Dans la lutte contre l’épidémie, les
« héros » sont bien fatigués. Déjà malmenés avant la crise, les soignants
s’exposent aujourd’hui à un risque de stress post-traumatique. Beaucoup
craignent de ne pas tenir le coup face à un rebond du Covid.
Elle n’en doute pas une seconde : s’il le faut, vaille que vaille, elle y
retournera. Pourtant Huguette Mayeko, auxiliaire de puériculture à l’hôpital
Delafontaine (Seine-Saint-Denis), le précise immédiatement : elle préférerait
ne plus avoir à revivre l’effervescence d’un hôpital métamorphosé en accueil de
malades Covid. À trois ans de la retraite, en mars dernier, elle s’était
retrouvée propulsée au service neurologie, puis en réa, après deux petits jours
de formation. « Douze heures debout, à retourner des patients intubés, les
laver », racontait-elle dans nos colonnes le 15 avril. Avec toujours au
ventre la peur d’attraper le virus, et celle de ne pas assez bien faire.
« Aujourd’hui, j’aurai les bons gestes. Mais je saurai aussi ce qui m’attend.
Et ça, c’est très angoissant », souffle-t-elle. Pour rien au monde elle ne
voudrait revivre la toilette mortuaire, un souvenir « très violent » pour celle
qui jusqu’alors ne s’était jamais occupée que des tout-petits.
« On est tous sur les rotules, toujours en
sous-effectif »
Tous les soignants vous le diront : personne ne s’habitue à la mort d’un
être humain qui vous confie son sort. Les mois de mars et avril ont été
particulièrement éprouvants. Un véritable cataclysme, avec des dizaines de
morts par jour dans les services et un contexte déshumanisé, où les familles ne
pouvaient pas rendre visite à leurs proches mourants. À cela s’ajoutait la
crainte d’attraper le virus (10 % des soignants ont été malades). « On a
pas mal trinqué ! », rappelle Diane Languille, infirmière depuis douze ans au
service pédiatrie de Delafontaine : « On manquait de tout : des masques, des
surblouses, mais aussi des perfusions, en neurologie où j’avais été affectée. »
Quatre mois après la crise épidémique, la lutte contre le Covid a laissé
des traces parmi les soignants. Malgré des vacances bien méritées, Diane
Languille avoue se sentir encore très fatiguée : « J’ai eu le Covid comme pas
mal de mes collègues. On est tous sur les rotules, épuisés, et toujours en
sous-effectif. » Alors imaginer un rebond de l’épidémie cet automne lui est
très difficile. « On ne va pas pouvoir tenir le coup, physiquement et
moralement. Personne n’a envie de refaire de tels efforts alors que la
reconnaissance, nous l’attendons toujours. ». Elle soupire : « On n’aura
pourtant pas le choix. »
Un risque augmenté d’anxiété, de
dépression, d’épuisement
Fin mai, une étude de l’Intersyndicale des internes (Isni) dévoilait que
47,1 % des jeunes praticiens interrogés montraient des symptômes
d’anxiété, soit 15 points de plus qu’en 2017. Ils étaient 29,8 % à
présenter des symptômes de stress post-traumatique, et 18,4 % des
syndromes dépressifs. Une autre étude publiée dans la revue l’Encéphale révèle
que les soignants, en première ou en deuxième ligne, ont un risque augmenté
d’anxiété, de dépression, d’épuisement, d’addiction. Ainsi, trois ans après
l’épidémie de Sras en 2003, chez les personnels hospitaliers de Pékin, on
détectait une hausse significative de l’usage d’alcool et des conduites
suicidaires. « Les répercussions psychologiques sont extrêmement importantes »,
constate Frédéric Adnet, chef du service des urgences de l’hôpital Avicenne
(Seine-Saint-Denis) et du Samu 93. « Les mois de mars et avril, les personnels
tenaient le coup car ils étaient sous adrénaline. Aux services des urgences et
en réanimation, ils étaient en première ligne. La situation était à la fois
nouvelle et très stressante, avec le risque de se mettre en danger. »
Chaque soir, à
20 heures, la société a fait endosser aux soignants des habits de
super-héros. Les ministres, le président procédaient à la tournée des popotes,
tels des généraux qui remonteraient le moral des troupes. Du haut de ses trente
ans d’expérience aux urgences, jamais Frédéric Adnet n’avait connu un tel
hommage. « Sauf que quand on vous hisse sur un cheval blanc, il est très
difficile de redescendre », observe-t-il. La décrue de l’épidémie se montre
aussi rapide que la montée en charge : « Au Samu et aux urgences, du jour au
lendemain, nous n’avions pratiquement plus de patients. » Tous les services
transformés en services Covid retrouvent alors leur fonction d’origine. « Le
personnel avait besoin de souffler, il n’acceptait plus d’être balancé d’un
point à un autre. Ce qui a créé des tensions, des conflits, des arrêts maladie
et aussi des décompensations post-traumatiques, suite à un stress intense »,
note Frédéric Adnet.
