vendredi 2 septembre 2022

Capitalisme et littérature, l'essai décapant d'Hélène Ling et Inès Sol Salas



Les deux femmes de lettres publient  le Fétiche et la plume, un essai qui analyse les conséquences du capitalisme sur la littérature du point de vue du marché du livre, mais aussi de la forme, du style, des sujets abordés. Entretien.

 

«La finance impose ses critères au livre»

Agrégées de lettres, enseignantes et autrices, Hélène Ling et Inès Sol Salas sont aux deux extrémités du champ littéraire, là où la littérature se fait, s’écrit et se transmet. À partir de leurs expériences, constatant la profusion de livres publiés, la confusion des catégories éditoriales et la difficulté des jeunes à accéder à la littérature, elles ont écrit un essai pour donner des clés permettant de mieux comprendre la situation actuelle. Les autrices du  Fétiche et la plume (Rivages, à paraître le 7 septembre) viendront à la Fête de l’Humanité débattre de la concentration des grands groupes d’édition et de la mainmise de Vincent Bolloré sur le secteur.

La littérature est-elle devenue un produit comme les autres et, si c’est le cas, depuis quand?

L’entrée de la littérature dans le champ des échanges marchands a commencé dès le XVIII e siècle: l’écrivain sort de lancienne logique du mécénat pour sinsérer sur le marché. Au XIX e siècle, avec l’industrialisation, la naissance de la presse et la massification de l’enseignement, se met en place un marché de la production littéraire structuré par celui de l’édition. Certains, tel Zola, ont pu voir dans cette professionnalisation une forme d’émancipation. Plus indépendant, l’écrivain se retrouve néanmoins soumis à des mécanismes anonymes et hors de contrôle. À partir des années 1950, le monde de l’édition suit l’évolution socio- économique, marquée par la globalisation, la financiari- sation et la numérisation des échanges. Souvent familiales, les maisons d’édition sont rachetées par de plus grandes, puis, dans les années 1980, par des groupes industriels qui ont investi dans le secteur du divertissement et des médias, dont l’édition devient un des appendices. André Schiffrin, grand éditeur américain, l’a appelé «l’édition sans éditeurs». Le livre devient alors un produit comme un autre: il se doit d’être vendable pour être rentable, sur une ligne du temps médiatique et selon les créneaux du marché, rendant de plus en plus difficiles toute politique d’auteur et l’émergence de plumes nouvelles ou d’ouvrages singuliers, atypiques.

Pourquoi l’ancienne frontière entre une littérature de divertissement et une littérature de création, héritée du XIX e siècle, n’est-elle plus pertinente ?

Cette distinction à elle seule n’opère plus depuis que les deux registres ont fusionné, il y a un demi-siècle, à l’ère postmoderne. Mêlant avec ironie les niveaux de culture, les matériaux et les tonalités, les artistes se sont emparés du domaine «pulp» pour renouveler les genres. On peut citer William Burroughs, Jean-Patrick Manchette ou l’écriture hybride d’Elfriede Jelinek. Que les catégories culturelles soient poreuses, voire abolies, constitue l’histoire littéraire et acte la mort de la littérature au sens patrimonial. Mais la notion actuelle de confusion des signes n’est justement pas un projet esthétique d’auteur. Orchestrée par les stratégies éditoriales et médiatiques, elle annule les seuils implicites qui différenciaient, dans les collections, dans la réception, les pratiques d’écriture, leur ambition et leur complexité. Lorsque  Je vais mieux, de David Foenkinos, paraît dans la collection « Blanche » chez Gallimard, c’est le créneau commercial «feel good» qui devient littérature générale. Par un jeu de codes, l’œuvre de Jean d’Ormesson rééditée dans « la Pléiade » rejoint des pratiques littéraires sans commune mesure avec la sienne. Joël Dicker, Guillaume Musso ont pu changer d’image au gré de campagnes de promotion stratégiques. Or, la réception par le public se modèle selon l’esprit de l’offre et fait les frais de cette politique éditoriale.

La période récente est marquée par la surproduction et une hyperconcentration au profit des grands groupes. Quelles sont les conséquences de ces phénomènes?

