vendredi 23 décembre 2022

Un monde habité par le chant.



La poésie d’Aragon s’est rendue populaire grâce à des musiciens qui ont brodé sur ses vers des mélodies impérissables. «Une forme supérieure de critique» pour le poète. Et une histoire toujours vivante. Clément Garcia

De chant, il est largement question dans l’œuvre d’Aragon. Pourtant, et contrairement à bon nombre de ses contemporains, le poète n’a jamais versifié pour la chanson. Comme pour s’indigner du paradoxe, les chansonniers ont en retour mis en musique son œuvre avec une constance admirable. Entre «la voix Ferrat, la voix Ferré», se sont frayés quantité de chemins de traverse. Hélène Martin, Georges Brassens, Lino Léonardi, Marc Robine, pour en rester là, ont composé sur ses vers des mélodies entonnées par des interprètes fameux: Jacques Douai, Monique Morelli, Marc Ogeret, Francesca Solleville et tant dautres. Une somme qui permet à l’œuvre dAragon de continuer à vivre dans la mémoire populaire. «La mise en chanson dun poème est à mes yeux une forme supérieure de critique poétique, écrivait Aragon. Même si ce nest pas tout ce que jai dit ou voulu dire, cen est une ombre dansante, un reflet fantastique, et jaime ce théâtre qui est fait de moi.» Aujourdhui encore, il nest pas rare quun jeune musicien se prenne au jeu du «reflet fantastique». Comment expliquer pareille permanence?

Léo Ferré note que «ce quAragon déploie dans la phrase poétique na besoin daucun support, bien sûr, mais la matière même de son langage est faite pour la mise sur le métier des sons». Le chanteur anarchiste relève ici ce qui apparaît comme une évolution formelle commandée par la politique. Dans son ouvrage Aragon et la chanson (Textuel, 2007), Nathalie Piégay-Gros relève que, «dès la fin des années 1930 puis de manière décisive pendant les années de guerre, Aragon renoue avec une ancienne tradition littéraire française: il s’agit de montrer la continuité de la culture française et d’affirmer qu’elle est prête à résister à l’occupation (…). En puisant dans la tradition du “chant” français, Aragon entend prolonger la veine épique qui a tissé une identité et forgé une langue». Cette reconnexion au patrimoine littéraire se manifeste par une attention apportée à la rime comme à la cadence des vers, de manière à être retenus, lus et chantés. Georges Auric comme Francis Poulenc prendront la balle au bond, le premier avec la Rose et le Réséda et le second en composant, si l’on peut dire, le premier tube sur un texte d’Aragon avec C. Le poète ne se départira plus de cette manière épique perceptible dans le Roman inachevé comme le Fou d’Elsa, abondamment butinés par Ferré et Ferrat.

Le groupe Feu! Chatterton perpétue la tradition dans son album ­ l’Oiseleur (2018) avec une composition originale du prodige Samy Osta sur le poème Zone libre, tiré du recueil résistant le Crève-cœur. Le groupe clôt également ses concerts en reprenant l’Affiche rouge. «Avec ­l’Affiche rouge, l’intime et le politique s’embrassent avec une puissance prodigieuse», confiaient-ils à l’Humanité. La chanteuse Véronique Pestel dédie un spectacle à Aragon avec des mélodies nouvelles, quand Thomas et Jacques Dutronc viennent de publier Aragon, morceau qui reprend les vers du poème Bierstube Magie allemande et sa lancinante question: «Est-ce ainsi que les hommes vivent?» Quelques mois plus tôt, le rockeur Axel Bauer s’inspirait des mêmes vers dans un album dédié à son père résistant.

L’auteur-compositeur Florent Marchet s’est distingué en composant la musique de tout un spectacle sur divers poèmes d’Aragon clamés par le comédien Patrick Mille. Dans la revue Hexagone, il explique: «La poésie dAragon a une dimension intemporelle (…). Nous avons aussi besoin de l’esprit de résistance qu’il véhicule. L’époque n’est plus la même mais il y a un engagement qui est tout autant nécessaire.» Lyrique, épique et politique, le mariage de la musique et du texte aragonien a encore de beaux jours devant lui.

 

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