jeudi 5 août 2021

Immigration. Sauvetages en mer, quand l'Europe sabote l'action des ONG



Emmanuelle Chaze

Aux difficiles missions de repérage et de secours d’embarcations en détresse, s’ajoute désormais un autre défi pour les bateaux humanitaires : déjouer la surveillance de Frontex pour intervenir avant les garde-côtes libyens, mandatés et financés par l’Europe, qui renvoient en toute illégalité les exilés vers l’enfer qu’ils ont fui. REPORTAGE

Lampedusa (Italie), envoyée spéciale

Dans la chaleur étouffante de l’été à Lampedusa, ils sont trois à faire les dernières vérifications sur le tarmac de l’aéroport. Francesco, Omar et Milad forment l’équipage de Seabird, l’un des avions de reconnaissance opérés par l’ONG allemande de secours en mer Sea-Watch. Ils s’apprêtent à partir en mission toute la journée au-dessus de la Méditerranée. Il fait près de 40 °C, pas un nuage à l’horizon et une mer d’huile : un temps idéal pour les départs depuis les côtes libyennes et tunisiennes.

Francesco, le coordinateur tactique des opérations, explique : « Ces missions aériennes apportent une valeur ajoutée à la présence d’organisations civiles en mer, mais on est sous pression du côté des autorités italiennes, maltaises et européennes, qui ne veulent pas nous voir continuer. On a été expulsés de certains aéroports, notamment en Italie, où l’an passé on nous a interdit d’opérer pendant plusieurs mois. On n’a pas non plus le droit de décoller de Malte jusqu’à la zone SAR libyenne, et seulement l’autorisation de faire le plein à La Valette, mais c’est tout. »

Au cours de missions qui durent entre cinq et neuf heures, Seabird scrute les zones de recherche et secours libyenne ou maltaise. Peu après le décollage, au-dessus de la zone SAR (pour « recherche et secours ») maltaise, une scène interpelle l’équipage : un patrouilleur se dirige à toute vitesse vers une embarcation minuscule à bord de laquelle on aperçoit une quinzaine de personnes. Un peu plus loin se trouve un bateau de pêche qui a sans doute alerté les autorités sur l’embarcation en détresse. Francesco consulte Omar, le pilote, et décide de survoler la scène afin de pouvoir documenter les événements qui vont suivre.

Selon le droit maritime international, si un bateau est en détresse en zone SAR maltaise, c’est à Malte de coordonner, d’assister ou d’organiser les recherches. Alors que Seabird s’approche et tourne autour des navires, le constat est sans appel : en lieu et place des autorités maltaises, c’est  Ras Jadir, un navire patrouilleur des gardes-côtes libyens, financés par l’Union européenne, qui opère en toute illégalité en zone maltaise. Il est appuyé pour cela par un drone appartenant à Frontex. À son bord, on distingue des dizaines de personnes, sans doute interceptées plus tôt.

Le patrouilleur libyen ignore les appels répétés de Seabird et l’interception se fait en deux temps : alors que Ras Jadir accoste sans ménagement le petit bateau, celui-ci redémarre en trombe pour tenter d’échapper au retour certain en Libye. Les gardes-côtes lancent alors un semi-rigide à sa poursuite. En quelques instants, le bateau est rattrapé, et ses occupants transférés à bord de Ras Jadir, direction Tripoli.

Impuissant, Seabird n’a d’autre choix que de continuer sa course vers le sud. Il se rend en zone SAR libyenne, où il appuie les recherches du navire de sauvetage Ocean Viking, auquel un canot pneumatique en détresse a été signalé par l’organisation civile Alarm Phone. En quelques minutes, Seabird repère l’embarcation, déjà vidée de ses occupants : ceux repérés sur le pont de Ras Jadir un peu plus tôt. Les flotteurs ont été percés, le moteur détruit et des chambres à air pour seules bouées ont été abandonnées dans le fond du canot.

Le drone Frontex poursuit Seabird

Omar, le pilote, fait remarquer que le drone de Frontex cale désormais sa course sur celle de Seabird. Il explique : «  Avoir un drone sur cette zone change toute la donne, et la technologie utilisée ainsi que l’autonomie sont bien supérieures à celles d’un avion de surveillance. » Couplée à celle des garde-côtes libyens, la surveillance par drone semble non seulement concerner les bateaux en partance des côtes africaines, mais aussi se diriger contre les organisations civiles : plusieurs navires d’ONG rapportent avoir été suivis des heures durant par les patrouilleurs libyens, rendant toute opération de sauvetage impossible, puisque les garde-côtes sont plus rapides et ont la prérogative d’intervenir chez eux.

