À rebours des enchères que les pays les
plus riches multiplient pour s’accaparer les stocks potentiels, l’Argentine et
le Mexique promettent de produire et de distribuer ce qui sera nécessaire dans
toute l’Amérique latine. Une logique solidaire dont l’Europe ferait bien de
s’inspirer…
Après les masques, les respirateurs, l’oxygène ou le curare, c’est la
pénurie qui vient. L’éventuel vaccin contre le nouveau coronavirus n’a pas
encore vu le jour, mais le sort est scellé, comme inexorable : sans sursaut
radical à l’échelle de la planète, il n’y aura jamais assez de doses pour tout
le monde, au moins pour quelques années. Derrière les envolées lyriques des
Européens, avec un Emmanuel Macron toujours en bonne place dans le concours
d’éloquence, sur la nécessité de faire du vaccin un « bien public mondial »,
les grandes puissances multiplient les enchères pour mettre la main sur les
premiers lots disponibles. Pas un jour ne passe sans annonce d’un nouveau deal.
Dans cette course folle qui s’étend aux médicaments et aux traitements pour
les personnes affectées, les États-Unis impriment le rythme, déversant des
milliards de dollars sur les labos les plus en pointe à leurs yeux : pour
remporter la présidentielle début novembre, Donald Trump mise gros sur une
« surprise d’octobre », comme la sortie d’un vaccin efficace, qui masquerait sa
gestion désastreuse de la pandémie. L’Union européenne (UE) n’est pas en reste
et, après qu’en juin, quatre pays - France, Allemagne, Pays-Bas et Italie - se
sont mis à pré-acheter des vaccins auprès des multinationales, elle a repris le
dossier à son compte, multipliant les accords réservant un accès privilégié aux
doses potentielles aux États membres. Le Royaume-Uni vient de conclure un deal
pour 90 millions de vaccins auprès de deux fournisseurs, Novavax et
Janssen, après en avoir déjà bouclé quatre avec d’autres multinationales.
« Tous ces accords bilatéraux réduisent les stocks potentiels de vaccins
disponibles pour les groupes vulnérables dans les pays les plus pauvres et
sapent les efforts pour garantir une distribution équitable », dénonce Els
Torreele, ancienne directrice de la campagne pour l’accès aux médicaments de
Médecins Sans Frontières (MSF).
Big Pharma porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage : l’argent
public coule à flots, sans aucune autre condition qu’un accès prioritaire des
pays les plus riches aux vaccins, la concurrence entre les États fait rage, et
sur toute la planète, les bruits de bottes résonnent de plus en plus
distinctement. Devant cet emballement du « chacun pour soi et Covid pour
tous les autres », l’inquiétude est de mise. La semaine dernière, Tedros
Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé
(OMS), tirait une nouvelle fois la sonnette d’alarme face à cette pente
dangereuse : « La concurrence pour obtenir les doses consacre un nationalisme
des vaccins qui fait exploser les prix. C’est le genre de faillite du marché
que seule la solidarité globale, l’investissement dans le secteur public et
l’engagement peuvent résoudre. »
Dans ce paysage de catastrophe dans la catastrophe, une initiative rompt
avec la spirale mortifère actuelle. Alors que l’OMS a lancé deux initiatives en
parallèle, Act-Accelerator et C-Tap, visant à assurer un égal accès mondial
mais largement inabouties à ce stade (lire l’encadré), le Mexique et
l’Argentine s’associent avec le laboratoire AstraZeneca et l’université
d’Oxford - travaillant conjointement sur un des projets de vaccin les plus
avancés - pour assurer la production nécessaire à tout le sous-continent,
à l’exception du Brésil qui a conclu un accord séparé avec les producteurs pour
ses propres besoins.
« Si le vaccin s’avère efficace, l’Amérique latine disposera de doses à bas
prix et fabriquées dans la région, promet le président péroniste argentin
Alberto Fernández. Les doses seront distribuées équitablement dans tous
les pays, sur la demande des gouvernements de la région. » Le
multi-milliardaire et philanthrope mexicain Carlos Slim apporte son concours
financier à l’opération, et Andrés Manuel López Obrador, le président de gauche
du Mexique, dit, de son côté, avoir provisionné 940 millions d’euros pour
assurer la gratuité et la disponibilité du vaccin.
Quoi qu’il en soit, d’après ses promoteurs, l’initiative permettrait de
garantir jusqu’à 250 millions de doses au premier semestre 2021, pour un
coût maximal de 2 à 3 euros chacune, en Amérique du Sud. Loin, très loin
des prix prohibitifs envisagés par Moderna, par exemple, la start-up
états-unienne largement subventionnée par Trump qui, elle, évoque un tarif
entre 42 et 50 euros…
Au-delà des brevets, rendus toujours plus injustifiés par le montant
phénoménal d’investissements publics dans les pays qui disposent d’une industrie
pharmaceutique forte, et des prix qui devront nécessairement être encadrés
drastiquement pour permettre un accès véritable dans le monde entier, ce sont
les capacités de production dans des délais très courts qui promettent d’être
déterminantes pour l’éventuel vaccin contre le Covid-19. Dans un article pour
la revue académique Science, quatre chercheurs américains et danois en
appellent à des « transferts de connaissances » pour permettre la « fabrication
à grande échelle du vaccin » (1). Selon eux, il n’est pas seulement déterminant
de savoir quoi faire en la matière, mais surtout de savoir comment
faire. Et pour cela, il faut que les entreprises et les pouvoirs publics
acceptent de partager l’information. D’une certaine manière, l’Argentine et le
Mexique ouvrent une voie prometteuse à l’échelle de l’Amérique du Sud. Reste à
voir si d’autres États, ailleurs dans le monde, peuvent l’emprunter à leur
tour…
(1) William Nicholson Price II, Arti K.Rai et Timo
Minssen, « Knowledge transfer for large-scale vaccine manufacturing », revue
Science, 13 août 2020.
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