L’édition en France s’articule autour de quatre grands groupes (Hachette, Editis, Média Participations, Madrigall) qui détiennent à eux seuls presque 90 % du marché. Cela pose la question de l’indépendance éditoriale, de la survie des «petits » éditeurs, de la librairie indépendante et, plus généralement, de la stabilité du milieu. En juillet 2022, Vincent Bolloré semble avoir renoncé à son projet de fusion des groupes Hachette et Editis, face à la résistance des libraires et d’éditeurs tels qu’Antoine Gallimard ou Françoise Nyssen, et aux règles de la concurrence européennes. Cela aurait conduit à la naissance d’un groupe en situation de quasi-monopole – du jamais-vu dans l’édition française. Le fait qu’il préfère céder Editis pour obtenir Hachette Livre est plutôt une bonne nouvelle. Néanmoins, tout laisse à penser que c’est une façon de repousser dans le temps la logique monopolistique. En effet, s’offrir Hachette et son puissant réseau de distribution n’a rien d’anodin. Rappelons qu’il s’agit du premier groupe d’édition français, le plus présent à l’international, avec un poids symbolique fort: non seulement Hachette détient des maisons prestigieuses (Grasset, Fayard, Stock), mais il a un poids considérable dans le secteur scolaire et dans la vente de livres de poche. Pour qui a des intentions non seulement financières mais aussi idéologiques, détenir Hachette demeure très stratégique, d’autant que ce groupe éditorial sera adossé à l’empire médiatique en pleine expansion du milliardaire. Cette tentative d’OPA a déstabilisé le milieu éditorial, démontrant une fois de plus combien celui-ci est vulnérable, soumis à la valse des rachats, reventes, découpes et appétits monopolistiques. Nous ne savons encore rien du repreneur d’Editis, ni de l’évolution et des volontés d’expansion de Hachette, sous la houlette de Vincent Bolloré. Son influence s’est déjà fait sentir dans le milieu par des phénomènes d’autocensure ou des nominations tendancieuses (Lise Boëll, éditrice historique d’Éric Zemmour, à la tête de Plon, par exemple).

“ À PARTIR DES ANNÉES 1950, LE MONDE DE L’ÉDITION SUIT L’ÉVOLUTION SOCIO- ÉCONOMIQUE, MARQUÉE PAR LA GLOBALISATION, LA FINANCIARI- SATION ET LA NUMÉRISATION DES ÉCHANGES. ”

Comment le capitalisme influence-t-il, non seulement l’économie du livre, mais aussi les sujets, la forme, le style?

L’influence déterminante est l’exigence de renta- bilité – le nerf de la guerre de l’oligopole financier, qui s’est imposé par rachats massifs à la pratique «artisanale» de l’édition. À partir des années 1980, selon Schiffrin, on pouvait d’abord prendre l’image de l’avortement pour désigner l’abandon des ouvrages peu vendus, puis celle de la contraception: le critère sélectif a été intégré dans leur pratique par les écrivains. On peut ainsi parler dune forme d’autocensure de l’ère capitaliste. Simultanément, le marché des livres rentables impose ses propres critères. Pour la production grand public, ces normes sont redoublées par celles des industries audio numériques, et excluent d’emblée ce qui n’est pas formatable en produits d’appel. En littérature, les récits tendent à s’inscrire dans les créneaux à succès, qui répondent à une demande de réconfort psychique: le «feel good book», «lailleurs», le traitement psychologique de «sujets dactualité», etc. À loccasion, le matériau de l’écrivain, la langue, se trouve souvent réduit à un recyclage du passé, rebrassant des tournures académiques, davant-garde ou modernistes, pour en refaire de la fiction contemporaine.

Pouvez-vous donner des exemples?

Édouard Louis et Michel Houellebecq, deux phénomènes littéraires construits avec le système médiatique, font paradoxalement une critique virulente, bien qu’opposée idéologiquement, de la société capitaliste. Mais elle reste inopérante – et passe par un système de valeurs politiques propre au roman à thèse, qui prétend dire la vérité d’une époque. Édouard Louis, dans  Qui a tué mon père, met le récit intime au service d’énoncés sociologiques, au risque d’en faire un miroir, lyrique et pathétique, de la théorie. L’auteur mime par ailleurs les discours de classes moyennes-populaires, sans les transfigurer par un jeu littéraire qui donnerait accès à leur monde. Houellebecq, plus complexe, joue de son image médiatique, mise en abyme dans son œuvre. Sa parole est distanciée, mais sa posture idéologique se construit, par énoncés provocateurs, d’un livre à l’autre, s’épuisant en phraséologies et en situations creuses. Dans  Soumission, le constat cynique de fin de civilisation se réduit à son propre psychodrame obsessionnel, celui de la «débandade générale».

