La laïcité est brandie par tous les camps politiques,
de la gauche à l’extrême droite, parfois jusqu’à l’instrumentalisation. Alors
que le gouvernement envisage de la « renforcer », retour sur un texte
fondateur.
La laïcité est sur toutes les lèvres. Dans le contexte inflammable consécutif à l’assassinat ignoble de Samuel Paty, elle serait tantôt trop lâche, tantôt trop peu appliquée, tantôt détournée. Le gouvernement veut la « renforcer » par un projet de loi qui sera présenté en Conseil des ministres le 9 décembre. Une date loin d’être prise au hasard, puisque ce sera le 115e anniversaire de la loi de 1905, socle républicain de la laïcité « à la française » devenue un totem politique. La preuve : de la France insoumise jusqu’au Rassemblement national, tout le monde est d’accord pour s’en réclamer. Mais jamais pour dire la même chose.
Toutes les religions sont à égalité de droit dans l’espace public
Il y a « ceux qui considèrent que
la laïcité doit être surtout la garante des libertés individuelles (dans
lesquels on retrouve la FI, le PCF, certains libéraux – NDLR) et d’autres qui
pensent que la laïcité doit servir de frein à l’expression religieuse dans
l’espace public. Valls, le Printemps républicain, Blanquer sont les tenants de
cette vision », résume l’historienne Valentine Zuber. Cette dernière
conception peut comporter des dangers. Celui d’opposer une forme de culte
laïque aux religions, d’abord. Celui de chasser le religieux de l’espace
public, au risque de contrevenir aux grands textes internationaux sur les
droits de l’homme. Et de le pousser « à agir en sous-terrain et donc de
le rendre plus dangereux », ajoute enfin Valentine Zuber.
Mais, alors, que dit vraiment ce texte,
aux fondements de la conception française de la laïcité ? Adoptée en 1905 sous
l’impulsion d’Aristide Briand et dans un contexte de forte tension entre la
IIIe République et le Vatican, la loi a pour premier effet de mettre fin
au concordat napoléonien de 1801, qui reconnaissait quatre cultes : le
catholicisme, le judaïsme, les protestantismes calviniste et luthérien. Les
deux premiers articles disposent les principes directeurs de la loi, à valeur
constitutionnelle : « la République assure la liberté de conscience » (article 1)
mais « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2).
Toutes les religions sont donc à égalité
de droit dans l’espace public. Le législateur de 1905 rompt avec l’idée que
l’État peut organiser ou privilégier tel ou tel culte sous prétexte de le
contrôler. « La loi de 1905 produit une double émancipation,
explique l’historien Jean-Paul Scot. L’État se déclare neutre en
matière confessionnelle et les religions sont plus libres que jamais. À partir
de 1905, chaque culte choisit, dans le cadre des associations cultuelles, comment
fonctionne et comment s’organisent ces associations. » « Ce n’est
pas une juxtaposition d’interdits comme certains veulent l’entendre, mais
d’abord une loi libérale, au sens philosophique », abonde Franck
Frégosi, directeur de recherche au CNRS et auteur de l’Islam dans la
laïcité (Fayard, 2008).
Plus récemment, le législateur a néanmoins
montré sa volonté de cibler certaines formes d’expression publique de l’islam,
les jugeant non conformes à la loi de 1905. C’est le cas de la loi de 2004
interdisant les signes religieux à l’école, au collège et au lycée, que
certains tenants d’une laïcité « extensive » voudraient désormais appliquer à
l’université. Quant à ceux qui voudraient bannir le voile de tout espace public
(lire page 5), ils contreviennent frontalement à l’esprit de 1905.
Pour des chercheurs comme Valentine Zuber, 2004 acte une « première
encoche à 1905, en exigeant une certaine neutralité des usagers du service
public, à savoir les élèves ». Une deuxième rupture, politique cette fois,
a lieu le 20 décembre 2007, quand le président de la République Nicolas
Sarkozy déclare depuis Rome que « dans la transmission des
valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal,
l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ».
