mardi 31 mai 2022

Répression « made in France », l’éditorial de Stéphane Sahuc dans l’Humanité.

 


Que s’est-il passé au Stade de France? Les images de cette soirée déplorable ont fait le tour du monde et fait surgir pas mal de questions quant à la capacité de la France daccueillir dignement des événements dune ampleur similaire à celle de cette finale. À commencer par la Coupe du monde de rugby en 2023 et les JO de 2024. Côté pouvoirs publics français, on accuse pêle-mêleles grévistes du RER B, les supporters anglais, un trafic de faux tickets et même, pour faire bon poids, les jeunes de Seine-Saint-Denis d’être responsables de ce fiasco. Des accusations qui ne tiennent pas la route. La légende du foot anglais Gary Lineker déclare en effet avec d’autres journalistes européens n’avoir «pas vu de comportements qui méritaient une telle réaction de la police».

Au-delà des raisons qui ont conduit à cette situation de crise devant le Stade de France, c’est bien la gestion de celle-ci qui pose le plus de problèmes. Nos voisins européens ne comprennent pas comment il est possible que les «forces de lordre» déployées pour l’événement n’aient pas hésité à faire usage de la force et à utiliser des gaz lacrymogènes contre des familles et des supporters qui n’avaient rien de hooligans avinés et violents.

Car, samedi, l’Europe médusée a découvert la réalité de la doctrine du «maintien de lordre» à la française et sa mise en œuvre par le préfet Lallement. La gestion des manifestations de gilets jaunes, les yeux crevés, les mains arrachées, le nassage des manifestants, le gazage systématique des familles le 1er Mai ne sont pas liés à une violence des manifestants ou de blacks blocs non identifiables. C’est bien une stratégie délibérée visant non pas la sécurité publique, mais la répression des mouvements sociaux pour décourager la participation aux manifestations. L’absurdité de cette doctrine, appliquée à des événements festifs, donc son véritable but se révèle aux yeux du monde. Plus que les supporters anglais, c’est surtout le ministère de l’Intérieur, son ministre de tutelle et le préfet Lallement qui devraient être mis sur la sellette.

 

« C’est bien ça ? », le billet de Maurice Ulrich.



Une époque formidable. C’était le titre d’un film de 1991, qui donc date déjà un peu mais où Gérard Jugnot l’annonçait, avec l’histoire, toujours actuelle en revanche, d’un cadre licencié devenant SDF. On ne croyait pas toutefois en arriver au point où une accompagnante d’enfants en situation de handicap et en milieu scolaire serait menacée d’expulsion par le sous-préfet de Nogent-sur-Marne parce qu’elle ne gagne pas assez (notre édition d’hier), quand bien même elle vit et travaille en France depuis 2011, avec un titre de séjour. Le représentant de l’État pourrait souligner son zèle, comme Jean Gabin dans la Traversée de Paris«Salauds de pauvres!» Baudelaire avait vu plus loin encore dans un de ses textes de Fusées, intitulé Le monde va finir, et cela en raison de «lavilissement des cœurs» voués au culte suprême de l’argent: «La justice si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune.» C’est bien ça, Monsieur le sous-préfet?

La police française se prend un carton rouge.



Stade de France L’UEFA, le gouvernement et la préfecture accusent les supporters anglais d’être à l’origine du chaos de samedi, lors de la finale de la Ligue des champions. La presse internationale tacle l’incapacité des autorités françaises à assurer la sécurité d’un tel événement.

Ce samedi soir, il est déjà quasiment 21h30 quand la chanteuse cubano-américaine Camila Cabello ouvre le spectacle de la finale de la Ligue des champions Liverpool-Real Madrid sur la pelouse du Stade de France, entourée de plusieurs dizaines de danseurs dans une débauche de froufrous colorés. Une grosse demi-heure de retard et une réalité beaucoup moins festive pour les milliers de supporters, essentiellement anglais, qui – hors-champ des caméras de l’UEFA – essaient tant bien que mal d’accéder aux tribunes au milieu des gaz lacrymogènes, tandis que d’autres profitent du chaos pour escalader les grilles. Bloqués pendant plusieurs heures dans un goulot d’étranglement causé par un préfiltrage policier et un nombre très réduit de files d’accès et de stadiers scannant les billets, les supporters dénoncent un fiasco organisationnel et pointent la responsabilité des autorités françaises et de l’UEFA. Mais les acteurs principaux de la sécurité publique bottent en touche, et rejettent la faute sur les spectateurs britanniques.

