Le Centre Pompidou consacre une éblouissante
exposition à la peintre américaine, dont les œuvres singulières composent une
symphonie de la couleur et des formes.
C’est la deuxième belle Américaine de la peinture
française au XXe siècle. Le XIXe en compte une, Mary Cassatt, impressionniste.
Shirley Jaffe, Joan Mitchell… La seconde s’était installée à Vétheuil, sur les
bords de Seine, tout près de Giverny, là où Monet s’était absorbé dans ses
toiles et l’étang de ses « Nymphéas ». La première, à qui le
Centre Pompidou consacre une très belle
exposition conçue par Frédéric Paul qui fut de ses proches, arrivée en France en 1949, a toujours peint à Paris, jusque
dans son petit appartement-atelier du Quartier latin, rue Saint-Victor. Elles
se connaissaient très bien. Leurs parcours sont d’abord proches. Les années
d’après guerre voient, en France comme aux États-Unis, la floraison d’une
nouvelle forme d’abstraction. Autant elle tendait auparavant à une certaine
rigueur, au moins une géométrisation poussée au plus loin par Mondrian, comme
une tentative de mise en ordre du monde, autant, dans les années 1950, le
geste, la sensibilité, l’émotion deviennent les moteurs d’une peinture a priori
libre, voire spontanée. On parle en France d’abstraction lyrique (Schneider,
Estève, Poliakoff…), aux États-Unis d’expressionnisme abstrait (Pollock,
Kooning, Kline…).
Fille de parents migrants de Russie et
d’Autriche-Hongrie intégrés aux États-Unis, la jeune femme a 26 ans quand
elle suit son mari venu, grâce à une bourse, étudier à la Sorbonne, comme de
nombreux autres artistes américains. Elle se lie avec Sam Francis, James
Bishop, le Canadien Jean-Paul Riopelle, compagnon précisément de Joan Mitchell.
Elle sous-loue un appartement à la grande artiste Louise Bourgeois, qui a fait
le chemin inverse en s’installant aux États-Unis dès 1938.
La découverte de l’abstraction
Les peintures de Shirley Jaffe des années 1950 et 1960
sont de beaux flux et tourbillons de couleurs, des orages, évoquant tantôt des
feuillages, du feu, des paysages solaires. Le geste est vif, parfois rageur.
Elle tend peu à peu à des compositions plus ordonnées, une certaine
géométrisation, mais c’est en 1968 que sa peinture change d’une manière assez
radicale avec une toile au titre emblématique, « Little Matisse ».
Encore adolescente, Shirley Jaffe a découvert
Kandinsky. C’est, avec Kupka, l’un des tout premiers abstraits. Il ira peu à
peu vers des constructions complexes de ronds, de triangles. Avec Matisse,
c’est la révolution des papiers découpés de la série « Jazz », ou de « la Tristesse
du roi ».
Directrice du musée Matisse de Nice, Claudine
Grammont, si elle récuse les rapprochements purement formels entre Matisse, donc,
et Shirley Jaffe, n’en évoque pas moins le choc que fut pour cette dernière la
découverte de ses papiers découpés, dès 1961. Claudine Grammont évoque son
propre regard sur une des toiles de Jaffe de la collection du musée (« Sans titre », 1972) : « Je ne peux
me lasser de la regarder, de suivre de près le mouvement de ses formes nettes, d’entendre son chant clair. » C’est ce
chant, quand bien même il est
soutenu par des noirs intenses (« Playground », 1995), qui fait de l’ensemble de ses œuvres une symphonie
de la couleur et des formes, singulière et heureuse, semble-t-il.
Disparue en 2016, totalement impliquée dans la vie
artistique de Paris, hors mondanités, elle n’a jamais cherché la lumière. Elle
la trouvait dans ses tableaux. « Je suis toujours, disait-elle dans un entretien avec
le critique Robert Kushner, à la
recherche d’une surprise dans le monde. » Elle
voulait « que chaque élément parle,
qu’il ait sa voix et qu’il se confronte à tous les
autres ». Cette
surprise, « je ne peux pas la découvrir d’emblée. C’est au fur et à mesure de mon travail sur un tableau qu’il se passe quelque chose que je réinvente. Je recherche cette réinvention ». Mais aussi : « Mon travail
paraît heureux, alors que beaucoup de mes œuvres sont le
fruit d’une sorte de désespoir. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire