Disparition. Pierre Soulages est décédé à l’âge de 102 ans. Peintre de l’abstraction lyrique, il sut extraire la lumière du noir, son pigment de prédilection.
Pierre Soulages n’a pas toujours été dans le noir. On
dit que ses premiers dessins, alors qu’il était encore en culottes courtes,
étaient des paysages de neige. Le peintre, qui vient de disparaître à
102 ans et qui, jusqu’à ces derniers temps, n’a cessé de créer, tient de
cette longévité exceptionnelle d’être un abstrait du XXe siècle
entré, et comment, dans le XXIe comme un des artistes les plus
célèbres au monde, devenu l’un des plus chers aussi.
Né en 1919 à Rodez, dans l’Aveyron, qui accueille
aujourd’hui le musée qui lui est consacré – un statut qu’il faut bien dire
exceptionnel –, il relève dès la fin de la Seconde Guerre mondiale de la
génération de peintres de ce que l’on a appelé l’abstraction lyrique, pour
partie en réponse à l’abstraction géométrique qui a dominé dans les années
trente.
Sans doute avait-elle été vécue d’une certaine manière
comme une volonté de mise en ordre du monde, que la guerre a détruite. Le geste
libre, les flux de couleur, l’invention des formes vont alors dominer la
peinture de Manessier, Bissière, Hartung, Schneider, Estève, Poliakoff et bien
d’autres, qui, s’ils ne forment pas un groupe, une école, partagent des
conceptions proches. Aux États-Unis, l’expressionnisme abstrait avec De
Kooning, Pollock, Kline va participer de la même sensibilité qui entend faire droit
à l’émotion, la spontanéité, consacrant d’une certaine manière le retour de la
subjectivité dans la peinture.
D’abord des paysages d’hiver, des
arbres sans feuilles
Soulages va affirmer sa singularité par son usage du
noir, déjà. Dès qu’il commence à peindre régulièrement, quand il est encore
adolescent, ce sont les paysages d’hiver et plus particulièrement le tracé des
arbres sans feuilles, noirs, sur le blanc qui l’intéressent. Il serait
aventureux d’en donner une interprétation. On peut juste noter, comme éléments
de sa biographie, que ses premières années de scolarité se passent dans un
pensionnat catholique tenu par les Frères des écoles chrétiennes, soutanes
noires et jabots blanc rectangulaires ; qu’après la mort de son père, l’année
même où il entre dans ce pensionnat, il est élevé par sa mère et sa sœur aînée,
dont il dira : « J’ai été élevé par deux femmes en noir. »
De son enfance aussi date son goût des stèles de
pierre, d’un hiératisme consacré par le temps, des statues menhirs, des
peintures rupestres. Il découvre l’art roman en visitant à 12 ans l’abbatiale
de Conques, qu’il servira magnifiquement quand lui sera passée, en 1986, la
commande exceptionnelle de ses vitraux. Un chantier hors-normes de sept années.
Sans doute dès lors l’art, pour lui, ne renvoie pas au plaisir, mais au sacré,
au monumental.
Son choix de la peinture s’affirme très vite. Dès ses
19 ans, le jeune Ruthénien (c’est ainsi que s’appellent les habitants de
Rodez) quitte sa ville pour Paris et s’inscrit dans l’atelier d’un peintre,
René Jaudon, qui l’encourage. Reçu au concours d’entrée de l’École des
beaux-arts, il se lasse vite d’un enseignement alors très académique. Mobilisé
en 1940, il rencontre aux Beaux-Arts de Montpellier Colette Llaurens, avec qui
il va partager toute sa vie. Réfractaire au STO, il fait la connaissance de
l’écrivain Joseph Delteil puis, en 1944, se lie avec le philosophe
Vladimir Jankélevitch et le peintre Jean Cassou.
Il retrouve Paris en 1946 et, dès lors, se consacre
entièrement à la peinture, expérimente l’usage du goudron sur verre. En 1949,
alors qu’il a obtenu sa première exposition personnelle et a aussi été exposé à
Munich et New York aux côtés d’Hans Hartung et de Gérard Schneider, le musée de
Grenoble dirigé par Andry Farcy, un conservateur très éclairé et audacieux, est
le premier à lui acheter une toile. Les années qui suivent sont celles des
débuts de sa reconnaissance internationale. Le musée Guggenheim, le musée d’Art
moderne de New York, la Tate Gallery à Londres, le musée d’Art moderne de Paris
lui achètent des toiles. En 1954, le marchand de Picasso aux États-Unis le
sollicite et organise sa première exposition en terre américaine.
Puis le Soulages de l’outre-noir
Le Soulages de cette époque est cependant très loin
encore de celui des vingt ou trente dernières années, marquées par ce qu’il va
appeler lui-même l’outre-noir. Si l’usage du noir (ou du marron foncé), à
l’occasion avec des matières inhabituelles (goudron, brou de noix), caractérise
déjà ses œuvres des années 1950 à 1960, sa vision de l’abstraction ne déroge
pas à celle qui est partagée alors par ses contemporains. Simplement – et c’est
sa marque –, il fait vivre la couleur entre les « grilles » du noir, créant ainsi l’illusion d’un premier plan, révélant derrière lui un monde restant pour partie caché. On pourrait spéculer là-dessus.
Nous ne voyons que l’apparence des choses, la vraie vie est ailleurs, comme le
soleil hors de la caverne de Platon. Pourquoi pas ?
Le résultat plastique est en tout cas concluant et
même souvent séduisant. Les tableaux de cette époque se vendent aujourd’hui des
millions de dollars (vingt millions pour le dernier record). Progressivement
cependant, il évolue vers des sortes de calligraphies au large trait sur le
blanc, cherchant parfois des rythmes dans une sorte de monumentalité. Mais la
grande révolution de son œuvre a été le passage à ce qu’il a appelé donc
l’outre-noir, à partir de 1990. C’est en 1979 qu’il fait une découverte qui va
changer sa vision après avoir travaillé pendant des heures sur une toile avec
une pâte noire. « J’y pataugeais », disait-il.
Quand il revient après avoir quitté l’atelier, il est
face à ce qui semble un paradoxe : « Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus. » Noir, donc, ce n’est pas noir. Il n’y a pas,
dira-t-il plus tard, de noir absolu. Dès lors, c’est cela qu’il va travailler.
Les variations du noir, en fonction de la matière (huile puis acrylique
épaisse), des aplats, des stries ou des sillons qu’il va inscrire sur de grandes
toiles à l’aide d’instruments peu orthodoxes comme de grands balais… C’est la
lumière sur les différentes surfaces de la toile qui va faire le tableau. La
première exposition de ce nouveau travail a lieu au Centre Pompidou, quelques
mois plus tard.
Mais, parallèlement, il se voit, en 1986, confronté à
un défi avec une commande du ministère de la Culture alors dirigé par Jack Lang : la réalisation de 104 vitraux pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques. Il ne peut être question pour lui de revenir à la couleur dans cet édifice roman sans attenter à son
harmonie. Les vitraux seront en verre blanc translucide, spécialement mis au
point avec la collaboration du maître verrier Jean-Dominique Fleury à Toulouse,
comme s’il avait retrouvé les paysages de neige. Les jointures entre les
plaques reprennent les systèmes de stries des œuvres au noir. C’est une
réussite totale et qui fait date, inaugurée en 1994 par un autre ministre de la
Culture, Jacques Toubon.
En 2009, un demi-million de visiteurs se pressaient au
Centre Pompidou pour une rétrospective d’une centaine de ses œuvres, signe d’un
large succès public. Dix ans plus tard, à l’occasion de son centenaire, le
musée du Louvre lui consacrait une exposition majeure, rassemblant des œuvres
de la Tate Modern de Londres ou du Guggenheim de New York. « Je trouve que cela a été bien court, il y a encore
beaucoup à faire », déclarait-il alors.
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