1. L’alibi facile des faux billets

«Avant le match, les tourniquets donnant accès à la tribune des supporters de Liverpool ont été bloqués par des milliers de fans ayant acheté de faux billets, lesquels ne pouvaient pas activer les tourniquets», affirme l’UEFA, qui a annoncé l’ouverture d’une enquête. Du côté de la préfecture de police comme du gouvernement, on pointe aussi la responsabilité de ces fameux supporters sans billets valables, mais aussi de l’UEFA pour sa décision d’autoriser des billets en papier, plus facilement falsifiables que des tickets électroniques, et du club de Liverpool, accusé d’avoir laissé ses supporters «dans la nature», a affirmé la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra. «On avait bien identifié cette problématique en disant aux supporters sans billets de rester dans la fan -zone pour pouvoir profiter du match dans de bonnes conditions. Certains ont tenté de rejoindre le Stade de France et ce sont notamment ces supporters qui ont créé des débordements, des mouvements de foule, en faisant pression à l’entrée sur le premier barrage et en exerçant une pression sur des supporters qui, eux, avaient des billets», a soutenu la porte-parole de la préfecture de police de Paris, Loubna Atta, sur BFMTV, faisant état de 105 interpellations.

Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin n’a pas hésité, hier, à pointer une «fraude massive, industrielle et organisée», son homologue des Sports avançant de son côté un chiffre de 30000 à 40000 billets contrefaits. Soit quasiment la moitié de la capacité totale du Stade de France. Un chiffre qui semble assez invraisemblable pour certains observateurs. «On aurait dû voir repartir dans lautre sens l’équivalent de la moitié du stade, ce que personne na constaté sur place», a taclé sur BFMTV Pierre Barthélemy, avocat de plusieurs groupes de supporters français, présent au match ce samedi-là. «Ces chiffres qui ne sont pas sourcés sont devenus un prétexte de communication politique», ajoute-t-il.

2. Le dispositif policier en question

Une manière opportune pour les autorités de se dédouaner de leurs responsabilités, alors que plusieurs témoignages pointent le rôle de la préfecture. «Je pense que, de la part de la préfecture de police, il y avait un dispositif qui était prévu pour faire face à des hooligans anglais, or il ny a pas eu de hooliganisme», a de son côté analysé Stéphane Peu, député de Seine-Saint-Denis, qui souligne que, lors de l’Euro 2016, «il y avait deux-trois filtrages avant darriver au stade», rendant impossible un accès au stade sans billets valables.

Plusieurs observateurs présents sur place samedi soir ont fait part de leur incompréhension face au choix fait par la police de ne pas avoir redirigé les milliers de spectateurs anglais arrivés par le RER D – faute de RER B, en grève – vers une autre entrée du stade, afin de fluidifier les arrivées. Face à la pression, les forces de police ont fini par faire sauter ce premier filtrage pour éviter des phénomènes d’écrasement. Incapable de faire face aux quelques dizaines de personnes qui ont tenté de s’infiltrer irrégulièrement en escaladant les grilles, la police en est venue à arroser très largement la foule de gaz lacrymogène. Une pratique malheureusement constatée de nombreuses fois par le passé, notamment dans le cadre de manifestations.

3. Un maintien de l’ordre déjà condamné

La question des violences policières secoue le pays depuis quelques années. Elle a d’ailleurs valu à la France plusieurs remontrances au niveau international. En dehors de quelques condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh) concernant des cas spécifiques, la remise en cause la plus spectaculaire est venue des Nations unies. En 2019, en pleine répression contre les gilets jaunes, l’organisation internationale, citant le groupe d’experts sur les droits de l’homme, avait critiqué «le nombre élevé d’interpellations et de gardes à vue, des fouilles et confiscations de matériel de manifestants, ainsi que des blessures graves causées par un usage disproportionné d’armes dites “non létales”». L’ONU avait alors estimé que «les autorités devraient repenser leur politique en matière de maintien de l’ordre pour garantir l’exercice des libertés». La même année, le Parlement européen, pourtant majoritairement à droite, avait lui aussi dénoncé (438voix pour, 78 contre et 87abstentions) «le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques».