Surtout, l’après-Covid devait signer l’arrêt de mort de l’ancien monde. Et
là, le chef du Samu 93 avoue sa plus grande déception. Une vraie claque
psychologique : « Malheureusement, nous sommes retournés vers l’hôpital d’avant
à très grande vitesse, avec toutes ses contraintes budgétaires… » Même constat
amer pour Roland Amathieu. Médecin anesthésiste réanimateur dans un
établissement à but non lucratif parisien, il déplore une absence de
reconnaissance des soignants après la crise. « Tout est redevenu comme avant.
Ceux qui applaudissaient aux fenêtres insultent de nouveau les soignants aux
urgences, lassés par des heures d’attente. Nous travaillons toujours avec des
personnels soignants sous-payés, qui s’épuisent parce qu’ils ne sont pas assez
nombreux. »
« Le Covid n’a fait que catalyser un
mal-être bien présent »
Et ne leur parlez surtout pas du Ségur de
la santé, où pourtant 8,2 milliards d’euros de revalorisations salariales,
6 milliards pour l’investissement et 15 000 recrutements ont été annoncés
par le gouvernement. « Les 4 000 lits supplémentaires ne remplacent pas tous
ceux qui ont disparu », tempête Roland Amathieu. À titre de rappel, en six ans,
17 500 lits de nuit ont été fermés dans les hôpitaux et cliniques. Diane
Languille préfère en rire : « Les postes supplémentaires accordés par l’État ?
Ils représenteront deux ou trois personnes par hôpital, pas plus. » Elle décrit
son quotidien : une seule infirmière pour dix à quinze enfants, des statuts de
contractuel qui sont monnaie courante. Quant à la revalorisation salariale, il
faudra s’armer de patience. Une partie sera versée en janvier, l’autre en mars.
Mais « cela ne fera toujours pas le compte », assure-t-elle avant de lâcher,
écœurée : « La période Covid nous a achevés. » Roland Amathieu rappelle que
depuis quinze ans, les infirmiers en réanimation réclament en vain leur
reconnaissance. Il assiste, impuissant, à des démissions en cascade, des
départs à l’étranger, en Suisse, en Belgique ou au Canada. Partout où l’herbe
est plus verte. Pourtant, il en est convaincu : tout le monde s’y était mis et
tout le monde s’y remettra : « S’il y a besoin de soigner, on doublera encore
nos heures. » Frédéric Adent se veut raisonnablement optimiste : « Le virus va
se déplacer avec les mesures de contact tracing, la distanciation et une
immunité collective de 10 %. Il se diffusera beaucoup plus lentement, de
manière plus contrôlée. Nous ne connaîtrons pas l’engorgement des mois de mars
et avril dans les hôpitaux. » Il s’interroge néanmoins : « Le personnel
hospitalier sera-t-il présent ? Ce sera sûrement très tendu. » Roland Amathieu
le sait : « Le Covid n’a fait que catalyser un mal-être bien présent depuis des
années dans les hôpitaux. La cocotte finira par exploser. Et nul n’en connaît
les conséquences. »
Nadège Dubessay
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