L’exécutif veut ajouter des sanctions « administratives et pénales »
Ceux qui veulent faire de la laïcité une
religion républicaine à opposer à l’islam font aussi un contresens. « La
droite ou l’extrême droite dévoient le principe lorsqu’elles se réclament de la
laïcité, qui n’est pas dans leur ADN historique, pour pointer du doigt des
enfants qui ne veulent pas manger de porc à la cantine, par exemple, tacle
Stéphanie Roza, professeure de philosophie politique. Et il y a un autre
dévoiement qui consiste à considérer que la laïcité empêcherait de critiquer
les religions. »
Dans le cadre de 1905, l’État se réserve
le droit d’intervenir en matière religieuse seulement lorsqu’un culte
contrevient aux autres lois de la République (comme pour faire respecter la
liberté de conscience et l’ordre public). L’article 35 sanctionne
tout « discours prononcé ou écrit affiché dans un lieu de
culte » qui « contient une provocation directe à résister à
l’exécution de la loi ». Et l’article 26 interdit de « tenir des
réunions politiques dans les locaux servant à l’exercice d’un
culte ». Dépourvu de réelles peines, le texte devrait être complété par le
gouvernement et sa future loi sur les « séparatismes », en y ajoutant
des « sanctions administratives et pénales en cas de manquement ».
Au cœur du débat actuel, le financement du culte
Au-delà de cette proposition qui vise
surtout à mettre la loi de 1905 en conformité avec le droit actuel, beaucoup
considèrent, comme Stéphanie Roza, qu’il est « urgent de ne toucher à
rien » dans ce texte : la lutte contre l’obscurantisme religieux
n’étant « pas vraiment l’affaire de la législation sur la laïcité car elle
relève de la sécurité publique ». À ce titre, la loi permet de toute
façon « la fermeture des lieux de culte » où sont tenus des propos de
haine, d’incitation à la violence ou d’apologie du terrorisme, y compris de
façon administrative depuis la réforme du 30 octobre 2017.
La loi de 1905 pose aussi la question du
financement. Celui du culte est au cœur du débat actuel. Aujourd’hui, la
majorité des mosquées (environ 90 %) sur le sol français sont en effet
gérées par des associations « loi 1901 » et non 1905, contrairement aux cultes
chrétiens ou judaïque. Le régime juridique 1901 comprend moins d’avantages
fiscaux, mais est moins strict en termes de contrôles, notamment sur
l’inventaire des sources de financement. Le 2 octobre, Emmanuel Macron
déclarait que « les mosquées seront incitées à basculer vers le régime
1905. Celles qui continueraient sous le régime 1901 verraient leur contrôle
renforcé. Pour celles-ci, nous allons répliquer les contraintes qui existaient
dans le cadre 1905, sans les avantages fiscaux de 1905 ».
Cette manière différenciée d’organiser
l’islam tient sans doute à l’histoire des rapports contrariés entre le culte
musulman et la loi de 1905, pour des raisons essentiellement
coloniales. « La République française a déjà expérimenté sur le territoire
algérien un mode de gestion de l’islam et il était concordataire, rappelle
Franck Frégosi. La loi de 1905 n’a jamais été appliquée aux trois
départements algériens, car il fallait que le culte musulman soit surveillé
étroitement. Les imams étaient recrutés et appointés par l’État. »
Au nom du maintien de son emprise sur
« l’indigénat », la France renonce à étendre la loi de 1905 à l’Empire
colonial, alors que certains oulémas algériens réclament d’y être inclus. À la
décolonisation, l’islam devient « consulaire » : la gestion et le financement
du culte sont en partie pris en charge par les pays d’origine des fidèles
– Maroc, Algérie, Turquie, etc. C’est cette « influence
étrangère » qu’Emmanuel Macron entend combattre. Toutefois, selon un rapport
sénatorial, le financement étranger de l’islam en France est évalué à hauteur
de 30 %, le reste étant financé par les fidèles musulmans français
eux-mêmes.
Franck Frégosi synthétise
cette « bascule » de l’histoire : « On reproche aujourd’hui aux
musulmans de ne pas respecter la loi de 1905 et on les appelle à y entrer pour
des raisons sécuritaires, alors que tout a été fait par le passé pour que
l’islam reste en dehors du cadre de 1905, également pour des raisons
sécuritaires. »
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