4. L’incompétence de la France épinglée

Hors de nos frontières, la gestion chaotique de ce match a écorné l’image du pays. Depuis samedi, les images de supporters munis de billets mais gazés en pleine figure après des heures d’attente, de familles coincées derrière des grilles au milieu des gaz lacrymogènes font le tour des réseaux sociaux. Des prises de vues étayées par les récits des correspondants étrangers, dont certains ont raconté avoir été contraints de supprimer des images par la police française. «Soirée malheureusement gâchée par des problèmes de sécurité hors du stade dont on parlera pendant longtemps», a estimé celui de CNN. En Grande-Bretagne, surtout, la colère ne retombe pas. Les témoignages continuent d’affluer dans la presse relatant la présence d’enfants, de personnes porteuses de handicap, voire d’invités officiels comme le frère d’un des défenseurs de Liverpool, parmi la foule gazée par la police française. «Lorganisation était inexistante, c’était choquant», a ainsi confié au Daily Telegraph, Ted Morris, le président de l’association des supporters handicapés de la ville. Âgé de 67 ans, Alan Kennedy, star du club britannique, a lui dû être exfiltré par-dessus une barrière par des fans. Le manque de professionnalisme est même attesté par un représentant de la police locale en mission sur place. Il a dit avoir assisté «au pire match européen sur lequel (il a) jamais travaillé» alors que «le comportement des fans au tourniquet était exemplaire, malgré des circonstances choquantes».

La façon dont les autorités françaises et l’UEFA imputent désormais la responsabilité de la violence aux seuls supporters de Liverpool ne fait qu’aviver ce dégoût outre-Manche. «Un récit fait de mensonges sest mis en marche», a dénoncé sur Sky Sports News, Ian Byrne, le député travailliste de la ville. Dès samedi, il avait twitté: «Je viens juste de vivre une des pires expériences de ma vie. Organisation de la sécurité honteuse et mettant des vies en danger.» «Honteux de faire porter la faute aux fans», a de son côté lancé la maire travailliste, Joanne Anderson. Tous réclament désormais une enquête. En attendant, l’épisode aura aussi fait planer de sérieux doutes quant à la capacité de la France à organiser des grandes compétitions sportives internationales. «Un chaos inexplicable à un an et demi des jeux Olympiques de Paris 2024», a pointé le quotidien espagnol El Mundo. En Suisse, le journal de référence  le Temps s’est, lui, aussi interrogé sur un «dispositif sécuritaire» qui «devait servir de test» pour la Coupe du monde de rugby et les JO. Un test pas vraiment concluant…

 

lundi 30 mai 2022

« L’hôpital en face », l’éditorial de Maurice Ulrich dans l’Humanité.



Et surtout la santé, dit-on. Eh bien non. On a beau se remémorer l’intervention télévisée de madame Borne en tant que première ministre, relire ses deux pages d’entretien de la semaine passée dans le Journal du dimanche, c’est en vain. L’hôpital craque, dit la CGT, cet été on peut avoir des morts, disait samedi sur une radio Philippe Juvin qui, s’il est un élu LR, est aussi le chef des urgences de Pompidou et ne passe pas a priori pour un extrémiste: «Je connais des endroits où il risque de ne pas y avoir de sages-femmes pour les accouchements.» L’hôpital craque et le gouvernement regarde ailleurs, deux ans à peine après les prétendues prises de conscience liées à la crise sanitaire, et un Ségur de la santé aux bien maigres résultats au regard de la situation d’aujourd’hui.

Il semble au gouvernement et au président de la République bien plus important d’obliger les Françaises et les Français à travailler plus longtemps que de faire en sorte qu’ils vivent en bonne santé et plus longtemps. C’est tout le système qui est en crise. Nombre d’entre nous ont fait l’expérience d’attentes interminables aux urgences avec les souffrances, voire les situations de détresse que cela représente. Les plans blancs décidés dans un nombre croissant d’établissements amènent à des reports d’opérations même pour les pathologies les plus graves, cancers, maladies du cœur. La situation de la psychiatrie est catastrophique, les soins à domicile sont à la ramasse.

On l’a déjà dit. Les soignants salués aux premiers temps de la crise sont, pour nombre d’entre eux, fatigués, découragés. Il est bien sûr question des horaires, des salaires, des conditions même de travail quand le matériel manque. Il s’agit aussi d’un sentiment moral de défaite, quand on a l’impression que, quoi que l’on fasse, cela sert à si peu de chose. Des médecins les plus éminents aux aides-soignantes, le monde hospitalier a des propositions. Elles s’exprimeront particulièrement le 7 juin. Madame la première ministre, il faut arrêter de regarder ailleurs.

 

« Idées », le billet de Maurice Ulrich.


