Après une journée de violences entre les
manifestants et les forces de sécurité, les premiers craquements apparaissent
au sein du pouvoir libanais avec la démission de députés et de ministres.
Beyrouth (Liban), correspondance.
«J ’ai troqué mon balai contre une corde au bout de laquelle je
veux pendre les représentants politiques responsables de nos malheurs. » Rami,
24 ans, se dirige d’un grand pas vers la place des Martyrs, dans le
centre-ville, pour crier sa colère contre la classe politique. Il a passé la
journée, avec des dizaines d’autres volontaires, à déblayer les décombres dans
une rue du quartier voisin de Gemmayzé, et à aider les habitants à nettoyer
leurs appartements dévastés par la double explosion du 4 août, que les
Libanais appellent désormais « la catastrophe ».
La foule grossit à vue d’œil à l’appel de collectifs connus ou anonymes. La
volonté de changement, le besoin de crier sa colère ou d’exprimer son dégoût et
son rejet de la classe politique, chacun est motivé par ses propres
considérations. Mais tous s’insurgent contre l’insouciance des autorités, qui
semblent dépassées par l’ampleur du désastre. « À part l’armée
libanaise, l’État ne fait rien pour alléger nos souffrances », s’insurge
le jeune homme.
Le gouvernement brille par son absence
L’armée libanaise s’active sur le site du port de Beyrouth pour essayer de
retrouver des survivants ou des corps de disparus, avec l’aide d’équipes de
secouristes venues d’une dizaine de pays. Le gouvernement, lui, brille par son
absence. Aucun plan de logement pour les 300 000 sans-abri, dénombrés par
le gouverneur de Beyrouth. Aucun hôtel n’a été réquisitionné, aucune tente n’a
été dressée. Les personnes qui ont perdu leur appartement se sont débrouillées
par leurs propres moyens.
La place des Martyrs est noire de monde. Des simulacres de potences y ont
été dressées et au bout de certaines cordes pendent des mannequins ou des
portraits à l’effigie du président Michel Aoun, du premier ministre Hassane
Diab, du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah. « Où sont
les autres, les Walid Joumblatt, Saad Hariri, Fouad Siniora et consorts, qui
ont pillé les caisses de l’État pendant des années », s’interroge avec
suspicion Maha, la quarantaine.
La foule est hétéroclite. Des groupes scandent des slogans hostiles
au « Hezbollah terroriste », d’autres veulent la « chute
du régime » ou le démantèlement du système confessionnel. D’autres,
encore, fustigent « le pouvoir des banques ». Toutes ces tendances
contradictoires sont unies par de forts ressentiments à l’égard des
autorités. « J’ai perdu mon travail, les banques m’ont volé mes
économies et, maintenant, la négligence criminelle m’a pris ma maison. Je suis
désespéré. Je veux qu’ils partent tous », se lamente d’une voix brisée
Tarek, un ingénieur de 60 ans. Les manifestants viennent par milliers de
tout le pays. Des dizaines de bus transportent des contestataires du nord ou de
la plaine de la Bekaa. Face à la foule, la police antiémeute bloque les rues
qui mènent au Parlement. L’armée est déployée en renfort.
Affrontements sanglants au centre-ville
La tension monte en milieu d’après-midi lorsque des groupes de jeunes en
colère tentent de s’approcher du Parlement, symbole du système politique et
principale institution constitutionnelle au Liban. La situation se dégrade et
de violents affrontements éclatent entre des manifestants et les forces de
l’ordre. La violence atteint très vite des pics inégalés lors des
rassemblements des derniers mois. La police tire des gaz lacrymogènes et des
balles en caoutchouc pour disperser la foule. Les contestataires jettent des
pierres, lancent des projectiles et mettent le feu à des véhicules. Les rues se
transforment en champ de bataille. Un petit groupe de protestataires parvient à
s’infiltrer à travers une brèche pratiquée dans un mur vers le Parlement.
Voyant que la police antiémeute est débordée, l’armée intervient. Après six
heures d’affrontement, les forces de l’ordre reprennent le contrôle de la
situation et repoussent les manifestants.
La place des Martyrs commence à se vider lorsque des coups de feu, de
balles réelles, sont tirés. Le bilan est lourd. Un mort parmi les agents de
police, 223 blessés dans les deux camps et beaucoup de dégâts, venus
s’ajouter aux destructions provoquées par la double explosion de mardi.
Dans le même temps, un groupe de contestataires conduit par des retraités
des forces armées s’empare du siège du ministère des Affaires étrangères,
fortement endommagé par le souffle des explosions, qu’ils proclament « quartier
général de la révolution ». Ils en seront délogés manu militari par les
commandos de l’armée. Les ministères de l’Économie et de l’Environnement,
situés dans une rue latérale du centre-ville sont saccagés, les dossiers
incendiés ou jetés par les fenêtres.
Les démissions se succèdent
À ces pressions populaires s’ajoutent, pour le gouvernement, de fortes
pressions politiques. Le chef du parti Kataëb (droite chrétienne) Samy Gemayel
annonce sa démission avec les deux autres représentants de sa formation au
Parlement, dans la foulée des obsèques du secrétaire général de cette
formation, tué lors de la double explosion. La députée indépendante Paulette Yacoubian
en fait de même. C’est le député druze Marwan Hamadé qui a ouvert le bal en
claquant la porte du Parlement dès mardi soir. Dimanche, Nehmat Frem,
richissime homme d’affaires, ancien membre du bloc proche du président, a tiré
à son tour sa révérence.
Certes, le départ de 6 députés sur les 128 que compte la Chambre ne
change pas grand-chose à la donne politique. Mais le but de ces démissions est
de provoquer une boule de neige, dans l’espoir d’imposer des législatives
anticipées. La majorité parlementaire est composée d’une coalition regroupant
le Courant patriotique libre chrétien, fondé par Michel Aoun, le Hezbollah et
le mouvement Amal, chiites, et des indépendants de diverses communautés. Le
chef du parti chrétien des Forces libanaises, Samir Geagea, a déclaré que ses
députés ne démissionneraient que si des élections anticipées étaient organisées
le jour suivant. À ce stade de la crise, pas de signes de démission non plus du
côté du plus grand bloc sunnite dirigé par l’ancien premier ministre Saad
Hariri.
Face à tous ces développements, le premier
ministre, Hassane Diab, a jeté du lest. Il a annoncé samedi, à la surprise
générale, qu’il proposera lundi au Conseil des ministres un projet de loi pour
la tenue d’élections anticipées. Il affirme être disposé à rester au pouvoir
deux mois supplémentaires, le temps que les partis politiques s’entendent sur
la gestion de la période à venir. Cette initiative ne parvient pas à stopper la
déliquescence du pouvoir exécutif. Dimanche, la ministre de l’Information,
Manal Abdel Samad, proche du leader druze Walid Joumblatt, a jeté l’éponge en
présentant ses « excuses au peuple libanais » pour n’avoir
pas « pas réussi à répondre à ses attentes ». Devant les rumeurs
sur d’autres démissions, Hassane Diab a réuni un grand nombre de ministres pour
les dissuader de claquer la porte individuellement. Le premier ministre
pourrait annoncer la démission de son gouvernement ce lundi, si sa proposition
d’élections anticipées n’est pas acceptée. Le Liban s’enfoncera alors dans un
vide au niveau du pouvoir exécutif. Une nouvelle crise, qui s’ajoutera à toutes
les autres.
Paul Khalifeh
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