Installé par Franco mais acteur de la
transition démocratique, celui qui fut roi d’Espagne entre 1975 et 2014 choisit
l’exil pour sauver la monarchie de la vindicte populaire, après la révélation
de ses frasques affairistes. La gauche tente de prendre l’avantage.
Son nom est aussi long que son image est ternie. Juan Carlos Alfonso Victor
Maria de Bourbon et Bourbon, dit Juan Carlos Ier, roi d’Espagne de 1975, après
la restauration de la monarchie préparée par le dictateur Franco, à son
abdication en 2014, vient de quitter le pays en jet privé, sans doute, mais par
la toute petite porte.
En plein cœur de l’été, alors que l’Espagne n’est pas sortie de la pandémie
de Covid-19 qui a semé la mort et la désolation, le palais royal, occupé par
son fils Felipe VI, a publié, lundi soir, un communiqué de la main de Juan
Carlos annonçant son exfiltration vers une destination inconnue, mais, selon la
presse hispanique, pas trop désagréable : un palace en République dominicaine
ou à Estoril, au Portugal. Revendiquant une décision prise « avec une profonde
peine, mais une grande sérénité », l’ex-monarque dit agir de la sorte « avec la
même ardeur que pour servir l’Espagne lors de (son) règne, et devant les
conséquences publiques de certains événements passés de (sa) vie privée ». En
somme, à l’entendre, c’est bien pour l’Espagne – réduite, toutefois, à sa
monarchie – que Juan Carlos est prêt à s’effacer et disparaître… La
ficelle est un peu grosse.
Avec l’exil de son patriarche, souvent présenté sans recul par ses
zélateurs comme l’artisan et le garant de la « transition démocratique » en
Espagne – son influence dans la légalisation du Parti communiste en 1977
ou lors de la tentative de coup d’État déjouée le 23 février 1981 sont
systématiquement rappelés – tout en restant adulé par les héritiers du
franquisme, avec lequel il n’a jamais vraiment rompu (lire notre entretien), la
maison royale à Madrid espère se débarrasser du parfum musqué de l’affairisme
et de la corruption. Avec le beau-frère du roi Felipe VI déjà en prison pour
détournement de fonds, fraude fiscale et trafic d’influence, le chef des
Bourbons reste le véritable boulet pour le palais depuis des années.
100 millions d’euros versés par le
roi Abdallah d’Arabie saoudite
Tout éclate en 2012, au beau milieu de la crise dite des dettes publiques,
dans la foulée du mouvement des Indignados qui a secoué l’Espagne avec ses
aspirations éclatantes à la justice sociale : cette année-là, Juan Carlos, en
goguette avec sa maîtresse pour un safari grand luxe au Botswana, se casse la
hanche, et toute l’Espagne découvre cette tranche de train de vie du roi,
offert par un entrepreneur saoudien. Et ça va de mal en pis puisque, même après
son abdication au profit de son fils à la suite des premiers scandales en 2014,
les dossiers sortent : tous sentent les rétrocommissions et l’évasion fiscale à
plein nez. Début mars de cette année, juste avant l’explosion de la pandémie,
la Tribune de Genève révèle que le monarque espagnol a, en 2008, touché
100 millions d’euros versés par le roi Abdallah d’Arabie saoudite sur le
compte suisse d’une fondation panaméenne. Ce sont ces dernières révélations qui
ont contraint son fils Felipe VI à couper – symboliquement – les
ponts, privant Juan Carlos d’une rente annuelle de 194 000 euros versée
par l’État espagnol et refusant sa part d’héritage officielle sur la fortune
paternelle. Mais, là encore, tout cela sert à redorer le blason de la monarchie
pour la galerie et pour les gazettes.
Protégé par son « inviolabilité » jusqu’en 2014, Juan Carlos Ier est
aujourd’hui sous le coup d’une investigation du Tribunal suprême espagnol pour
ses enrichissements ultérieurs. Ce qui n’est probablement pas pour rien dans sa
fuite loin de l’Espagne, même si son avocat, Javier Sanchez-Junco, promet dans
un communiqué que l’ancien souverain répondra à toutes les demandes de la
justice de son pays. Histoire de lever les doutes légitimes et de démontrer que
le corps du roi n’est vraiment pas sacré, Izquierda Unida, la coalition de la
gauche communiste qui, avec Podemos, participe au gouvernement aux côtés des
socialistes, réclame d’ailleurs, que l’administration retire carrément son
passeport à Juan Carlos.
Tandis que toute la droite et l’extrême
droite serrent les rangs autour de l’institution monarchique, le dirigeant de
Podemos, Pablo Iglesias, désormais vice-président du Conseil des ministres
espagnol, estime que la fuite « indigne » du souverain émérite « laisse la
monarchie dans une position très compromise », ce que le gouvernement ne peut
pas, selon lui, « justifier en faisant semblant de regarder ailleurs ». Son
compère du temps des Indignés, le politologue Juan Carlos Monedero, appelle
ouvertement à avancer vers la République : « Le roi Juan Carlos a construit la
démocratie qui lui a garanti le poste que Franco voulait quand il l’a désigné
comme successeur en 1969. Bien sûr, avec une belle immunité ! Le régime de 1978
a été dessiné par la maison royale, la cour et les courtisans voient l’Espagne
comme leur chasse gardée, tout est lié ! »
Mais alors qu’en Catalogne, en
particulier, la revendication d’une fin de la monarchie demeure centrale dans
les revendications des indépendantistes comme de la gauche, Pedro Sanchez, le
premier ministre socialiste, récuse toute avancée en ce sens. « On ne juge pas
les institutions, on juge les personnes », considère-t-il, en prétendant
introduire un distinguo là où précisément la monarchie organise elle-même la
confusion. Juan Carlos part piteusement, la monarchie est de plus en plus tenue
en piètre estime dans l’opinion publique, l’Espagne s’approche peut-être de la
croisée des chemins…
Thomas Lemahieu
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