Depuis 2016, il y a officiellement 20 000 morts pour toute  la Méditerranée, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les ONG.

Il serait malvenu de dire que les États côtiers ne font rien : la semaine dernière, en l’espace de vingt-quatre heures à peine, les gardes-côtes italiens ont intercepté 21 embarcations en détresse au large de Lampedusa, avec à leur bord 754 personnes qui ont été prises en charge par la Croix-Rouge et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), transférées dans un ferry de quarantaine, avant de rejoindre le centre de détention situé au centre de l’île, gardé depuis peu par l’armée italienne.

Indifférence criminelle

Ce sont aussi les États côtiers qui, souvent tardivement, attribuent un lieu sûr et permettent le débarquement des naufragés secourus par les ONG. Les pointer du doigt pour leur lenteur et leur inaction lors de certains sauvetages ne serait montrer qu’un aspect d’une problématique bien plus vaste. À l’heure actuelle, malgré un cadre légal défini en 1974 par la convention Solas sur la sauvegarde de la vie humaine en mer, un mécanisme efficace et systématique de coordination des secours à l’échelle européenne fait toujours cruellement défaut et les millions d’euros débloqués pour grossir la flotte de patrouilleurs libyens contreviennent au droit maritime international, puisque selon les Nations unies, la Libye, pays en proie à la guerre civile et où perdure un système de traite d’êtres humains visant les Noirs, n’est pas un lieu sûr pour les candidats à l’exil européen.

 

Depuis le début de l’année, selon l’Organisation internationale pour la migration, près de mille personnes sont mortes sur la route migratoire de Méditerranée centrale. C’est trois fois plus qu’à la même période l’an passé. Depuis 2016, les chiffres officiels font état de 20 000 morts pour l’ensemble de la Méditerranée, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les ONG, puisque nombre de départs et de naufrages ne sont pas documentés.

Au moment même où ces lignes sont écrites, cette indifférence criminelle de l’Europe a des conséquences bien concrètes en mer : deux navires de sauvetage opérés par des organisations civiles, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée et le navire Sea Watch 3 de l’ONG allemande du même nom, se trouvent après onze sauvetages à errer au large des côtes italiennes dans l’attente de l’attribution d’un port sûr. À leur bord, respectivement 553 et 257 personnes, toutes traumatisées par leur passage en Libye et leur expérience de mort imminente en mer. Aux blessures subies sur la route vers l’Europe, s’ajoutent l’incertitude, le mal de mer et les insolations, avec de multiples évanouissements sous la chaleur insupportable qui frappe le sud de l’Europe. Selon le droit maritime international, ces personnes ne pourront être considérées comme sauves qu’une fois qu’elles auront atteint un lieu sûr dans lequel leurs droits fondamentaux seront respectés.

À Lampedusa, enfer et paradis cohabitent sur 20 km 2À une heure de vol de Palerme, Lampedusa, au sud de la Sicile, est une île paradisiaque pour vacanciers avec ses eaux turquoise et ses quelques milliers d’habitants vivant du tourisme et de la pêche. Elle est aussi connue pour être devenue la « porte de l’Europe » depuis les côtes tunisiennes et libyennes. En résulte une île aux deux visages : dans le port, les bateaux de plaisance sont alignés près des embarcations de fortune interceptées par les garde-côtes italiens. C’est aussi là que des dizaines de personnes débarquent et sont conduites dans des « ferrys de quarantaine », réquisitionnés en période de pandémie par les autorités. Les candidats à l’exil européen y passent plusieurs semaines, à quelques centaines de mètres seulement des plages au sable fin, avant de rejoindre le centre de rétention administrative au cœur de l’île, depuis peu placé sous garde de l’armée italienne. Même le cimetière rappelle la réalité migratoire : Même le cimetière rappelle la réalité migratoire : aux côtés des stèles fleuries des Lampédusiens s’ajoutent celles, anonymes, des naufragés morts en Méditerranée.

 

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