Les deux femmes de lettres publient le
Fétiche et la plume, un essai qui analyse les conséquences du capitalisme
sur la littérature du point de vue du marché du livre, mais aussi de la forme,
du style, des sujets abordés. Entretien.
« La finance impose ses critères au livre »
Agrégées de lettres, enseignantes et autrices, Hélène
Ling et Inès Sol Salas sont aux deux extrémités du champ littéraire, là où la
littérature se fait, s’écrit et se transmet. À partir de leurs expériences,
constatant la profusion de livres publiés, la confusion des catégories
éditoriales et la difficulté des jeunes à accéder à la littérature, elles ont
écrit un essai pour donner des clés permettant de mieux comprendre la situation
actuelle. Les autrices du Fétiche et la plume (Rivages,
à paraître le 7 septembre) viendront à la Fête de l’Humanité débattre de
la concentration des grands groupes d’édition et de la mainmise de Vincent
Bolloré sur le secteur.
La littérature est-elle devenue un produit comme les
autres et, si c’est le cas, depuis quand ?
L’entrée de la littérature dans le champ des échanges
marchands a commencé dès le XVIII e siècle : l’écrivain sort de l’ancienne logique du mécénat pour s’insérer sur le marché. Au XIX e siècle, avec l’industrialisation, la naissance
de la presse et la massification de l’enseignement, se met en place un marché
de la production littéraire structuré par celui de l’édition. Certains, tel
Zola, ont pu voir dans cette professionnalisation une forme d’émancipation.
Plus indépendant, l’écrivain se retrouve néanmoins soumis à des mécanismes
anonymes et hors de contrôle. À partir des années 1950, le monde de l’édition
suit l’évolution socio- économique, marquée par la globalisation, la
financiari- sation et la numérisation des échanges. Souvent familiales, les
maisons d’édition sont rachetées par de plus grandes, puis, dans les années
1980, par des groupes industriels qui ont investi dans le secteur du
divertissement et des médias, dont l’édition devient un des appendices. André
Schiffrin, grand éditeur américain, l’a appelé « l’édition sans éditeurs ». Le livre devient alors un produit comme un autre : il se doit
d’être vendable pour être rentable, sur une ligne du temps médiatique et selon
les créneaux du marché, rendant de plus en plus difficiles toute politique
d’auteur et l’émergence de plumes nouvelles ou d’ouvrages singuliers,
atypiques.
Pourquoi l’ancienne frontière entre une littérature de
divertissement et une littérature de création, héritée du XIX e siècle,
n’est-elle plus pertinente ?
Cette distinction à elle seule n’opère plus depuis que
les deux registres ont fusionné, il y a un demi-siècle, à l’ère postmoderne.
Mêlant avec ironie les niveaux de culture, les matériaux et les tonalités, les
artistes se sont emparés du domaine « pulp » pour renouveler les genres. On peut citer William
Burroughs, Jean-Patrick Manchette ou l’écriture hybride d’Elfriede Jelinek. Que
les catégories culturelles soient poreuses, voire abolies, constitue l’histoire
littéraire et acte la mort de la littérature au sens patrimonial. Mais la
notion actuelle de confusion des signes n’est justement pas un projet
esthétique d’auteur. Orchestrée par les stratégies éditoriales et médiatiques, elle
annule les seuils implicites qui différenciaient, dans les collections, dans la
réception, les pratiques d’écriture, leur ambition et leur complexité.
Lorsque Je vais mieux, de David Foenkinos, paraît dans
la collection « Blanche » chez Gallimard, c’est le créneau commercial « feel good » qui devient
littérature générale. Par un jeu de codes, l’œuvre de Jean d’Ormesson
rééditée dans « la Pléiade » rejoint des pratiques littéraires sans
commune mesure avec la sienne. Joël Dicker, Guillaume Musso ont pu changer
d’image au gré de campagnes de promotion stratégiques. Or, la réception par le
public se modèle selon l’esprit de l’offre et fait les frais de cette politique
éditoriale.
La période récente est marquée par la surproduction et
une hyperconcentration au profit des grands groupes. Quelles sont les
conséquences de ces phénomènes ?
