En 2002, le Café des Amis de l’Humanité
invitait Gisèle Halimi pour la sortie de son livre « Avocate
irrespectueuse » (Plon). Extraits.
Avec « Avocate irrespectueuse », vous semblez livrer une sorte de
puzzle qui touche au sens profond de votre existence et de vos engagements…
Gisèle Halimi : Dans ce puzzle, comme vous dites, un fil rouge apparaît : le
sentiment de l’injustice, ressenti très jeune. (…) Je n’ai jamais vu la justice
comme un métier ordinaire. Pour moi, la justice était un instrument de combat,
un instrument d’intervention politique, un instrument qui permettait de
redonner aux humiliés, aux offensés, aux colonisés, aux femmes, leur dignité
perdue. (…) Au moment du procès d’Aix-en-Provence, par exemple (en 1978, Me
Gisèle Halimi obtient que les auteurs du viol de deux jeunes femmes commis à
Marseille en 1974 soient jugés aux assises – NDLR), le viol n’était pas
considéré comme un crime. Il était jugé en correctionnelle entre une
altercation entre automobilistes et un vol à la tire. Il fallait expliquer
pourquoi le viol était un crime, pourquoi on tuait, en fait, la femme dans la
femme. (…) Voilà pourquoi j’ai dit souvent qu’il fallait des procès
d’« explication », et non des procès d’« expiation ».
Étiez-vous dans le même état d’esprit au temps de la guerre d’Algérie ?
Gisèle Halimi : Parfois, on me demande de choisir ce qui a été le plus important :
la lutte pour la dignité de la femme ou la lutte anticoloniale. Pour moi, cela
revient au même : les deux supposent un refus de l’oppression, de l’humiliation
et de la domination. (…) Dans le cas de Djamila Boupacha, par exemple
(militante du FLN arrêtée en 1960 et jugée en 1961 sur la base d’aveux
extorqués – NDLR), qu’est-ce qui a prévalu ? L’horrible viol qu’elle a
subi, les tortures que les femmes ont endurées ? Presque toutes les Algériennes
que j’ai défendues avaient été systématiquement violées. Est-ce que je voulais
surtout soutenir le peuple algérien en lutte pour son indépendance ou est-ce
que je n’acceptais pas, quoi qu’il arrive, l’utilisation de la torture ? Le cas
de Djamila Boupacha synthétise un peu tout cela. Le puzzle, comme vous dites,
est peut-être là. (…)
Vous revenez à plusieurs reprises sur les procès de cette époque et vous
publiez aussi le texte de l’appel des Douze (appel pour la condamnation
officielle de la torture en Algérie, publié dans l’Humanité du 31 octobre
2000)…
Gisèle Halimi : Bien que les choses ne semblent pas beaucoup bouger en ce moment, je
crois que notre appel des Douze a été extrêmement important pour ce que l’on
appelle le devoir de mémoire. Nous qui avons été confrontés à la réalité de la
guerre, à la torture, nous devons la raconter, en témoigner et expliquer aux
générations qui viennent comment la France a failli et comment nous ne pouvons
pas l’admettre comme un épisode banal de la colonisation. Il importe aussi
d’expliquer de manière concrète comment la torture était devenue un véritable
système, et non le produit de « bavures ». Ce système était le résultat d’une
démission inacceptable des autorités politiques de l’époque. (…)
Vous parlez aussi d’Aussaresses (général français ayant reconnu avoir
torturé en Algérie)…
Gisèle Halimi : (…) L’histoire doit s’écrire dans toute sa vérité. Je soutiens
l’idée qu’il faut toujours faire des procès, même s’ils ne réussissent pas. Car
nous écrivons des pages de résistance dans cette histoire. Et nous ne pouvons
pas accepter que l’on puisse inscrire la mention « classé » sur
ces dossiers. La deuxième chose que j’ai apprise en lisant Aussaresses, c’est
que j’ai été l’une de ses cibles. Il écrit qu’il devait liquider cette
« cible » à Alger, mais qu’elle lui a échappé. Il a décidé de le faire à Paris,
mais il n’a pas réussi. (…)
Qu’a pu représenter, pour l’idée que vous vous faisiez de votre métier
d’avocate, la confrontation directe avec la justice militaire, dans cette
parenthèse algérienne où la justice civile s’est dissoute ?
Gisèle Halimi : Cela a représenté un choc terrible, dont on ne se remet pas. Depuis
l’enfance, la France et ses valeurs, les droits de l’homme, la Révolution
française étaient pour moi des socles qu’il était impossible de remettre en
question. Une fissure s’est alors opérée dans ma subjectivité : qui me ment ?
Qu’est-ce que la France ? Ce président de tribunal qui, « au nom du
peuple français », couvre les tortures et va liquider des innocents ? Ou
bien ce qu’on m’a appris à l’école ? C’est ce qui explique mon entêtement à
vouloir me battre avec la justice. La France n’était pas ce qu’on m’avait dit
d’elle, mais elle ne pouvait pas être non plus ce que je vivais en Algérie. (…)
Avec la loi sur la parité, certains ont pu suggérer l’idée d’une certaine
« fin de l’histoire » du féminisme. N’avez-vous pas l’impression que la parité
fait avancer les choses moins vite que ne l’ont fait les acquis des années
1970 ?
Gisèle Halimi : Rien n’est jamais acquis aux femmes, encore moins qu’aux hommes.
(…) Le « genre » est bien devenu la dimension structurelle de l’économie de
marché à travers la mondialisation. Il reste donc du travail pour les
féministes. Au niveau européen, j’avais proposé l’adoption de la clause de
« l’Européenne la plus favorisée », qui consiste à faire bénéficier aux femmes
dans chaque domaine des lois les plus avancées des pays de l’Union. La parité
est un moteur formidable pour ébranler les mentalités, mais il est trop tôt
pour en juger. Le monde ne peut pas être le même s’il est décidé par les hommes
et les femmes. (…) Nous sommes très loin de je ne sais quelle « fin de
l’histoire »…
Quel regard portez-vous sur la situation de la gauche aujourd’hui ? (…)
Gisèle Halimi : (…) Tant qu’il y
aura le rapport de forces économique que nous connaissons et qui s’aggrave avec
la mondialisation, il y aura forcément une gauche et une droite. Avec ceux qui
décideront et qui garderont leurs privilèges, et avec ceux qui subiront. Je ne
crois pas du tout que cela soit effacé. (…) Dire qu’il n’y a plus ni gauche ni
droite en cherchant à ratisser de tous les côtés, c’est cela qui est ringard,
car cela a cours depuis que la politique existe. Moi, je dis qu’il faut
redonner à la gauche ses titres de noblesse (…).
Propos extraits de <I>l’Humanité</I> du 2 mars 2002
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