Dix ans après l’annonce de la fermeture du site de
Gémenos, des salariés ont préservé l’outil industriel et prolongé une aventure
commencée il y a plus d’un siècle.
Dix ans après, il se souvient avoir parlé
sous le coup de la colère. Pourtant, chacun des mots du délégué syndical CGT
Olivier Leberquier était pesé et avait quasiment valeur de prophétie. « À
l’intérieur, là, il y a un outil de travail. Il n’est pas à eux, il est à nous.
Il n’y a pas un boulon qui va partir d’ici. Pas un boulon. Ils veulent faire
partir les productions. Nous, les productions, on sait qu’on est capables de
les faire. » Nous sommes le 28 septembre 2010. La multinationale
Unilever vient d’annoncer la fermeture du site Fralib de Gémenos, dans la
banlieue de Marseille. Les responsables syndicaux ont convoqué une assemblée
générale qui se tient sur une pelouse où se pose un soleil d’été indien. Mais
le ton est à l’orage. La délocalisation de la production à Bruxelles, pour des
raisons de coûts économiques, ne convainc personne. « Cela fait
118 ans que le thé l’Éléphant existe à Marseille. Et on se battra pour
qu’il le reste », lance Gérard Cazorla, délégué du personnel CGT.
Naissance d’une petite « république sociale »
Dix ans après, pas un boulon n’est sorti.
L’outil de travail tourne. Unilever a emmené sa marque. Pas l’activité. Les
ex-Fralib, constitués en Scop-TI (société coopérative ouvrière provençale de
thés et infusions), ont créé leur propre gamme, dont le nom de baptême est déjà
tout un programme : « 1 336 ».
« Au départ, on avait un projet de reprise
mais on n’était pas dans l’idée d’une coopérative » Gérard Cazorla
Comme le nombre de jours de lutte
nécessaires entre l’annonce de la fermeture et la victoire sur la
multinationale par le redémarrage de la production. « Au départ, on
avait un projet de reprise mais on n’était pas dans l’idée d’une coopérative », explique
Gérard Cazorla. C’est finalement l’entêtement de la multinationale qui va
amener les 76 irréductibles salariés (sur les 182 Fralib) à se doter
d’une forme coopérative. C’est ainsi qu’est née, au 500, avenue du
Pic-de-Bertagne, 13420 Gémenos, une petite « république sociale »
officiellement fondée en août 2014 lors du dépôt des statuts.
Un vote à intervalles réguliers ne résume pas la « démocratie sociale »
Ici, chaque voix compte pour une. Les
décisions sont prises lors d’une assemblée générale, qui se tient une fois par
trimestre. Le conseil d’administration est composé de onze personnes, élues par
les salariés pour une durée de quatre ans. La « souveraineté » des coopérateurs
s’exerce dans des prises de décision qui interviennent au terme de processus
d’élaboration, un vote à intervalles réguliers ne pouvant résumer la
« démocratie sociale ». C’est ainsi qu’a été réfléchie puis tranchée la
politique salariale. Le principe du salaire unique par catégorie
professionnelle a été retenu, contrairement à la pratique d’Unilever du salaire
par poste : salaire minimum à 1 600 euros net, avec un treizième mois,
salaire intermédiaire à 1 670 euros, et le directeur, qui émarge à
2 000 euros. « Le rapport est de 1 à 1,25 contre
1 à 300 chez Unilever », se félicitait, à l’époque, Gérard
Cazorla, alors « président » de la structure.
Les thés 1336, affront populaire au capitalisme pollueur
Même changement drastique par rapport à
l’ancien régime unileverien en ce qui concerne les produits. « Nous
avons voulu revenir aux arômes naturels qu’Unilever avait délaissés il y a
vingt-cinq ans pour des arômes chimiques. Nous avons opté pour des circuits
courts en allant chercher notre tilleul dans les Baronnies. Les cueillettes
militantes, qui se déroulent de mi-juin à mi-juillet, nous aident mais le coût
de notre choix demeure élevé : 20 euros le kilo alors qu’Unilever le paie
4 ou 5 euros le kilo. Mais on va parler de l’empreinte carbone
de ce dernier. Il est élevé en Europe de l’Est, amené au port d’Hambourg, puis
dans une autre usine en Allemagne, pour être découpé et être envoyé dans
l’usine de Katowice, où il est transformé. Que l’on ne vienne pas nous dire que
ce sont les individus qui polluent. Non, nous ne polluons pas. Ce sont les
capitalistes qui polluent. » Politique salariale égalitaire, produits
naturels (gamme 1 336), voire bio (gamme Scop-TI), circuits courts et
équitables, inscription dans une démarche d’économie sociale et solidaire :
tout cela fonctionne finalement.
Mais la pérennité de l’activité est un
combat de chaque année, presque de chaque jour. La pandémie du coronavirus n’a
pas épargné Scop-TI. Entre confinement et annulation de tant d’événements, les
ventes effectuées par les réseaux militants se sont effondrées… Mais le chiffre
d’affaires aura progressé (sans doute de 7 % à 8 %) en 2020. « Cela
aurait pu être un coup fatal car la situation financière est fragile, comme
chacun le sait, mais nous sommes passés entre les gouttes », indique
Olivier Leberquier, un président du conseil d’administration soulagé et déjà
investi sur une nouvelle étape du développement : le rachat des locaux par une
SCI, composée d’une dizaine de mutuelles ainsi que de Scop-TI.
« Cela aurait pu être un coup fatal car la
situation financière est fragile, comme chacun le sait, mais nous sommes passés
entre les gouttes » Olivier Leberquier,
président du conseil d’administration
Cela permettra de faire baisser le loyer dû et de
mener des travaux de rénovation afin d’accueillir d’autres structures et de transformer
le site en pôle de l’économie sociale et solidaire. Du côté des banques,
distantes jusqu’ici, cela semble frémir. « Comme si le regard avait
changé puisque l’on a démontré que l’on arrive à faire tourner cette
entreprise », constate Olivier Leberquier. Pourtant, il avait prévenu,
il y a une décennie : « À l’intérieur, là, il y a un outil de travail.
Il n’est pas à eux, il est à nous. Il n’y a pas un boulon qui va partir d’ici.
Pas un boulon. Ils veulent faire partir les productions. Nous les productions,
on sait qu’on est capables de les faire. »
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