Hommage Mort à Paris, ce samedi 2 juillet,
le grand metteur en scène britannique, féru de Shakespeare, a fait des Bouffes
du Nord le lieu élu d’expérimentations incessantes, qui le placent au plus haut
dans son art. Il avait 97 ans
Peter Brook s’est éteint le 2 juillet à Paris, à
l’âge de 97 ans. L’œuvre et la pensée de ce grand homme de petite taille,
au teint rose et à l’œil bleu malicieux, l’imposent définitivement, dans
l’histoire du théâtre, au premier rang des artistes novateurs. Né à Londres le
21 mars 1925, il est le fils d’un couple de juifs lituaniens immigrés en
Grande-Bretagne. À cinq ans, il monte un Hamlet de trois heures avec des
marionnettes. À vingt ans, il fait ses premières armes de metteur en scène à
Stratford-upon-Avon, berceau de la Royal Shakespeare Company. Il restera, sa
longue vie durant, un citoyen fervent de la planète Shakespeare, sans jamais se
priver d’explorer d’autres constellations théâtrales.
Dédaigneux de toute théorie et Ennemi du
dogmatisme
Tôt reconnu dans son pays natal, il se défiera sans
cesse de la gloire, cette glissade. « Il y a le centre,
dira-t-il, et la surface n’est que mode » ( The surface is fashion). Convaincu de l’éphémère des
formes et de l’historicité des émotions, ce brillant jeune homme parviendra
progressivement, dans sa quête du « centre », à forer plus
avant vers un noyau dur de vérité relative. Son théâtre à venir tirera sa puissance de conviction de constituer
un authentique lieu commun.
Avant, il accomplit l’apprentissage exhaustif des
formes. Shakespeare sur tous les tons ( Romeo and Juliet, 1947, Measure
for Measure, 1950, Titus Andronicus et Hamlet, 1955, The
Tempest, 1957, King Lear, 1962…). En 1953, pour la télévision américaine, il avait
tourné King Lear avec Orson Welles dans le rôle-titre ! Mais n’est-il pas vrai qu’encore gamin il dirigeait Laurence Olivier, Vivian Leigh et John Gielgud ? Il montera
aussi Anouilh, Sartre, Roussin ( la Petite Hutte), Irma la
douce, Vu du pont, d’Arthur Miller, la Chatte sur un
toit brûlant, de Tennessee Williams… En 1948 et 1949, à Covent Garden,
il ne réalise pas moins de cinq opéras ( la Bohème, Boris
Godounov, The Olympians, Salomé, le Mariage
de Figaro). En 1953, au Metropolitan Opera de New York, c’était Faust et,
quatre ans plus tard, Eugène Onéguine.
Beau profil de carrière. Disant cela, on n’a rien dit.
Ni la grandeur des œuvres qu’il organise, ni leur nombre (quasiment une
centaine), ni ses titres honorifiques (qu’il soit, par exemple, Commander of
the British Empire) ne peuvent rendre compte de l’exigence intérieure de Peter
Brook, encore moins de l’aura qui le baigne.
Dédaigneux de toute théorie, ennemi du dogmatisme, il
ne se veut qu’expérimentateur acharné. Cet esprit pragmatique ne consent à
énoncer des idées sur telle ou telle œuvre qu’après l’avoir passée au crible de
la pratique. C’est de King Lear (1962) qu’il date son chemin
de Damas. « Juste avant de commencer les répétitions, expliquera-t-il, j’ai
détruit un décor très compliqué. (…) Je me suis aperçu que ce jouet merveilleux
était sans nécessité. En enlevant tout de la maquette, j’ai vu que ce qui
restait était beaucoup mieux. J’ai commencé à voir l’intérêt d’un théâtre de
l’événement direct, où le mouvement n’était pas soutenu par une image ni aidé
par un contexte, l’intérêt que présentait la simple traversée de la scène par
un coméd ien. » Ainsi eut lieu le retournement qui l’amènera à user de
l’espace théâtral comme d’une page blanche pour écrire les passions.
Il précise, dans son livre essentiel (The
Empty Space, « l’espace vide », 1968) : « Voilà notre seule possibilité : examiner les affirmations d’Artaud, Meyerhold, Stanislavski, Grotowski, Brecht,
les confronter ensuite à la vie, de l’endroit particulier où nous travaillons. Quelle est,
maintenant, notre intention par rapport aux gens que nous rencontrons tous les
jours ? »
En 1964, il donnait corps au rêve d’Artaud, avec Marat-Sade de
Peter Weiss. Il en fit un film, qui garde intactes la liberté brute et la
violence souveraine d’un geste théâtral parmi les plus extrémistes de l’époque.
En 1966, avec US, sur la guerre du Vietnam, il aborde de front le
champ politique, quoiqu’il se défende de l’étroitesse de ce mot. Il plaide
alors pour un théâtre de la disturbance (soit l’ébranlement de
conscience). Il n’a cure d’un système.
Il faut aller Au plus nu de l’expression
En 1972, au Théâtre de la Ville, c’est l’éblouissement
du Songe d’une nuit d’été. J’en revois des images. Se
rappelant l’idée de Meyerhold de suspendre ses acteurs à des trapèzes, il
organise une navette sublime entre le haut et le bas. À la même époque, il
s’entoure d’un groupe d’acteurs issus d’horizons divers. C’est avec cette
micro-Babel qu’il va s’avancer au plus loin. Jusqu’à Chiraz (Iran), en 1971,
avec Orghast, devant la tombe d’Artaxerxès, revisitant les mythes
fondateurs de l’humanité par le truchement d’un idiome d’invention empruntant à
des langues mortes. Suit un long voyage au cœur de l’Afrique, où Brook et les
siens jouent dans les villages, devant un public vierge de toute référence
culturelle occidentale. Il faut aller au plus nu de l’expression. Ce périple
aura son effet, avec les Iks, au Festival d’automne. Que peut
apporter un ethnologue à une tribu d’êtres dénués de tout, sauf de leur
connivence intime avec l’univers ?
En 1974, Brook fonde à Paris le Centre international
de créations théâtrales. Dans la foulée, Michel Guy, secrétaire d’État à la
Culture, lui octroie l’usufruit des Bouffes du Nord. Narciso Zecchinel, maçon
italo-yougoslave, maniant la truelle dans un immeuble contigu, a découvert ce
théâtre oublié depuis la guerre. Brook et la productrice Micheline Rozan en
font un haut lieu indispensable, en gardant au génie du lieu son caractère
rugueux d’« espace vide ». Chez lui à la Chapelle, auprès des
commerces indiens, l’homme à qui l’on devra, en
1985, dans la carrière de
Boulbon, au Festival d’Avignon, l’absolu chef-d’œuvre mythique et mythologique du Mahabharata, enchantera son
monde avec, entre autres, Timon d’Athènes, la Cerisaie, la
Tragédie de Carmen, a minima, avec la complicité de son ami
Jean-Claude Carrière et Marius Constant, Ubu, la Conférence
des oiseaux, l’Homme qui, etc., autant d’objets pétris
avec le plus grand luxe d’intelligence dans un écrin spartiate.
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