En faussant les
recherches sur la durée de l’immunité, les grands groupes pharmaceutiques
encouragent les pays les plus riches à relancer la course aux stocks
disponibles. Au risque de repousser tout accès universel aux vaccins.
Big Pharma conserve son coup d’avance pour imposer aux États les plus
riches une stratégie vaccinale qui sert ses profits avant l’intérêt général.
Tandis que dans les pays du Sud, faute d’accès universel aux vaccins, la
couverture demeure très faible (lire en page 5), ce coup, réservé aux
grandes puissances du Nord, porte un nom : « troisième dose » ou « rappel ». Le
28 juillet, en marge de la présentation de prévisions financières toujours
plus mirifiques – pour 2021, la multinationale compte désormais tirer
28,6 milliards d’euros des ventes de son vaccin (contre
22,2 milliards précédemment) –, Pfizer a opportunément livré une série de
statistiques, hors de tout cadre scientifique établi, sans publication dans une
revue, ni évaluation par des pairs, qui pourraient gonfler encore son carnet de
commandes.
Ce n’est pas aux entreprises d’inciter à un rappel vaccinal
À partir de ces éléments, construits notamment sur des tests réalisés
auprès de 23 individus, Mikael Dolsten, président du département recherche et
développement (R&D) du groupe pharmaceutique, affirme que le niveau
d’anticorps susceptibles d’attaquer le nouveau coronavirus croîtrait « cinq
fois » pour les personnes de 18 à 55 ans lorsqu’elles reçoivent
une troisième dose de vaccin. Pour celles qui ont entre 65 et 85 ans,
cette nouvelle injection après les deux premières multiplierait par « plus
de onze » le niveau d’anticorps. « Ces données préliminaires
sont très encourageantes, alors que Delta continue de se propager », avance
le dirigeant de Pfizer.
Dans une réaction plutôt inhabituelle, les agences sanitaires américaines,
la Food and Drug Administration (FDA) et le Center for Disease Control and
Prevention, ont dans des termes assez vigoureux renvoyé Pfizer dans les cordes.
Rappelant que ce n’est pas aux entreprises de déterminer si un rappel vaccinal
doit être administré et que la décision sera prise à partir de toutes les
données collectées dans un cadre scientifique commun. Vivek Murthy, le
médecin-chef au sein de l’administration Biden, écarte, pour l’heure,
l’hypothèse : « Les gens ne doivent pas partir en quête d’une troisième
dose. » Mais, malgré cette absence d’éléments établis, le refrain
continue de s’imposer. Lundi, c’est Ugur Sahin, le patron de BioNTech, la
start-up allemande partenaire de Pfizer pour le vaccin, qui en remettait une
couche : « Il est possible que, dans les six à douze mois prochains, un
variant émerge et requière l’adaptation du vaccin, mais ce n’est pas encore le
cas. La meilleure approche pour gérer cette situation est de continuer avec une
dose de rappel. »
En réalité, du côté des multinationales, le souci de rendre incontournable
la troisième dose est présent depuis des mois. Ainsi, au printemps, au cours
d’un séminaire organisé par la banque d’affaires Barclays, Frank D’Amelio,
directeur financier et vice-président de Pfizer, promettait monts et merveilles
à ses actionnaires grâce à la perspective des rappels vaccinaux (lire notre
édition du 14 avril) : « Les facteurs comme l’efficacité, la
capacité de doper l’immunité deviendront encore plus déterminants, et nous
voyons ça comme une grosse opportunité pour la demande de notre vaccin et pour
son prix. Donc, en clair, beaucoup est à venir. » Mais derrière cette
forme de cynisme échevelé à l’attention des marchés financiers, les grandes
entreprises pharmaceutiques profitent surtout aujourd’hui, pour accréditer leur
thèse, des limites qu’elles ont elles-mêmes fixées à la principale étude
clinique mondiale.
