Les nouvelles
révélations d’un pool international de journalistes d’investigation dévoilent
l’ampleur des fraudes et mettent en cause des personnalités politiques de
premier plan. Le phénomène progresse dans les pas de la financiarisation du
capitalisme mondialisé.
Joliment baptisée « Pandora Papers », une nouvelle enquête du Consortium
international des journalistes d’investigation (Icij) vient révéler l’ampleur
de la fraude fiscale et le degré de corruption de certaines personnalités
membres de l’élite politique mondiale, voire de certains chefs d’État en
exercice. Elle atteint la bagatelle de 11 300 milliards de dollars
(9 400 milliards d’euros). Les individus haut placés pris en flagrant
délit les ont fait « prospérer » dans une myriade de sociétés offshore, basées
dans des paradis fiscaux.
Les enquêteurs de l’Icij ont épluché quelque 11,9 millions de
documents. Ils pointent comment 336 dirigeants et responsables politiques
de premier plan ont triché pour parvenir à leurs fins lucratives. Nous avons
sélectionné et dressé ici le portrait de quelques-uns des plus emblématiques de
ces personnages, auteurs souvent des envolées les plus solennelles contre la
corruption ou la fraude fiscale (lire ci-contre). Les îles Vierges britanniques
se taillent la part du lion dans cette affaire, puisqu’elles sont à l’origine
des deux tiers des montages d’optimisations de la fortune de tous ces grands
personnages publics.
Ces Pandora Papers s’ajoutent à une déjà longue liste de scandales du même
type. Baptisés Offshore Leaks, Panama Papers, Paradise Papers, LuxLeaks ou
OpenLux, ces investigations lèvent, à chaque fois, un coin du voile sur des
pratiques qui permettent de soustraire des milliers de milliards d’euros au
financement des services publics, des hôpitaux, des écoles, de la recherche
médicale… Elles livrent un décryptage saisissant des méthodes les plus
sophistiquées employées par des fraudeurs qui se sont entourés d’une armée de
financiers pleinement intégrés à la planète boursière, de banquiers forts de
leurs réseaux mondiaux et d’avocats fiscalistes ayant pignon sur rue.
Expansion et banalisation des paradis fiscaux
Au-delà de la ribambelle de personnages politiques sortis de la boîte de
Pandora, l’un des mérites de cette dernière enquête en date est de révéler
l’expansion et la banalisation des paradis fiscaux. Il apparaît, en effet, que
ces derniers ont pu étendre leur périmètre d’activité bien au-delà des sphères
traditionnelles, des Caraïbes au Luxembourg. De nouveaux flibustiers de la
fraude fiscale sont venus s’ajouter aux champions d’un secteur déjà très
fourni. Au sein de l’hyperpuissance mondiale, l’État du Dakota du Sud accueille
ainsi depuis peu des fonds considérables venus de l’étranger au sein de
sociétés-écrans en leur garantissant l’opacité la plus totale.
La qualité de ces investigations et les efforts fédérés par plusieurs
grands titres de la presse internationale – ils vont en France du Monde à Libération en
passant par Radio France – permettent à leurs auteurs de distiller, à chaque
fois, de vraies révélations sans courir le risque d’un tir de barrage politique
ou (et) juridique. Toutefois, l’extraordinaire accumulation de ce type
d’enquête n’a jamais débouché sur un véritable tournant dans la lutte contre
les fraudeurs mondialisés. Davantage de transparence, des régulations plus
sévères, de nouvelles contraintes juridiques, voire la mise hors circuit des
hôtes les plus avérés du dopage des fortunes personnelles ou des profits géants
des plus grandes sociétés sont réclamées, à chaque fois, à juste titre et à cor
et à cri. Sans jamais que rien ne change vraiment. Comme le prouvent les
révélations publiées quelques mois ou quelques années plus tard. Un peu comme
s’il s’agissait, à chaque fois, d’un nouvel épisode accablant versé à un
dossier dont l’importance et la nocivité ne se réduisent pas. Mais qui fait
preuve tout au contraire d’une résilience phénoménale, voire d’une capacité à
continuer de croître et embellir.
