Aux difficiles missions
de repérage et de secours d’embarcations en détresse, s’ajoute désormais un
autre défi pour les bateaux humanitaires : déjouer la surveillance de Frontex pour
intervenir avant les garde-côtes libyens, mandatés et financés par l’Europe,
qui renvoient en toute illégalité les exilés vers l’enfer qu’ils ont fui. REPORTAGE
Lampedusa (Italie), envoyée spéciale
Dans la chaleur étouffante de l’été à Lampedusa, ils sont trois à faire les
dernières vérifications sur le tarmac de l’aéroport. Francesco, Omar et Milad
forment l’équipage de Seabird, l’un des avions de reconnaissance opérés par
l’ONG allemande de secours en mer Sea-Watch. Ils s’apprêtent à partir en
mission toute la journée au-dessus de la Méditerranée. Il fait près de
40 °C, pas un nuage à l’horizon et une mer d’huile : un temps idéal pour
les départs depuis les côtes libyennes et tunisiennes.
Francesco, le coordinateur tactique des opérations, explique : « Ces
missions aériennes apportent une valeur ajoutée à la présence d’organisations
civiles en mer, mais on est sous pression du côté des autorités italiennes,
maltaises et européennes, qui ne veulent pas nous voir continuer. On a été
expulsés de certains aéroports, notamment en Italie, où l’an passé on nous a
interdit d’opérer pendant plusieurs mois. On n’a pas non plus le droit de
décoller de Malte jusqu’à la zone SAR libyenne, et seulement l’autorisation de
faire le plein à La Valette, mais c’est tout. »
Au cours de missions qui durent entre cinq et neuf heures, Seabird scrute
les zones de recherche et secours libyenne ou maltaise. Peu après le décollage,
au-dessus de la zone SAR (pour « recherche et secours ») maltaise, une scène
interpelle l’équipage : un patrouilleur se dirige à toute vitesse vers une
embarcation minuscule à bord de laquelle on aperçoit une quinzaine de
personnes. Un peu plus loin se trouve un bateau de pêche qui a sans doute
alerté les autorités sur l’embarcation en détresse. Francesco consulte Omar, le
pilote, et décide de survoler la scène afin de pouvoir documenter les
événements qui vont suivre.
Selon le droit maritime international, si un bateau est en détresse en zone
SAR maltaise, c’est à Malte de coordonner, d’assister ou d’organiser les
recherches. Alors que Seabird s’approche et tourne autour des navires, le
constat est sans appel : en lieu et place des autorités maltaises,
c’est Ras Jadir, un navire patrouilleur des gardes-côtes
libyens, financés par l’Union européenne, qui opère en toute illégalité en zone
maltaise. Il est appuyé pour cela par un drone appartenant à Frontex. À son
bord, on distingue des dizaines de personnes, sans doute interceptées plus tôt.
Le patrouilleur libyen ignore les appels répétés de Seabird et
l’interception se fait en deux temps : alors que Ras Jadir accoste
sans ménagement le petit bateau, celui-ci redémarre en trombe pour tenter
d’échapper au retour certain en Libye. Les gardes-côtes lancent alors un
semi-rigide à sa poursuite. En quelques instants, le bateau est rattrapé, et
ses occupants transférés à bord de Ras Jadir, direction Tripoli.
Impuissant, Seabird n’a d’autre choix que de continuer sa course vers le
sud. Il se rend en zone SAR libyenne, où il appuie les recherches du navire de
sauvetage Ocean Viking, auquel un canot pneumatique en détresse a
été signalé par l’organisation civile Alarm Phone. En quelques minutes, Seabird
repère l’embarcation, déjà vidée de ses occupants : ceux repérés sur le pont
de Ras Jadir un peu plus tôt. Les flotteurs ont été percés, le
moteur détruit et des chambres à air pour seules bouées ont été abandonnées
dans le fond du canot.
Le drone Frontex poursuit Seabird
Omar, le pilote, fait remarquer que le drone de Frontex cale désormais sa
course sur celle de Seabird. Il explique : « Avoir un drone sur cette
zone change toute la donne, et la technologie utilisée ainsi que l’autonomie
sont bien supérieures à celles d’un avion de surveillance. » Couplée à
celle des garde-côtes libyens, la surveillance par drone semble non seulement
concerner les bateaux en partance des côtes africaines, mais aussi se diriger
contre les organisations civiles : plusieurs navires d’ONG rapportent avoir été
suivis des heures durant par les patrouilleurs libyens, rendant toute opération
de sauvetage impossible, puisque les garde-côtes sont plus rapides et ont la
prérogative d’intervenir chez eux.
