Un couple de femmes
aisées se retrouve aux urgences avec un gilet jaune blessé. Entre drame et
comédie, la réalisatrice signe un film sous tension, traversé par les
violences policières et la lutte des classes. Catherine Corsini est la
rédactrice en chef d'un jour de l'édition du mercredi 27 octobre 2021 de l'Humanité,
à retrouver en kiosques.
La Fracture, Catherine Corsini, France, 1 h 38
Un pied, dont les orteils s’agitent nerveusement, dépasse d’une couette.
Pianotant sur son smartphone, Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) agonit d’injures par
SMS sa compagne, Julie (Marina Foïs), qui dort profondément à côté d’elle.
Respectivement dessinatrice et éditrice de bande dessinée, les deux femmes, en
couple depuis vingt ans, ont parlé de se séparer. Une décision que n’accepte
pas Raf, au bord de l’implosion. Au même moment, Yann (Pio Marmaï), un
chauffeur de poids lourd nîmois, prend la route avec un copain pour se rendre à
la manifestation des gilets jaunes, sur les Champs-Élysées.
Une crise de couple sur une crise sociale et politique
Difficile de faire plus différentes que ces deux vies que tout sépare : la
classe sociale, la géographie, l’âge, la sexualité. D’abord filmées en
parallèle comme deux couloirs étanches, elles vont se percuter et cohabiter le
temps d’une nuit aux urgences. Dans la salle d’attente surchargée d’un hôpital
de l’Est parisien, Raf, qui s’est cassé le coude en tombant dans la rue, est
allongée sur un brancard. Assis sur un fauteuil roulant, Yann, qui s’est fait
charger par les CRS sur les Champs-Élysées, est gravement blessé à la jambe.
Tandis que les soignants tentent de faire face à l’afflux de patients de toute
sorte, la bourgeoise de gauche et le trentenaire précaire, qui risque de perdre
son emploi s’il ne rend pas son camion à temps, vont s’agacer, s’injurier puis
dialoguer au milieu du chaos.
Dans un huis clos fiévreux, Catherine Corsini greffe une crise de
couple sur une crise sociale et politique. L’hôpital, inspiré de celui de
Lariboisière, est un microcosme où apparaissent les lignes de fracture et les
dysfonctionnements de la société française : des inégalités criantes, la
fermeture des lits en psychiatrie, les carences dans la prise en charge des
personnes âgées et des SDF, les sous-effectifs et l’épuisement des soignants.
Dans ce lieu au bord de la rupture, s’engouffre la violence politique et
policière avec l’arrivée des gilets jaunes tabassés dans les manifestations et
dont les blessures spécifiques nécessitent de pratiquer une médecine de guerre.
Caméra à l’épaule, Catherine Corsini et la cheffe
opératrice Jeanne Lapoirie plongent en apnée dans ce cauchemar nocturne où la
tension ne retombe jamais, où se télescopent la lenteur de l’attente et
l’urgence des gestes à effectuer dans la seconde.
Les contradictions d’une génération qui a renoncé à faire la révolution
Toujours sur le fil, noue le rire et les larmes, les
chamailleries de couple, la lutte des classes et le drame qui sourd à chaque
instant. Dans le rôle de l’artiste capricieuse et agaçante qui hurle son besoin
d’amour, Valeria Bruni-Tedeschi est en constant déséquilibre, laissant deviner
les failles de son personnage. En contrepoint, Marina Foïs joue une femme
raisonnable jusqu’à la dureté, inquiète pour son fils parti manifester et
enserré dans une nasse policière.
Face à ce couple emblématique des contradictions d’une génération qui a
renoncé à faire la révolution, Pio Marmaï incarne un homme sanguin et
chancelant qui avance comme un équilibriste sans filet. D’abord centré sur les
trois personnages principaux, le film devient plus choral et empathique à
mesure que les deux femmes prennent conscience de la réalité qui les entoure.
Une multitude de visages et de récits émergent : Laurent, un gilet jaune
ami de lycée de Julie, lui rappelle les origines du Nord qu’elle a voulu
oublier ; Élodie, sa compagne de manifestation, manque de perdre la vie parce
qu’elle a minimisé ses blessures ; un médecin étranger fait acte de
désobéissance civile en laissant entrer des manifestants dans l’hôpital
encerclé par la police. Et surtout, Kim, l’infirmière, jouée par l’incroyable
Aïssatou Diallo Sagna, aide-soignante dans la vie, est la révélation du film.
Prise en étau entre son travail et son mari qui panique à cause de la fièvre de
leur bébé, elle fait face avec douceur et sang-froid, refusant de porter
plainte quand un patient psychiatrique la prend en otage.
C’est toute cette
humanité, cette solidarité, que filme Catherine Corsini, dessinant une fragile
utopie qui s’évapore au petit matin pour laisser place, au dehors, à la
violence la plus nue, la plus crue.
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