophe ajoutait: «Il
s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence
s’éclaire à nouveau d’un objectif politique, à la façon dont Sorel
revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une “violence éclairée
par l’idée de grève générale”.» L’actualité toujours tranchante de ces
mots possède quelque chose de prophétique, à moins de considérer, bien sûr, une
sorte de permanence historique dans les récits des luttes épiques jamais totalement
achevées. Vaste question existentielle pour tout aspirant au changement. Ainsi
donc, à la faveur du moment présent, les grévistes, quels qu’ils soient,
porteraient en eux une telle «violence» qu’il faudrait éradiquer jusqu’au droit
pourtant constitutionnel de la grève elle-même. Curieuse époque, où les modes
revendicatifs sont niés, moqués, insultés avec tant de haine que nous ne savons
plus quand s’arrêtera la pente fatale de l’ignominie. Le grand mouvement de
contre-réforme des années 1980 et 1990 a amplifié ces tendances au
détriment des espérances d’émancipation des séquences précédentes. Baudrillard
notait que surgirent alors les fréquences d’une violence rituelle,
existentielle, spectaculaire, dépolitisée, où le bûcher des vanités marchandes
tenait plus du feu de peine que du feu des joies partagées. Il écrira
d’ailleurs en 2004: «Certains regretteront le temps où la violence
avait un sens ; la violence idéologique, ou encore celle,
individuelle, du révolté qui relevait encore de l’esthétisme individuel et pouvait
être considérée comme un des beaux-arts.»
Opprimés. Souvenons-nous
de la révolte des banlieues françaises de 2005 qui avait pu faire passer une
partie de la jeunesse ghettoïsée et stigmatisée de la honte à la fierté «d’être
du 9-3». Sauf que, cette violence parfois muette et souvent autodestructrice
n’avait pas trouvé à s’inscrire, comme celles de Watts (1965),
d’Amsterdam (1966), de Paris (1968), de Montréal (1969) dans un
réel mouvement social d’émancipation ascendant débouchant inévitablement sur «de
la» politique. Alors que nous vivons la fin d’un cycle, celui d’une démocratie
représentative trop adossée à la monarchie républicaine, la violence même
symbolique ne serait-elle plus ni ludique, ni sacrée, ni idéologique, mais
structurellement liée à la consommation? Si Sorel croyait à une «violence
éclairée par l’idée de grève générale», retenons au moins la leçon: rien ne
peut se concevoir sans objectif politique majeur, un objectif qui dépasse
précisément les individualismes, pour devenir constitutif de la subjectivation
des opprimés, des plus faibles.
Sens. Autre temps,
autres mœurs idéologiques. L’impunité des puissants du capitalisme globalisé
entretient une violence structurelle omniprésente, celle que Pierre Bourdieu
appelait «une loi de circulation de la violence». Disons les choses
clairement, et c’est exactement ce que vivent les citoyens de France
ici-et-maintenant : il existe désormais un désespoir programmé, poussé à son paroxysme en tant que
forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser
toutes les volontés de résistance, citoyenne, syndicale et politique. Ainsi,
convoquer le mot «violence» lorsqu’il s’agit d’évoquer les luttes sociales
concrètes, dures et durables, est toujours un contresens historique et une
entrave à l’à-venir. Chacun son espace du sens et du collectif, dont la
politique, la politique seule en dernier ressort, doit garder l’accès ouvert.
N’est-il pas réconfortant, comme le signalait cette semaine une chroniqueuse
du Monde en évoquant «le retour de la question
sociale» (tout arrive), que le mouvement social en pleine fusion
redéfinisse, enfin, un peu, ce qui «nous» constitue par l’action?
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