L’édition en France s’articule autour de quatre grands
groupes (Hachette, Editis, Média Participations, Madrigall) qui détiennent à
eux seuls presque 90 % du marché. Cela pose la question de l’indépendance
éditoriale, de la survie des « petits » éditeurs, de la librairie indépendante et, plus
généralement, de la stabilité du milieu. En juillet 2022, Vincent Bolloré
semble avoir renoncé à son projet de fusion des groupes Hachette et Editis,
face à la résistance des libraires et d’éditeurs tels qu’Antoine Gallimard ou
Françoise Nyssen, et aux règles de la concurrence européennes. Cela aurait
conduit à la naissance d’un groupe en situation de quasi-monopole – du
jamais-vu dans l’édition française. Le fait qu’il préfère céder Editis pour
obtenir Hachette Livre est plutôt une bonne nouvelle. Néanmoins, tout laisse à
penser que c’est une façon de repousser dans le temps la logique
monopolistique. En effet, s’offrir Hachette et son puissant réseau de
distribution n’a rien d’anodin. Rappelons qu’il s’agit du premier groupe
d’édition français, le plus présent à l’international, avec un poids symbolique
fort : non
seulement Hachette détient des
maisons prestigieuses (Grasset, Fayard, Stock…), mais il a un poids considérable dans le secteur scolaire et dans la vente de livres de poche. Pour
qui a des intentions non seulement financières mais aussi idéologiques, détenir
Hachette demeure très stratégique, d’autant que ce groupe éditorial sera adossé
à l’empire médiatique en pleine expansion du milliardaire. Cette tentative
d’OPA a déstabilisé le milieu éditorial, démontrant une fois de plus combien
celui-ci est vulnérable, soumis à la valse des rachats, reventes, découpes et
appétits monopolistiques. Nous ne savons encore rien du repreneur d’Editis, ni
de l’évolution et des volontés d’expansion de Hachette, sous la houlette de
Vincent Bolloré. Son influence s’est déjà fait sentir dans le milieu par des
phénomènes d’autocensure ou des nominations tendancieuses (Lise Boëll, éditrice
historique d’Éric Zemmour, à la tête de Plon, par exemple).
“ À PARTIR DES ANNÉES 1950, LE MONDE DE L’ÉDITION SUIT L’ÉVOLUTION
SOCIO- ÉCONOMIQUE, MARQUÉE PAR LA GLOBALISATION, LA FINANCIARI- SATION ET LA
NUMÉRISATION DES ÉCHANGES. ”
Comment le capitalisme influence-t-il, non seulement
l’économie du livre, mais aussi les sujets, la forme, le style ?
L’influence déterminante est l’exigence de renta-
bilité – le nerf de la guerre de l’oligopole financier, qui s’est imposé
par rachats massifs à la pratique « artisanale » de l’édition. À partir des années 1980, selon Schiffrin, on pouvait
d’abord prendre l’image de l’avortement pour désigner l’abandon des ouvrages
peu vendus, puis celle de la contraception : le critère sélectif a été intégré dans leur pratique par les écrivains. On peut ainsi parler d’une forme d’autocensure de l’ère capitaliste.
Simultanément, le marché des livres rentables impose ses propres critères. Pour
la production grand public, ces normes sont redoublées par celles des
industries audio numériques, et excluent d’emblée ce qui n’est pas formatable
en produits d’appel. En littérature, les récits tendent à s’inscrire dans les
créneaux à succès, qui répondent à une demande de réconfort psychique : le « feel good
book », « l’ailleurs », le traitement psychologique de « sujets d’actualité », etc. À l’occasion, le
matériau de l’écrivain, la langue, se trouve souvent réduit à un recyclage du passé, rebrassant des tournures académiques, d’avant-garde ou modernistes, pour en refaire de la
fiction contemporaine.
Pouvez-vous donner des exemples ?
Édouard Louis et Michel Houellebecq, deux phénomènes
littéraires construits avec le système médiatique, font paradoxalement une
critique virulente, bien qu’opposée idéologiquement, de la société capitaliste.
Mais elle reste inopérante – et passe par un système de valeurs politiques
propre au roman à thèse, qui prétend dire la vérité d’une époque. Édouard
Louis, dans Qui a tué mon père, met le récit intime au
service d’énoncés sociologiques, au risque d’en faire un miroir, lyrique et
pathétique, de la théorie. L’auteur mime par ailleurs les discours de classes
moyennes-populaires, sans les transfigurer par un jeu littéraire qui donnerait
accès à leur monde. Houellebecq, plus complexe, joue de son image médiatique,
mise en abyme dans son œuvre. Sa parole est distanciée, mais sa posture
idéologique se construit, par énoncés provocateurs, d’un livre à l’autre,
s’épuisant en phraséologies et en situations creuses. Dans Soumission,
le constat cynique de fin de civilisation se réduit à son propre psychodrame obsessionnel,
celui de la « débandade générale ».
