Avec Tre Piani, le
cinéaste adapte l’œuvre éponyme de l’écrivain israélien Eshkol Nevo. Son
treizième long métrage de fiction gratte le vernis bourgeois des habitants d’un
immeuble romain tout en sondant les ecchymoses de la société italienne.
Entretien.
En compétition à Cannes, le film a été chaleureusement applaudi, mais
l’accueil de la critique fut plus mitigé. Nous avions fait partie de ses
défenseurs, car en adaptant Tre Piani d’Eshkol Nevo, recueil
de trois nouvelles, chacune sise à l’étage d’un immeuble, Nanni Moretti mêle
brillamment l’intimité de ses personnages à l’état d’une société italienne
névrosée.
Tout est sur le fil. La folie menace. Le désir de solidarité avec les
exilés se confronte à la xénophobie ambiante. Au premier étage, Lucio (Riccardo
Scarmarcio) s’inquiète de ce qui a pu arriver à sa fille, perdue dans un parc avec
l’un de ses voisins. Au deuxième palier, Monica (Alba Rohrwacher) apprend à
élever son nouveau-né quasi seule, tout en craignant d’hériter la folie de sa
mère. Enfin, au sommet du bâtiment, le fils d’un couple de juges (Nanni Moretti
et Margherita Buy) exhorte ses parents à l’aider alors qu’il vient de tuer une
femme en la renversant. Rencontre avec un cinéaste en congé de l’ironie.
D’ordinaire, vos films partent d’un scénario original, pourquoi avez-vous
choisi l’adaptation littéraire avec Tre Piani ?
NANNI MORETTI : Quand j’ai lu le
livre, j’ai tout de suite compris que quelque chose me parlait et me
concernait. Nous avons ajouté beaucoup de choses. Dans le livre, il s’agit de
trois récits distincts sur les familles des premier, deuxième et troisième étages
où les personnages ne se rencontrent jamais. Dans notre scénario, ils se
rencontrent. Nous avons adopté un arc temporel différent dans lequel nous
racontons également l’avant et l’après, avec les aboutissements des actions.
Dans quelle mesure la poursuite du récit jusqu’à la mise en scène des
conséquences de leurs actes est-il un moyen de mettre les personnages, et plus
métaphoriquement les Italiens, devant leurs responsabilités ?
NANNI MORETTI : Je n’ai pas
pensé à cela, mais je sais par expérience directe que beaucoup d’Italiens
n’assument pas la responsabilité de ce qu’ils disent et font. C’est aussi le
cas des hommes et des femmes politiques qui disent une chose puis une autre en
affirmant que leurs propos ont été mal interprétés. Mes parents m’ont appris à
assumer mes responsabilités. Mon personnage attend que son fils le fasse de
manière rigide et presque inhumaine, même s’il ne voulait évidemment pas tuer
une femme. Mais il est difficile d’accepter qu’une partie de notre vie soit
confiée au hasard.
Qu’incarne le personnage de Monica, qui craint de sombrer dans la folie ?
NANNI MORETTI : Dans Ecce
Bombo, considéré comme un film beaucoup plus comique qu’il ne l’est en
vérité, il y a une femme schizophrène. La psychanalyse, la psychiatrie et ce
thème de la maladie non physique m’ont toujours intéressé. Je raconte ces
personnages tout en étant conscient que nous sommes tous sur une ligne très
fine. Il suffit de peu pour passer dans le monde de l’irrationnel. Ce
personnage craint de devenir comme sa mère. Une partie du public ne la voit pas
comme je la vois. Dans le livre, elle a peur d’avoir inventé toute une histoire
para-érotique avec son beau-frère, d’être devenue folle. Une voisine finit par
lui confirmer que la chose s’est réellement passée. Dans mon film, j’ai écrit
de manière à ce qu’on comprenne qu’elle l’a complètement imaginé. Peut-être
ai-je fait ce changement par moralisme et que cela me faisait quelque chose de
voir qu’elle était attirée par son beau-frère. Mais une part du public vit cette
partie comme si cette relation n’était pas le fruit de l’imagination de Monica.
En démocrate, j’accepte cette interprétation. Un film n’est pas un rébus avec
une seule solution que le réalisateur doit donner.
En quoi ce film choral interroge-t-il le vivre-ensemble ?
NANNI MORETTI : La pandémie nous
a fait comprendre combien il est difficile de vivre la solitude et l’isolement,
de se priver des autres. C’est un peu comme si elle avait démasqué un mensonge
et remis le concept de communauté au premier plan. Nous avons compris de cette
expérience incroyable que nous devons nous en sortir tous ensemble. Le fait que
le film soit resté sous clef un certain temps et qu’il ne sorte qu’aujourd’hui
le rend plus actuel. La scène de tango qui n’existe pas dans le livre est une
éruption du monde extérieur, une sorte d’invitation à quitter l’isolement de sa
vie et de ses trois étages.
