mercredi 26 octobre 2022

La mort de Pierre Soulages, l’œuvre au noir d’un peintre français.

 


Disparition. Pierre Soulages est décédé à l’âge de 102 ans. Peintre de l’abstraction lyrique, il sut extraire la lumière du noir, son pigment de prédilection.

Maurice Ulrich

Pierre Soulages n’a pas toujours été dans le noir. On dit que ses premiers dessins, alors qu’il était encore en culottes courtes, étaient des paysages de neige. Le peintre, qui vient de disparaître à 102 ans et qui, jusqu’à ces derniers temps, n’a cessé de créer, tient de cette longévité exceptionnelle d’être un abstrait du XXe siècle entré, et comment, dans le XXIe comme un des artistes les plus célèbres au monde, devenu l’un des plus chers aussi.

Né en 1919 à Rodez, dans l’Aveyron, qui accueille aujourd’hui le musée qui lui est consacré – un statut qu’il faut bien dire exceptionnel –, il relève dès la fin de la Seconde Guerre mondiale de la génération de peintres de ce que l’on a appelé l’abstraction lyrique, pour partie en réponse à l’abstraction géométrique qui a dominé dans les années trente.

Sans doute avait-elle été vécue d’une certaine manière comme une volonté de mise en ordre du monde, que la guerre a détruite. Le geste libre, les flux de couleur, l’invention des formes vont alors dominer la peinture de Manessier, Bissière, Hartung, Schneider, Estève, Poliakoff et bien d’autres, qui, s’ils ne forment pas un groupe, une école, partagent des conceptions proches. Aux États-Unis, l’expressionnisme abstrait avec De Kooning, Pollock, Kline va participer de la même sensibilité qui entend faire droit à l’émotion, la spontanéité, consacrant d’une certaine manière le retour de la subjectivité dans la peinture.

D’abord des paysages d’hiver, des arbres sans feuilles

Soulages va affirmer sa singularité par son usage du noir, déjà. Dès qu’il commence à peindre régulièrement, quand il est encore adolescent, ce sont les paysages d’hiver et plus particulièrement le tracé des arbres sans feuilles, noirs, sur le blanc qui l’intéressent. Il serait aventureux d’en donner une interprétation. On peut juste noter, comme éléments de sa biographie, que ses premières années de scolarité se passent dans un pensionnat catholique tenu par les Frères des écoles chrétiennes, soutanes noires et jabots blanc rectangulaires ; qu’après la mort de son père, l’année même où il entre dans ce pensionnat, il est élevé par sa mère et sa sœur aînée, dont il dira: «Jai été élevé par deux femmes en noir.»

De son enfance aussi date son goût des stèles de pierre, d’un hiératisme consacré par le temps, des statues menhirs, des peintures rupestres. Il découvre l’art roman en visitant à 12 ans l’abbatiale de Conques, qu’il servira magnifiquement quand lui sera passée, en 1986, la commande exceptionnelle de ses vitraux. Un chantier hors-normes de sept années. Sans doute dès lors l’art, pour lui, ne renvoie pas au plaisir, mais au sacré, au monumental.

Son choix de la peinture s’affirme très vite. Dès ses 19 ans, le jeune Ruthénien (c’est ainsi que s’appellent les habitants de Rodez) quitte sa ville pour Paris et s’inscrit dans l’atelier d’un peintre, René Jaudon, qui l’encourage. Reçu au concours d’entrée de l’École des beaux-arts, il se lasse vite d’un enseignement alors très académique. Mobilisé en 1940, il rencontre aux Beaux-Arts de Montpellier Colette Llaurens, avec qui il va partager toute sa vie. Réfractaire au STO, il fait la connaissance de l’écrivain Joseph Delteil puis, en 1944, se lie avec le philosophe Vladimir Jankélevitch et le peintre Jean Cassou.

