jeudi 1 octobre 2020

Carmen Castillo par Joseph Andras : "Aimer tout de la vie


L’histoire de cette cinéaste et militante se confond avec les combats de son peuple, de l’Unité populaire au soulèvement de l’an dernier. Portrait, par l’écrivain Joseph Andras.

Jamais elle n’aurait cru devenir cinéaste – et pourtant : on lui doit deux longs métrages et près de vingt documentaires à la télévision. Il se peut qu’elle rechigne encore à le faire sien, ce mot, « cinéaste » : préférez « artisane », venue à la caméra par cette sorte de chemins que la vie veut imprévus.

 

L’état civil a ses exigences : une date et un lieu. Disons plutôt que Carmen Castillo a 20 ans quand naît le MIR, le Mouvement de la gauche révolutionnaire, et que Salvador Allende vient d’être vaincu, pour la troisième fois, aux élections présidentielles du Chili. De jeunes gens, socialistes, communistes et anarchistes, n’en doutent plus : le renversement du capitalisme ne sera pas l’affaire des urnes. Alors le MIR exproprie des terres, appuie paysans et Mapuches, braque des banques. Carmen compte des billets, deux de ses frères montent en première ligne. « Nous étions vus comme des Robins des bois. Pas de morts, pas de blessés », se souvient-elle. Et si Carmen ne se défait jamais de son pistolet (« J’avais été formée auprès de Beatriz Allende, sa fille, et des Tupamaros »), elle jure n’avoir jamais souscrit au culte des armes. Pas plus que ses camarades.

 

Voilà que meurt le Che. Presque va-nu-pieds, de tout son long crevé sur un lavoir, poil hirsute, mains bientôt tranchées. Aux côtés de Beatriz, Carmen s’engage dans le soutien à la guérilla bolivienne. « Des petites choses », modère-t-elle : appels téléphoniques, notes, transports de messages, réunions. Fin 1969, on l’arrête. Elle s’envole pour Paris (les cours de Vincennes et les Beatles, « un bouillonnement gigantesque »), revient au Chili, et voici qu’Allende remporte les élections au nom de l’Unité populaire. Le MIR, amnistié, pose les armes ; Allende en fait sa garde rapprochée ; Miguel Enriquez, tête du mouvement et compagnon de Carmen, refuse d’intégrer le gouvernement – « soutien critique », comme le veut la formule. « Nous vivions un grand bonheur, mais sous une épée de Damoclès, raconte Carmen . La droite répétait que les Russes étaient désormais au pouvoir. »

 

Elle a 25 ans, entre à La Moneda, le palais présidentiel que l’armée fera bombarder, et prend en charge l’accueil des réfugiés politiques – parmi eux, un certain Régis Debray, rescapé de quatre années de détention en Bolivie. L’intéressé se souviendra, dans son  Carnet de route « Les camarades jouent la carte du bonheur sans se cacher » et le président s’avance « généreux, direct, tutoyant au premier abord ». Carmen ne dit pas autre chose : « Allende aimait tout de la vie. » Elle y œuvre dix mois durant, sans cesser ses activités à l’université, comme professeure d’histoire, ni au sein du MIR. Mais la jeune femme préfère l’ombre à la lumière du pouvoir : le quotidien se fait pesant et on la surprend, au palais, à effectuer des copies de quelque manuel de guérilla. C’est en toute amitié qu’Allende la délivre de ses obligations. « J’ai éprouvé du soulagement », dit-elle aujourd’hui.

 

Expropriation d’entreprises et de grandes propriétés agricoles, nationalisation de banques et de l’industrie minière du cuivre : si le compañero presidente est légaliste, sa main ne tremble pas. La bourgeoisie s’affole, la CIA s’active et Nixon rêve de l’entendre « crier », ce pays. Récession, manifestations, pénuries alimentaires, files d’attente : on sait la suite. L’armée encercle Allende, lequel, refusant le secours du MIR (l’exfiltrer, du moins tenter), se suicide au fusil d’assaut. Pinochet prend le pouvoir avec le sang d’un réformiste sur les mains et le MIR entre en résistance clandestine. Les militants tomberont un à un, torturés pour la plupart, et Carmen et Miguel seront connus sous d’autres noms – cela, elle le racontera dans son premier livre, Un jour d’octobre à Santiago, celui où le régime a pris d’assaut leur maison bleue. C’est en 1974 et Miguel s’effondre sous les balles ; Carmen est hospitalisée, enceinte, blessée par l’explosion d’une grenade. Une mobilisation internationale l’arrache aux putschistes : direction l’Angleterre, puis Paris, où l’exilée se voit, femme, mère et militante brisée, recueillie par agnès b. Elle n’a pas de papiers, devient vendeuse dans sa première boutique, rencontre le mouvement féministe, Deleuze et Guattari. La survivante va réapprendre à vivre.

Le cinéma ?

 

Il s’impose au gré de ses rencontres. En groupe, d’abord, tandis que Mitterrand annonce son « tournant de la rigueur », puis seule. Il a fallu oser. « La France mythifie l’auteur-réalisateur, pas moi », explique-t-elle. Au Chili, le dictateur participe désormais à la « transition vers la démocratie » et Carmen y retourne pour enregistrer le témoignage d’une ancienne camarade passée à l’ennemi. « J e voulais, sans ressentiment, saisir le fonctionnement de cette machine de mort qui s’était abattue sur nous. » Puis elle se rend au Chiapas en plein soulèvement zapatiste. Le sous-commandant Marcos lui accorde un long entretien : « C’est l’une des rencontres fondamentales de ma vie », confie-t-elle. Politiquement, c’est même une renaissance : une trouée, enfin, dans la chape de plomb que le néolibéralisme a coulée sur le monde. « Mon impuissance disparaissait, la joie revenait pour la femme de 50  ans que j’étais devenue. » Elle y reviendra souvent.

Ses armes, elle en prend pas à pas la mesure, ce sont désormais ses films.

 

Mais il faut à celles-ci l’art pour ne pas s’enrayer : la poésie, le chant et la littérature peuplent ainsi son œuvre. Si elle conte la vie de Victor Serge en 2011 et s’empare, quatre ans plus tard, de la pensée de Daniel Bensaïd, la dire « trotskyste » ne dirait pas grand-chose d’elle. Carmen n’a pas le goût des clans ni des lignes au cordeau – sectaires, repassez. Sa famille, il faut la chercher quelque part entre communistes et libertaires, partout, surtout, où l’on croit que le monde n’a pas dit son dernier mot.

 

Dans l’éternelle fumée de ses petits cigares, entre Paris et Santiago, elle songe à l’heure qu’il est à son prochain film. Une histoire d’exil. « Oui, toujours », semble dire son sourire.

 

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