mercredi 27 octobre 2021

Cinéma. « La Fracture », de Catherine Corsini : une nuit au bord de la rupture.



Sophie Joubert

Un couple de femmes aisées se retrouve aux urgences avec un gilet jaune blessé. Entre drame et comédie, la réalisatrice signe un film sous tension, traversé par les violences policières et la lutte des classes. Catherine Corsini est la rédactrice en chef d'un jour de l'édition du mercredi 27 octobre 2021 de l'Humanité, à retrouver en kiosques.

La Fracture, Catherine Corsini, France, 1 h 38

Un pied, dont les orteils s’agitent nerveusement, dépasse d’une couette. Pianotant sur son smartphone, Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) agonit d’injures par SMS sa compagne, Julie (Marina Foïs), qui dort profondément à côté d’elle. Respectivement dessinatrice et éditrice de bande dessinée, les deux femmes, en couple depuis vingt ans, ont parlé de se séparer. Une décision que n’accepte pas Raf, au bord de l’implosion. Au même moment, Yann (Pio Marmaï), un chauffeur de poids lourd nîmois, prend la route avec un copain pour se rendre à la manifestation des gilets jaunes, sur les Champs-Élysées.

Une crise de couple sur une crise sociale et politique

Difficile de faire plus différentes que ces deux vies que tout sépare : la classe sociale, la géographie, l’âge, la sexualité. D’abord filmées en parallèle comme deux couloirs étanches, elles vont se percuter et cohabiter le temps d’une nuit aux urgences. Dans la salle d’attente surchargée d’un hôpital de l’Est parisien, Raf, qui s’est cassé le coude en tombant dans la rue, est allongée sur un brancard. Assis sur un fauteuil roulant, Yann, qui s’est fait charger par les CRS sur les Champs-Élysées, est gravement blessé à la jambe. Tandis que les soignants tentent de faire face à l’afflux de patients de toute sorte, la bourgeoise de gauche et le trentenaire précaire, qui risque de perdre son emploi s’il ne rend pas son camion à temps, vont s’agacer, s’injurier puis dialoguer au milieu du chaos.

Dans un huis clos fiévreux, Catherine Corsini greffe une crise de couple sur une crise sociale et politique. L’hôpital, inspiré de celui de Lariboisière, est un microcosme où apparaissent les lignes de fracture et les dysfonctionnements de la société française : des inégalités criantes, la fermeture des lits en psychiatrie, les carences dans la prise en charge des personnes âgées et des SDF, les sous-effectifs et l’épuisement des soignants. Dans ce lieu au bord de la rupture, s’engouffre la violence politique et policière avec l’arrivée des gilets jaunes tabassés dans les manifestations et dont les blessures spécifiques nécessitent de pratiquer une médecine de guerre. Caméra à l’épaule, Catherine Corsini et la cheffe opératrice Jeanne Lapoirie plongent en apnée dans ce cauchemar nocturne où la tension ne retombe jamais, où se télescopent la lenteur de l’attente et l’urgence des gestes à effectuer dans la seconde.

Les contradictions d’une génération qui a renoncé à faire la révolution

Toujours sur le fil,  noue le rire et les larmes, les chamailleries de couple, la lutte des classes et le drame qui sourd à chaque instant. Dans le rôle de l’artiste capricieuse et agaçante qui hurle son besoin d’amour, Valeria Bruni-Tedeschi est en constant déséquilibre, laissant deviner les failles de son personnage. En contrepoint, Marina Foïs joue une femme raisonnable jusqu’à la dureté, inquiète pour son fils parti manifester et enserré dans une nasse policière.

Face à ce couple emblématique des contradictions d’une génération qui a renoncé à faire la révolution, Pio Marmaï incarne un homme sanguin et chancelant qui avance comme un équilibriste sans filet. D’abord centré sur les trois personnages principaux, le film devient plus choral et empathique à mesure que les deux femmes prennent conscience de la réalité qui les entoure.

Une multitude de visages et de récits émergent : Laurent, un gilet jaune ami de lycée de Julie, lui rappelle les origines du Nord qu’elle a voulu oublier ; Élodie, sa compagne de manifestation, manque de perdre la vie parce qu’elle a minimisé ses blessures ; un médecin étranger fait acte de désobéissance civile en laissant entrer des manifestants dans l’hôpital encerclé par la police. Et surtout, Kim, l’infirmière, jouée par l’incroyable Aïssatou Diallo Sagna, aide-soignante dans la vie, est la révélation du film. Prise en étau entre son travail et son mari qui panique à cause de la fièvre de leur bébé, elle fait face avec douceur et sang-froid, refusant de porter plainte quand un patient psychiatrique la prend en otage.

C’est toute cette humanité, cette solidarité, que filme Catherine Corsini, dessinant une fragile utopie qui s’évapore au petit matin pour laisser place, au dehors, à la violence la plus nue, la plus crue.

 

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