Film/Fandango
Vous considérez-vous encore comme un cinéaste engagé ?
NANNI MORETTI : L’engagement
principal d’un metteur en scène est de faire de bons films, pas des films avec
un thème important. J’essaie donc d’en faire en utilisant un langage et un
style personnels, et si possible en innovant afin que le public ne l’ait pas
déjà vu 5 000 fois au cinéma. Souvent, ceux qui font des films engagés et
politiques se contentent d’avoir un thème important. Et basta. Ils pensent que
le gros du travail est déjà fait, alors qu’il ne fait que commencer. Je ne me
sens pas emprisonné dans le cliché du metteur en scène engagé. Mais j’ai la
même curiosité qu’avant sur mon pays et les relations humaines.
Comment avez-vous vécu le dernier Festival de Cannes ?
NANNI MORETTI : En salles, très
bien. Le public n’arrêtait pas d’applaudir et était très ému. En ce qui
concerne les prix, j’ai fait partie du jury deux fois à Cannes et à Venise. Les
jurys décident de manière autonome et ne se laissent pas influencer par la
presse ni par l’accueil du public. Je sais également qu’il y a dans un jury des
goûts différents, des personnalités plus autoritaires, d’autres moins. La
chance joue un rôle important. Quand on participe à une compétition, on peut
gagner ou perdre. Pour répondre aux réserves de certains journalistes, je
confirme qu’il n’y a effectivement pas d’ironie dans le film. J’ai le droit de
faire des films douloureux où l’ironie n’a pas sa place. Après, on me reproche
de sauver le personnage de Lucio, qui commet l’erreur d’avoir une relation
sexuelle avec une jeune fille qui se déshabille devant lui. C’est une chose qui
s’appelle la réalité. Beaucoup de spectateurs veulent fermer les yeux face à
elle. C’est leur problème, pas le mien.
S’il s’était agi de Berlusconi, vous ne l’auriez pas sauvé…
NANNI MORETTI : C’était un tout
autre type de situation… Incomparable.
Comment avez-vous vécu la pandémie ?
NANNI MORETTI : Comme
réalisateur, j’ai vécu cette période en travaillant et en écrivant un nouveau
film. Je l’ai en revanche mal vécue comme spectateur, parce qu’aller au cinéma
voir les films des autres fait partie de ma vie depuis plus de cinquante ans.
Pour cette raison, je n’ai pas voulu envisager l’idée de vendre le film aux
plateformes. J’ai demandé à mon producteur de ne pas me dire combien Netflix
offrait. Je ne veux ni le savoir, ni céder à la tentation. Il ne m’a rien dit,
mais je sais qu’on y aurait tous gagné. Moi comme producteur, le coproducteur
italien, le coproducteur français, tout le monde en aurait bénéficié. Peut-être
suis-je un vieil outil du passé. Mais tant qu’elles existeront, je
continuerai à penser les films pour les salles de cinéma.
Entretien réalisé par Michaël Mélinard, traduit par Monica Belmondo.
Avec « Tre Piani », Nanni Moretti met la barre, haut
Vingt ans après « la Chambre du fils », Nanni Moretti s’impose à nouveau
comme un candidat sérieux à la palme d’or avec « Tre Piani », une brillante
adaptation de « Trois Étages », un roman de l’Israélien Eshkol Nevo. Trois
points de vue s’enchevêtrent au fil de chroniques familiales intimes avec, en
toile de fond, les angoisses d’une société italienne clivée travaillée par un
désir ambivalent d’ouverture et de repli sur soi. À l’instar de « Mia Madre »,
le récit hanté par la mort guette pourtant un message d’espoir dans une
possible résilience ou une émancipation.
Dans un immeuble bourgeois où les habitants entretiennent de bons rapports
de voisinage, Lucio (Riccardo Scarmaccio) soupçonne son voisin Renato,
vieillard joueur à la mémoire défaillante, d’avoir agressé sa fille de
7 ans. Dora (Margherita Buy) est tiraillée entre le désir d’aider son
fils, responsable d’un accident de circulation mortel, et le ras-le-bol de son
époux intransigeant. Enfin Monica (Alba Rohrwacher), qui vient d’accoucher
seule, souffre des longues absences professionnelles de son mari et craint de
présenter les symptômes d’une maladie dégénérative.
Triple regard
passionnant sur l’Italie contemporaine, où le foyer concentre des angoisses
contradictoires, Tre Piani séduit par son ambition romanesque
et la justesse de sa mise en scène, mais aussi par sa propension à renvoyer les
sociétés occidentales aux limites d’un confort bourgeois et du vernis de la
réussite sociale.
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