Il retrouve Paris en 1946 et, dès lors, se consacre entièrement à la peinture, expérimente l’usage du goudron sur verre. En 1949, alors qu’il a obtenu sa première exposition personnelle et a aussi été exposé à Munich et New York aux côtés d’Hans Hartung et de Gérard Schneider, le musée de Grenoble dirigé par Andry Farcy, un conservateur très éclairé et audacieux, est le premier à lui acheter une toile. Les années qui suivent sont celles des débuts de sa reconnaissance internationale. Le musée Guggenheim, le musée d’Art moderne de New York, la Tate Gallery à Londres, le musée d’Art moderne de Paris lui achètent des toiles. En 1954, le marchand de Picasso aux États-Unis le sollicite et organise sa première exposition en terre américaine.

Puis le Soulages de l’outre-noir

Le Soulages de cette époque est cependant très loin encore de celui des vingt ou trente dernières années, marquées par ce qu’il va appeler lui-même l’outre-noir. Si l’usage du noir (ou du marron foncé), à l’occasion avec des matières inhabituelles (goudron, brou de noix), caractérise déjà ses œuvres des années 1950 à 1960, sa vision de l’abstraction ne déroge pas à celle qui est partagée alors par ses contemporains. Simplement – et c’est sa marque –, il fait vivre la couleur entre les «grilles» du noir, créant ainsi lillusion dun premier plan, révélant derrière lui un monde restant pour partie caché. On pourrait spéculer là-dessus. Nous ne voyons que l’apparence des choses, la vraie vie est ailleurs, comme le soleil hors de la caverne de Platon. Pourquoi pas?

Le résultat plastique est en tout cas concluant et même souvent séduisant. Les tableaux de cette époque se vendent aujourd’hui des millions de dollars (vingt millions pour le dernier record). Progressivement cependant, il évolue vers des sortes de calligraphies au large trait sur le blanc, cherchant parfois des rythmes dans une sorte de monumentalité. Mais la grande révolution de son œuvre a été le passage à ce qu’il a appelé donc l’outre-noir, à partir de 1990. C’est en 1979 qu’il fait une découverte qui va changer sa vision après avoir travaillé pendant des heures sur une toile avec une pâte noire. «Jy pataugeais», disait-il.

Quand il revient après avoir quitté l’atelier, il est face à ce qui semble un paradoxe: «Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme sil nexistait plus.» Noir, donc, ce n’est pas noir. Il n’y a pas, dira-t-il plus tard, de noir absolu. Dès lors, c’est cela qu’il va travailler. Les variations du noir, en fonction de la matière (huile puis acrylique épaisse), des aplats, des stries ou des sillons qu’il va inscrire sur de grandes toiles à l’aide d’instruments peu orthodoxes comme de grands balais… C’est la lumière sur les différentes surfaces de la toile qui va faire le tableau. La première exposition de ce nouveau travail a lieu au Centre Pompidou, quelques mois plus tard.

Mais, parallèlement, il se voit, en 1986, confronté à un défi avec une commande du ministère de la Culture alors dirigé par Jack Lang: la réalisation de 104 vitraux pour labbatiale Sainte-Foy de Conques. Il ne peut être question pour lui de revenir à la couleur dans cet édifice roman sans attenter à son harmonie. Les vitraux seront en verre blanc translucide, spécialement mis au point avec la collaboration du maître verrier Jean-Dominique Fleury à Toulouse, comme s’il avait retrouvé les paysages de neige. Les jointures entre les plaques reprennent les systèmes de stries des œuvres au noir. C’est une réussite totale et qui fait date, inaugurée en 1994 par un autre ministre de la Culture, Jacques Toubon.

En 2009, un demi-million de visiteurs se pressaient au Centre Pompidou pour une rétrospective d’une centaine de ses œuvres, signe d’un large succès public. Dix ans plus tard, à l’occasion de son centenaire, le musée du Louvre lui consacrait une exposition majeure, rassemblant des œuvres de la Tate Modern de Londres ou du Guggenheim de New York. «Je trouve que cela a été bien court, il y a encore beaucoup à faire», déclarait-il alors.

 

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