Depuis 2016, il y a officiellement 20 000 morts pour toute la
Méditerranée, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les ONG.
Il serait malvenu de dire que les États côtiers ne font rien : la semaine
dernière, en l’espace de vingt-quatre heures à peine, les gardes-côtes italiens
ont intercepté 21 embarcations en détresse au large de Lampedusa, avec à leur
bord 754 personnes qui ont été prises en charge par la Croix-Rouge et le
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), transférées dans
un ferry de quarantaine, avant de rejoindre le centre de détention situé au
centre de l’île, gardé depuis peu par l’armée italienne.
Indifférence criminelle
Ce sont aussi les États côtiers qui, souvent tardivement, attribuent un
lieu sûr et permettent le débarquement des naufragés secourus par les ONG. Les
pointer du doigt pour leur lenteur et leur inaction lors de certains sauvetages
ne serait montrer qu’un aspect d’une problématique bien plus vaste. À l’heure
actuelle, malgré un cadre légal défini en 1974 par la convention Solas sur la
sauvegarde de la vie humaine en mer, un mécanisme efficace et systématique de
coordination des secours à l’échelle européenne fait toujours cruellement
défaut et les millions d’euros débloqués pour grossir la flotte de
patrouilleurs libyens contreviennent au droit maritime international, puisque
selon les Nations unies, la Libye, pays en proie à la guerre civile et où
perdure un système de traite d’êtres humains visant les Noirs, n’est pas un
lieu sûr pour les candidats à l’exil européen.
Depuis le début de l’année, selon l’Organisation internationale pour la
migration, près de mille personnes sont mortes sur la route migratoire de
Méditerranée centrale. C’est trois fois plus qu’à la même période l’an passé.
Depuis 2016, les chiffres officiels font état de 20 000 morts pour l’ensemble
de la Méditerranée, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les ONG,
puisque nombre de départs et de naufrages ne sont pas documentés.
Au moment même où ces lignes sont écrites, cette indifférence criminelle de
l’Europe a des conséquences bien concrètes en mer : deux navires de sauvetage
opérés par des organisations civiles, l’Ocean Viking de SOS
Méditerranée et le navire Sea Watch 3 de l’ONG allemande du
même nom, se trouvent après onze sauvetages à errer au large des côtes
italiennes dans l’attente de l’attribution d’un port sûr. À leur bord,
respectivement 553 et 257 personnes, toutes traumatisées par leur passage en
Libye et leur expérience de mort imminente en mer. Aux blessures subies sur la
route vers l’Europe, s’ajoutent l’incertitude, le mal de mer et les
insolations, avec de multiples évanouissements sous la chaleur insupportable
qui frappe le sud de l’Europe. Selon le droit maritime international, ces
personnes ne pourront être considérées comme sauves qu’une fois qu’elles auront
atteint un lieu sûr dans lequel leurs droits fondamentaux seront respectés.
À Lampedusa, enfer et paradis cohabitent sur 20 km 2. À une heure de vol de
Palerme, Lampedusa, au sud de la Sicile, est une île paradisiaque pour vacanciers
avec ses eaux turquoise et ses quelques milliers d’habitants vivant du tourisme
et de la pêche. Elle est aussi connue pour être devenue la « porte de
l’Europe » depuis les côtes tunisiennes et libyennes. En résulte une île aux
deux visages : dans le port, les bateaux de plaisance sont alignés près des
embarcations de fortune interceptées par les garde-côtes italiens. C’est aussi
là que des dizaines de personnes débarquent et sont conduites dans des « ferrys
de quarantaine », réquisitionnés en période de pandémie par les autorités. Les
candidats à l’exil européen y passent plusieurs semaines, à quelques centaines
de mètres seulement des plages au sable fin, avant de rejoindre le centre de
rétention administrative au cœur de l’île, depuis peu placé sous garde de
l’armée italienne. Même le cimetière rappelle la réalité migratoire : Même le cimetière rappelle la réalité migratoire : aux côtés des stèles
fleuries des Lampédusiens s’ajoutent celles, anonymes, des naufragés morts en
Méditerranée.
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