mardi 27 avril 2021

« On peut sortir d’une logique du tout-financier »



Juliette Barot

Alors qu’ils bénéficient largement des financements publics, les géants de l’industrie pharmaceutique génèrent des profits toujours plus élevés, déconnectés de leurs investissements. Entretien.

NATHALIE COUTINETÉ, économiste et maîtresse de conférences à l’université Paris-XIII

L’économiste Nathalie Coutinet décrypte comment les fonds publics alimentent les bénéfices croissants de Big Pharma, sans contrepartie. Un modèle qui pourrait être réorienté grâce à des contrôles ou encore à la création d’entités à but non lucratif.

Comment est organisée et financée la recherche des grands groupes pharmaceutiques ?

Nathalie Coutinet : La recherche chimique reste plutôt interne. Elle est en grande partie financée par les États et la recherche publique. Le plus souvent les découvertes de molécules se font dans les laboratoires publics et les entreprises bénéficient de diverses subventions ou de partenariats avec des centres hospitaliers universitaires. Concernant les biotechs, elles ont externalisé quasiment totalement la recherche dans des start-up et, là aussi, la plupart des découvertes se font dans des universités. C’est le cas de l’ARN messager. Aux États-Unis, ce sont aussi des financements issus de la Barda (autorité finançant la R&D dans le domaine biomédical – NDLR). On peut dire qu’il y a un financement collectif mais, ensuite, des profits largement privatisés. En ce qui concerne la Barda, c’est sa philosophie : elle va laisser Big Pharma faire des profits sans aucun contrôle. Et, en Europe et en France, c’est aussi de plus en plus le cas, parce que les modalités de fixation des prix sont de plus en plus libres et ne tiennent pas compte de l’origine des financements. L’État paye deux fois les médicaments, via la recherche et le remboursement par la Sécurité sociale. Et si ce que souhaitent les firmes est mis en place, c’est-à-dire l’augmentation des prix des génériques pour relocaliser la production, on paiera même trois fois les médicaments.

Où vont les bénéfices de ces laboratoires ?

Nathalie Coutinet : Ils vont essentiellement dans la poche des actionnaires. Quoi qu’en disent les firmes, elles investissent moins dans la recherche que dans la publicité, leur premier poste de dépenses. Le financement de la recherche est faible par rapport à la distribution des profits. Le secteur pharmaceutique est un secteur qui s’est largement financiarisé.

Quels secteurs médicaux sont les plus rentables et privilégiés par Big Pharma ?

Nathalie Coutinet : Très nettement, c’est l’oncologie. L’essentiel des profits est en cancérologie et plus d’un tiers des recherches vont vers ce domaine. C’est un peu ce qu’a fait Sanofi quand le groupe a annoncé licencier des personnels de R&D d’autres secteurs pour se réorienter vers l’oncologie. C’est aussi ce qu’a fait Roche il y a quelques années. Les grands groupes se spécialisent vers ces domaines les plus rentables.

Quelles solutions existe-t-il pour reprendre le contrôle sur ce secteur ?

Nathalie Coutinet : C’est difficile d’imaginer un autre modèle aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas une vision unifiée de ce que devrait être le secteur pharmaceutique. Il y a une conception américaine qui n’a pas du tout envie de remettre en cause le système actuel. Ce dernier démontre une certaine efficacité, parce qu’il génère de l’innovation, même s’il génère en parallèle des profits monstrueux et des inégalités d’accès aux traitements. Il faudrait passer à un système accepté de tous qui pourrait être beaucoup plus contrôlé par la puissance publique. Aujourd’hui c’est difficile, parce que les États-Unis et le droit international nous en empêchent. D’un point de vue européen, le projet d’HERA (agence européenne de biodéfense face aux pandémies – NDLR) pourrait être une bonne chose, à condition que tout ce qui aura été financé par cet HERA fasse l’objet de prix plus faibles, d’accords sur les brevets, avec une exploitation moins financière mais tournée vers l’accès au traitement. Ça pourrait avoir un effet de ralentissement des profits et des dividendes distribués et cela pourrait calmer un peu la financiarisation du secteur. Une autre possibilité est de créer des fabricants qui ne soient pas rattachés aux marchés financiers. Aux États-Unis, il y a un groupement d’hôpitaux qui a monté un gros centre de production, une entreprise non lucrative produisant des médicaments pour 140 hôpitaux environ, avec l’objectif de lutter contre la cherté des médicaments. Et ça fonctionne très bien. Des exemples comme celui-ci démontrent qu’on peut sortir de ce tout-financier.

 

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