 
 
Ce ne sont pas les Anglais qui ont tiré les premiers mais c’est un peu le monde à l’envers. Le ministre britannique des Finances, qui s’y était toujours refusé en affirmant que cela pénaliserait l’investissement, vient d’annoncer la mise en place d’une taxe exceptionnelle sur les géants de l’énergie pour alimenter des aides aux plus modestes. Cinq milliards de livres devraient être ainsi prélevés sur leurs profits. Pour le seul premier trimestre, le groupe BP a réalisé des bénéfices à hauteur de cette même somme. Il est vrai que l’inflation au Royaume-Uni atteint les 10 % et que, selon la BBC, des millions de Britanniques ne mangent pas au moins un jour par mois. Voilà donc les conservateurs britanniques, après l’Italie et la Hongrie, qui ont pris des mesures semblables, saisis par une fièvre collectiviste! Les travaillistes saluent une victoire dans la bataille des idées! En France, les bénéfices de Total atteignent 5 milliards deuros au premier trimestre, mais ce nest pas pareil. On a le pétrole mais toujours pas les idées.

 

vendredi 27 mai 2022

« Le libre marché, l’assassin qui court toujours », l’éditorial de Bruno Odent dans l’Humanité.



Ils sont 19 victimes innocentes par essence puisque c’étaient 19 enfants âgés de 9 à 10 ans. Ils ont été massacrés avec leurs deux institutrices dans une école du Texas. Exit le tueur, un adolescent d’à peine 18 ans, qui a fait feu sur la classe avec son «top gun» de guerre acheté quelques jours plus tôt dans un magasin, aussi simplement quon se procure un smartphone ou du matériel de jardinage au centre commercial du coin. Il a été abattu par la police. Mais lassassin, le vrai, celui qui commet depuis des lustres ces meurtres en série, court toujours. Son nom: le marché libre des armes à feu. Son chargé daffaires, la NRA (National Rifle Association), le surpuissant lobby qui a ses entrées au Congrès et dans les plus hautes institutions des États-Unis.

Le sang du carnage de Buffalo qui a coûté la vie à 10 autres êtres, éliminés, eux, parce qu’ils avaient simplement le tort d’être noirs, était à peine séché. Le président Biden a dit son émotion, comme l’avait fait Barack Obama en 2015, au lendemain d’un autre massacre raciste à Charleston. L’ex-locataire de la Maison-Blanche avait alors rappelé l’abomination de l’une des précédentes tueries de bambins dans une école du Connecticut, trois ans plus tôt, pour insister sur la nécessité de «revoir la législation». Entre-temps, rien n’a changé et on peut craindre que, malgré les accents pleins d’émotion biblique de Biden s’insurgeant «pour lamour de Dieu» contre la NRA, la volonté de réguler même modestement le marché des armes à feu ne se heurte à l’étendue de la corruption instillée par le lobby parmi les élus républicains et certains démocrates.

Un sursaut démocratique serait pourtant nécessaire, comme le revendiquent ces jeunes, anciens élèves du lycée de Parkland en Floride, lieu en 2018 d’un précédent carnage d’adolescents, ou ces associations qui se battent pour que l’accès aux armes soit au moins limité. Les États-Unis doivent enfin sortir de leur addiction mortifère. Celle qui fait gonfler leur budget de guerre à des niveaux aujourd’hui astronomiques. L’exact pendant de celle qui nourrit la litanie de leurs tragédies intérieures.

 

« Sur la tête », le billet de Maurice Ulrich.



Une lourde menace pèse sur la démocratie. Le pouvoir des juges. C’est, nous dit Franz-Olivier Giesbert dans un de ses éditos hallucinés du Point«la thèse dun livre passionnant que lon attendait depuis longtemps et qui fera date»la Démocratie au péril des prétoires (éd. Gallimard), d’un énarque et polytechnicien, Jean-Éric Schoettl. Penser, donc, que la démocratie serait menacée par les populismes de Le Pen ou Zemmour, c’est «confondre les conséquences avec les causes: laffaissement de l’État et de son autorité consacré par beaucoup de magistrats ». Ainsi, l’instauration de la république des juges passe par «la mise au pas de la classe politique». Par exemple, Jean-Éric Schoettl démonte sans pitié, écrit l’éditorialiste, ce que sont les affaires Fillon ou Sarkozy: «Des farces judiciaires indignes dune démocratie, où des magistrats gonflés à lhélium de leur hubris sopiniâtrent à envoyer en prison danciennes grandes figures de la V e  République.» La justice française, titre-t-il, a «la tête à l’envers». Ou il est plutôt tombé sur la tête. Ça fait mal…