Un environnement systémique des plus favorables
En fait, la plaie de la fraude fiscale n’est béante et hideuse que parce
qu’elle bénéficie d’un environnement systémique des plus favorables. La
financiarisation des économies encouragée, impulsée ces dernières années par
les grandes puissances, et singulièrement par Washington et Wall Street, a
débouché sur un mode de régulation de la sphère capitaliste dont la
caractéristique essentielle est d’ouvrir toujours davantage de possibilités aux
fraudeurs et autres optimiseurs de gros magots.
« Au cours des 40 dernières années, l’industrie financière a pris
un pouvoir considérable sur le reste de la sphère économique », relevait en
2020 un observateur allemand très en vue, longtemps membre de l’institut Ifo de
conjoncture d’inspiration plutôt libérale. Cette évolution a été portée par un
« assouplissement » des règles et des contrôles publics qui a démultiplié les
possibilités de pratiquer les placements les plus lucratifs, assorti des moyens
de leur faire éviter ou contourner les impôts et les taxes.
Tout a été subordonné aux résultats de la Bourse. Sans que les placements
encouragés soient le plus souvent reliés au monde réel. Et ce sont les plus
grosses sociétés d’investissement, comme l’États-Unien BlackRock, qui ont ainsi
pu acquérir des pouvoirs d’influences nouveaux jusque dans les régulations,
souvent codécidées avec la puissance publique. Elles ont pu ainsi lancer des
produits au rendement exceptionnel. Nourrissant ce faisant une boursouflure
financière mondiale au diamètre de plus en plus menaçant.
Les États-Unis sont à l’avant-garde de cette évolution comme du combat pour
atteindre la plus grande compétitivité financière. Outre les nouveaux
aventuriers du Dakota du Sud repérés par les enquêteurs de l’Icij, ils
disposent de très longue date d’un outil majeur d’optimisation fiscale : l’État
du Delaware. Il permet à toutes les compagnies qui y déclarent leur siège
social de bénéficier de taux d’imposition très réduits. Dans cet État peuplé de
moins d’un million d’habitants, quelque 1,2 million de sociétés, dont la
plupart des géants de Wall Street, ont installé quelques bureaux, parfois juste
une plaque. Ce qui leur permet de réduire considérablement leurs prélèvements.
Une entreprise installée ne paie aucune taxe locale et doit seulement
s’acquitter de l’impôt fédéral américain. Le système est bien rodé et défendu
jusqu’au plus haut niveau. Le sénateur du Delaware depuis 1972 n’est autre
qu’un certain Joe Biden, aujourd’hui président des États-Unis. À quand des
« Delaware Papers » ou un « Delaware Leaks » ?
Partout, les
possibilités de placer son argent sans avoir à rendre le moindre compte à la
puissance publique et à ses besoins d’investissements sociaux ou environnementaux
ont atteint aussi une dimension nouvelle dans la dernière période, dont le
bitcoin est le nom. Ces monnaies numériques, alternatives des devises émises
par les grandes banques centrales, sont portées par les libéraux libertaires
des États-Unis. Elles remplissent, à elles seules, tous les avantages offerts
par les paradis fiscaux : aucun contrôle sur l’origine des fonds, aucune
régulation publique et une promesse de rendements faramineux. Elles siphonnent
aujourd’hui plus de 500 billions de dollars. Ce qui en fait le plus gros des
récipients dévoués aux investissements hors taxes pour tous les agioteurs de la
planète. Seule différence : le placement peut désormais s’avérer risqué quand
la bulle des bitcoins se sent comme aujourd’hui des accès de faiblesse. Sur
fond de risque bien réel d’éclatement de cette sphère ultraspéculative, qui
pourrait bien menacer toute la planète financière.
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