L’histoire de cette cinéaste et militante se confond avec les combats de son peuple, de l’Unité populaire au soulèvement de l’an dernier. Portrait, par l’écrivain Joseph Andras.
Jamais elle n’aurait cru devenir cinéaste
– et pourtant : on lui doit deux longs métrages et près de vingt documentaires
à la télévision. Il se peut qu’elle rechigne encore à le faire sien, ce mot,
« cinéaste » : préférez « artisane », venue à la caméra par cette sorte de
chemins que la vie veut imprévus.
L’état civil a ses exigences : une date et
un lieu. Disons plutôt que Carmen Castillo a 20 ans quand naît le MIR, le
Mouvement de la gauche révolutionnaire, et que Salvador Allende vient d’être
vaincu, pour la troisième fois, aux élections présidentielles du Chili. De
jeunes gens, socialistes, communistes et anarchistes, n’en doutent plus : le
renversement du capitalisme ne sera pas l’affaire des urnes. Alors le MIR
exproprie des terres, appuie paysans et Mapuches, braque des banques. Carmen
compte des billets, deux de ses frères montent en première ligne. « Nous
étions vus comme des Robins des bois. Pas de morts, pas de blessés »,
se souvient-elle. Et si Carmen ne se défait jamais de son pistolet (« J’avais
été formée auprès de Beatriz Allende, sa fille, et des Tupamaros »), elle
jure n’avoir jamais souscrit au culte des armes. Pas plus que ses camarades.
Voilà que meurt le Che. Presque
va-nu-pieds, de tout son long crevé sur un lavoir, poil hirsute, mains bientôt
tranchées. Aux côtés de Beatriz, Carmen s’engage dans le soutien à la guérilla
bolivienne. « Des petites choses », modère-t-elle : appels
téléphoniques, notes, transports de messages, réunions. Fin 1969, on l’arrête.
Elle s’envole pour Paris (les cours de Vincennes et les Beatles, « un
bouillonnement gigantesque »), revient au Chili, et voici qu’Allende
remporte les élections au nom de l’Unité populaire. Le MIR, amnistié, pose les
armes ; Allende en fait sa garde rapprochée ; Miguel Enriquez, tête du
mouvement et compagnon de Carmen, refuse d’intégrer le gouvernement – « soutien
critique », comme le veut la formule. « Nous vivions un grand bonheur,
mais sous une épée de Damoclès, raconte Carmen . La droite
répétait que les Russes étaient désormais au pouvoir. »
Elle a 25 ans, entre à La Moneda, le
palais présidentiel que l’armée fera bombarder, et prend en charge l’accueil
des réfugiés politiques – parmi eux, un certain Régis Debray, rescapé de quatre
années de détention en Bolivie. L’intéressé se souviendra, dans son Carnet
de route : « Les camarades jouent la carte du bonheur sans se
cacher » et le président s’avance « généreux, direct, tutoyant
au premier abord ». Carmen ne dit pas autre chose : « Allende
aimait tout de la vie. » Elle y œuvre dix mois durant, sans cesser ses
activités à l’université, comme professeure d’histoire, ni au sein du MIR. Mais
la jeune femme préfère l’ombre à la lumière du pouvoir : le quotidien se fait
pesant et on la surprend, au palais, à effectuer des copies de quelque manuel
de guérilla. C’est en toute amitié qu’Allende la délivre de ses
obligations. « J’ai éprouvé du soulagement », dit-elle aujourd’hui.
Expropriation d’entreprises et de grandes
propriétés agricoles, nationalisation de banques et de l’industrie minière du
cuivre : si le compañero presidente est légaliste, sa main ne tremble pas.
La bourgeoisie s’affole, la CIA s’active et Nixon rêve de l’entendre « crier »,
ce pays. Récession, manifestations, pénuries alimentaires, files d’attente : on
sait la suite. L’armée encercle Allende, lequel, refusant le secours du MIR
(l’exfiltrer, du moins tenter), se suicide au fusil d’assaut. Pinochet prend le
pouvoir avec le sang d’un réformiste sur les mains et le MIR entre en
résistance clandestine. Les militants tomberont un à un, torturés pour la
plupart, et Carmen et Miguel seront connus sous d’autres noms – cela, elle le
racontera dans son premier livre, Un jour d’octobre à Santiago, celui
où le régime a pris d’assaut leur maison bleue. C’est en 1974 et Miguel
s’effondre sous les balles ; Carmen est hospitalisée, enceinte, blessée par
l’explosion d’une grenade. Une mobilisation internationale l’arrache aux
putschistes : direction l’Angleterre, puis Paris, où l’exilée se voit, femme,
mère et militante brisée, recueillie par agnès b. Elle n’a pas de papiers,
devient vendeuse dans sa première boutique, rencontre le mouvement féministe,
Deleuze et Guattari. La survivante va réapprendre à vivre.
Le cinéma ?
Il s’impose au gré de ses rencontres. En
groupe, d’abord, tandis que Mitterrand annonce son « tournant de la rigueur »,
puis seule. Il a fallu oser. « La France mythifie l’auteur-réalisateur,
pas moi », explique-t-elle. Au Chili, le dictateur participe désormais
à la « transition vers la démocratie » et Carmen y retourne pour enregistrer le
témoignage d’une ancienne camarade passée à l’ennemi. « J e
voulais, sans ressentiment, saisir le fonctionnement de cette machine de mort
qui s’était abattue sur nous. » Puis elle se rend au Chiapas en plein
soulèvement zapatiste. Le sous-commandant Marcos lui accorde un long
entretien : « C’est l’une des rencontres fondamentales de ma vie »,
confie-t-elle. Politiquement, c’est même une renaissance : une trouée, enfin,
dans la chape de plomb que le néolibéralisme a coulée sur le monde. « Mon
impuissance disparaissait, la joie revenait pour la femme de 50 ans
que j’étais devenue. » Elle y reviendra souvent.
Ses armes, elle en prend pas à pas la
mesure, ce sont désormais ses films.
Mais il faut à celles-ci l’art pour ne pas
s’enrayer : la poésie, le chant et la littérature peuplent ainsi son œuvre. Si
elle conte la vie de Victor Serge en 2011 et s’empare, quatre ans plus tard, de
la pensée de Daniel Bensaïd, la dire « trotskyste » ne dirait pas grand-chose
d’elle. Carmen n’a pas le goût des clans ni des lignes au cordeau – sectaires,
repassez. Sa famille, il faut la chercher quelque part entre communistes et
libertaires, partout, surtout, où l’on croit que le monde n’a pas dit son
dernier mot.
Dans l’éternelle fumée de ses petits cigares, entre
Paris et Santiago, elle songe à l’heure qu’il est à son prochain film. Une
histoire d’exil. « Oui, toujours », semble dire son sourire.
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