Comment expliquer la paupérisation croissante des écrivains malgré un capital symbolique encore puissant?

L’écrivain ne dispose pas d’un statut, telle l’intermittence, qui le protège et le soutient dans une création au long cours. Il ou elle vit de ses droits d’auteur, soit en moyenne 10 % du prix d’un livre, de bourses, de résidences éventuelles. Ses interventions publiques restent le plus souvent gratuites, considérées comme un échange de visibilité. Ces dernières décennies, la croissance du nombre de maisons d’édition, notamment d’autoédition, et la surproduction d’ouvrages ont accru cette paupérisation. Un auteur vend deux fois moins d’exemplaires par titre qu’il y a trente ans, et 90 % des nouveaux titres se vendent à moins de 100 exemplaires. Aussi, l’écart entre une petite frange d’écrivains «stars», et leurs ventes colossales, na cessé de se creuser avec la masse des petites mains, condamnées à linvisibilité ou à promouvoir elles-mêmes leurs textes.

“ L’ÉCRIVAIN NE DISPOSE PAS D’UN STATUT, QUI LE SOUTIENT DANS UNE CRÉATION AU LONG COURS. IL OU ELLE VIT DE SES DROITS D’AUTEUR, DE BOURSES, DE RÉSIDENCES ÉVENTUELLES. ”

Pourquoi le terme de démocratie culturelle est-il, selon vous, galvaudé ou confondu avec une profusion de l’offre «mainstream»?

Sous les injonctions à rendre la culture «accessible», nous retrouvons la fausse bonne conscience que se donne lindustrie des loisirs. Il ne devrait pas sagir, avec condescendance, de renvoyer le grand public au fait de lire, sous-entendu «nimporte quoi sera mieux que rien». La politique de «laccessibilité» de loffre, de son adaptation, signe labandon des ambitions dune vraie démocratisation de la culture. Cette dernière portait une promesse politique: le changement des rapports sociaux via laccès à la création pour une notion élargie de peuple. Ce mouvement sest en partie réalisé lors de révolutions sociales (les années 1840, le Civil Rights), avant de se renverser en un marketing des produits culturels, mis en créneaux sur un marché mondial. Le projet de démocratiser la culture, que Jacques Rancière a aussi nommé «le partage du sensible», était très différent. Il sagissait d’élever chacun à trouver en lui-même les ressources sensibles et intellectuelles pour s’approprier l’héritage symbolique commun et pour en réorienter les finalités. L’éducation populaire dans l’après-guerre l’a tenté, mais la révolution néolibérale l’a dissout dans une «démocratie culturelle», qui procède, dans un style managérial, à coups de «projets», de partenariats, de subventions aléatoires et lucratives.

Quels seraient les moyens et les lieux de résistance possibles à l’uniformisation de la production et à l’aliénation à «l’économie de lattention»?

Il est difficile d’isoler un élément du constat d’ensemble. La transformation du rapport à la langue ne peut constituer qu’un début, impliquant en effet de rompre avec «l’économie de lattention» la capitalisation du temps psychique, reversé dans les flux de data, dont participent les industries culturelles. Il faudrait ressaisir sa propre capacité d’attention, apprendre à se passer de l’entertainment, fait de stimuli nerveux permanents, et à se réorienter vers des finalités propres. Mais défaire l’aliénation au consumérisme, même et surtout psychique, supposerait de transformer l’ensemble de la production industrielle et financière. S’il n’y a pas de dehors au techno-capitalisme, il reste des lieux de résistance: les librairies indépendantes, par exemple, par leur engagement, leur choix d’ouvrages qui «font débat». Demeure aussi, paradoxalement, loption du futur. Cest peut-être lorsque les crises écologiques auront ébranlé les flux du capitalisme tardif qu’émergeront les œuvres recouvertes par la surproduction et le silence. Les hasards chaotiques de l’histoire à venir feront peut-être mieux que la logique standardisée de la machine éditoriale. 

Entretien réalisé par Sophie Joubert

 

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