Cet essai-là, lancé en juillet 2020 avec 44 000 volontaires, a été
organisé dans les plus rigoureuses règles de l’art (tirage au sort,
représentation de tous les âges, sexes et conditions de santé…). Il doit, outre
le recensement des éventuels effets secondaires indétectés jusque-là, servir à
établir la durée d’immunité offerte par la vaccination. Dans une
« prépublication » – donc sans contrôle extérieur à ce stade – mise en ligne
fin juillet, en parallèle des données propres de la multinationale, les
chercheurs avancent que, six mois après la deuxième injection, l’efficacité
contre le Covid-19 du vaccin Pfizer passerait de 96 % à 84 %. Une
baisse générale, certes sensible, mais qui demeure très loin du seuil des
50 %, en dessous duquel le produit n’est plus considéré comme efficace.
Quoi qu’il en soit, sur les 22 000 participants ayant reçu les deux doses de
vaccin, un seul a eu des symptômes sévères provoqués par une contamination. Un
résultat jugé « très rassurant » par les experts indépendants
américains, qui inclinent toujours à penser que la troisième dose n’est « pas
nécessaire » à ce stade.
Le problème, c’est que, alors que les essais cliniques ne devaient pas être
achevés avant octobre 2022 pour Moderna, et même mai 2023 pour Pfizer, ces
données, arrêtées en mars, sont sans doute les dernières que livrera l’étude
clinique sur la durée de la protection offerte par les vaccins. En cause,
l’attitude des groupes pharmaceutiques, qui, au nom de l’impératif « éthique »
de permettre aux participants recevant le placebo d’opter pour le vaccin afin
d’être protégés dans la pandémie, les ont poussés depuis janvier à quitter
l’étude clinique. Sur les 44 000 participants au départ, une écrasante majorité
a choisi de demander à connaître son propre statut vaccinal. Les résultats
publiés fin juillet sur la couverture six mois après la vaccination ne
concernent plus que 7 % des volontaires initiaux. Le pourcentage de
participants toujours impliqués dans l’essai initial avec le placebo est
désormais proche de zéro.
Compétition pour accaparer les stocks disponibles
Tandis que les experts de l’Organisation mondiale de la santé et des
organismes régulateurs, comme la FDA états-unienne, recommandaient la poursuite
de l’étude avec les standards randomisés en « double aveugle » (ni les
chercheurs ni les participants ne savent si ces derniers reçoivent le placebo
ou le vaccin), Pfizer et Moderna ont refusé un système imaginé par le clinicien
américain Steven Goodman permettant de continuer l’étude clinique tout en
protégeant les participants, le jugeant « impraticable » ou
même « trop onéreux »… Ce qui, faute de données établies
scientifiquement dans un cadre transparent et partagé, ne peut qu’encourager à
s’en remettre plus encore aux injonctions des grandes entreprises
pharmaceutiques. Alors même que – nouvel aveu de ses priorités largement
dictées par ses propres intérêts commerciaux – Pfizer a, dès le 30 mars,
rectifié l’objet de l’étude clinique afin d’y ajouter l’examen des troisièmes
doses et des rappels vaccinaux.
Dernière carte dans la
manche de Big Pharma, le « monde réel ». Selon Pfizer, le
déclin de l’immunité au fil des mois, observé en particulier en Israël,
imposerait le recours à des troisièmes doses, comme le gouvernement de Naftali
Bennett en a décidé en lançant une campagne pour les plus de 60 ans. Quand
les grandes puissances capitalistes relancent la compétition entre elles pour
accaparer les stocks disponibles – les États-Unis ont commandé
400 millions de doses à Pfizer et Moderna, pendant que les Britanniques en
réservaient 90 millions et les Européens 900 –, l’argument n’est
peut-être pas dépourvu de bon sens, même si le consensus est loin d’être
atteint sur la question. En revanche, dans ce « monde réel » où
les variants ont été rebaptisés par des lettres de l’alphabet grec, perdant au
passage la référence à la localisation de leur émergence – le Brésil, l’Afrique
du Sud ou l’Inde, largement privés d’accès aux vaccins –, un consensus, bien
plus solide, existe. Trois doses, ou plus, dans les pays les plus riches et
zéro dans le reste du monde : ce régime promet de faire perdurer la pandémie
très longtemps encore et de laisser les variants plus dangereux les uns que les
autres se multiplier.
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