Comment expliquer la paupérisation croissante des
écrivains malgré un capital symbolique encore puissant ?
L’écrivain ne dispose pas d’un statut, telle
l’intermittence, qui le protège et le soutient dans une création au long cours.
Il ou elle vit de ses droits d’auteur, soit en moyenne 10 % du prix d’un
livre, de bourses, de résidences éventuelles. Ses interventions publiques
restent le plus souvent gratuites, considérées comme un échange de visibilité.
Ces dernières décennies, la croissance du nombre de maisons d’édition,
notamment d’autoédition, et la surproduction d’ouvrages ont accru cette
paupérisation. Un auteur vend deux fois moins d’exemplaires par titre qu’il y a
trente ans, et 90 % des nouveaux titres se vendent à moins de
100 exemplaires. Aussi, l’écart entre une petite frange d’écrivains « stars », et leurs
ventes colossales, n’a cessé de se creuser avec la masse des petites mains,
condamnées à l’invisibilité ou à promouvoir elles-mêmes leurs textes.
“ L’ÉCRIVAIN NE DISPOSE PAS D’UN STATUT, QUI LE SOUTIENT DANS UNE
CRÉATION AU LONG COURS. IL OU ELLE VIT DE SES DROITS D’AUTEUR, DE BOURSES,
DE RÉSIDENCES ÉVENTUELLES. ”
Pourquoi le terme de démocratie culturelle est-il,
selon vous, galvaudé ou confondu avec une profusion de l’offre « mainstream » ?
Sous les injonctions à rendre la culture « accessible », nous
retrouvons la fausse bonne conscience que se donne l’industrie des loisirs. Il ne devrait pas s’agir, avec condescendance, de renvoyer le grand public
au fait de lire, sous-entendu « n’importe quoi
sera mieux que rien ». La politique de « l’accessibilité » de l’offre, de son adaptation, signe l’abandon des ambitions d’une vraie démocratisation
de la culture. Cette dernière portait
une promesse politique : le changement des rapports sociaux via l’accès à la création pour
une notion élargie de peuple. Ce mouvement s’est en partie réalisé lors de révolutions sociales (les années 1840, le
Civil Rights), avant de se renverser en un marketing des produits culturels,
mis en créneaux sur un marché mondial. Le projet de démocratiser la culture,
que Jacques Rancière a aussi nommé « le partage du sensible », était très différent. Il s’agissait d’élever chacun à trouver en
lui-même les ressources sensibles et intellectuelles pour
s’approprier l’héritage symbolique commun et pour en réorienter les finalités.
L’éducation populaire dans l’après-guerre l’a tenté, mais la révolution
néolibérale l’a dissout dans une « démocratie
culturelle », qui procède, dans un style managérial, à coups de « projets », de
partenariats, de subventions aléatoires et
lucratives.
Quels seraient les moyens et les lieux de résistance
possibles à l’uniformisation de la production et à l’aliénation à « l’économie de l’attention » ?
Il est difficile d’isoler un élément du constat
d’ensemble. La transformation du rapport à la langue ne peut constituer qu’un
début, impliquant en effet de rompre avec « l’économie de l’attention » – la
capitalisation du temps psychique, reversé dans les flux de data, dont participent les industries culturelles. Il
faudrait ressaisir sa propre capacité d’attention, apprendre à se passer de
l’entertainment, fait de stimuli nerveux permanents, et à se réorienter vers
des finalités propres. Mais défaire l’aliénation au consumérisme, même et
surtout psychique, supposerait de transformer l’ensemble de la production
industrielle et financière. S’il n’y a pas de dehors au techno-capitalisme, il
reste des lieux de résistance : les librairies indépendantes, par exemple, par leur engagement, leur choix d’ouvrages qui « font débat ». Demeure aussi, paradoxalement, l’option du futur. C’est peut-être lorsque les crises écologiques auront ébranlé les flux du capitalisme tardif qu’émergeront les œuvres recouvertes par la surproduction et le silence. Les hasards
chaotiques de l’histoire à venir feront peut-être mieux que la logique
standardisée de la machine éditoriale.
Entretien réalisé par Sophie Joubert
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