Les dirigeants des
grandes entreprises devraient toucher, en moyenne, 5,3 millions d’euros de
rémunération en 2021. Une inflation salariale dangereuse et infondée.
Cette année encore, ils seront à la fête. Alors que le reste du pays
remonte péniblement la pente après le plongeon économique de 2020, et que
l’immense majorité des salariés vont devoir se contenter d’augmentations
symboliques, les 40 patrons les mieux payés de France s’apprêtent à
décrocher la timbale. Selon l’estimation de l’Hebdo des AG, spécialiste
des entreprises cotées, ils pourraient empocher, en moyenne, 5,3 millions
d’euros cette année. Soit 40 % d’augmentation en un an ! Dans le même
temps, les entreprises françaises devraient, dans l’ensemble, accorder moins de
2 % d’augmentation à leurs salariés en 2021 : en ces temps de péril
sanitaire, les directions jugent la reprise économique trop fragile pour se
montrer généreuses. Il faut croire que les actionnaires du CAC 40, qui ont voté
les rémunérations de leurs PDG, ne nourrissent pas les mêmes angoisses…
économiquement injustifiables
S’offusquer de l’avidité des grands patrons ne mange pas de pain, mais ne
sert pas à grand-chose : la meilleure façon de ne jamais régler un problème est
de l’attaquer sous le seul angle de la morale. C’est bien la stratégie adoptée
depuis dix ans par la plupart des responsables politiques au pouvoir, toujours
prompts à dénoncer les « excès » du CAC 40, beaucoup moins à en tirer les
leçons politiques. « Il y a une infime minorité de patrons qui a
beaucoup choqué les Français en faisant n’importe quoi », déclarait
par exemple le président Nicolas Sarkozy, alors en campagne pour sa réélection,
en février 2012. À l’époque, le président cherchait à gommer son image d’« ami
des riches », en partant en guerre (verbale) contre certains PDG remerciés à
coups de retraite chapeau. Mais, à cibler telle ou telle dérive « minoritaire »,
on perd de vue l’essentiel : pour de nombreux économistes, syndicats et ONG,
les niveaux de rémunération pratiqués dans le CAC 40 posent des problèmes
plus systémiques que moraux.
Première critique : ces salaires sont économiquement injustifiables. « En
ce moment, les rémunérations des PDG du CAC 40 sont tirées à la hausse par
les perspectives de reprise, explique l’économiste Dominique
Plihon. Ces perspectives sont plutôt bonnes, mais le “talent” des
grands patrons n’y est pas pour grand-chose : ce sont bien les politiques
publiques dans leur ensemble (plans de relance, injection de milliards d’euros
de liquidités par la Banque centrale européenne, etc.) qui ont soutenu
l’économie de la zone euro depuis le début de la pandémie. Et donc, en partie,
l’argent du contribuable : les 100 mil liards d’euros du plan
de relance français, par exemple, sont financés par nos impôts. »
En plus d’être infondée, l’inflation salariale des grands patrons est
dangereuse. Les écarts de rémunération de plus en plus abyssaux contribuent à
saper une cohésion sociale déjà bien mal en point. Et on ne voit pas quel
discours « méritocratique » pourrait justifier qu’un dirigeant d’entreprise,
aussi brillant soit-il, gagne l’équivalent de 284 années de Smic en douze
mois… « L’image renvoyée à l’ensemble de la société est délétère, juge
Dominique Plihon. Dans les mois qui viennent, nous risquons d’être
confrontés à un discours de rigueur de la part de nombreux dirigeants français
et européens, selon lequel il faudra éviter d’augmenter les salaires des
travailleurs pour ne pas plomber la reprise actuelle. Dans ce contexte, il est
d’autant plus irresponsable d’accorder de telles rémunérations aux grands
patrons. »
Au sein des entreprises concernées, c’est une sorte de colère résignée qui
s’installe. Chez Teleperformance, géant des centres d’appel, les écarts de
salaire entre la « base » et le « sommet » atteignent des proportions
délirantes. En 2020, le bienheureux Daniel Julien, PDG, a ainsi touché
17 millions d’euros… soit 422 fois le salaire annuel moyen des employés
français du groupe. « Nous avons l’un des PDG les mieux payés de
France, constate un salarié, qui préfère conserver l’anonymat. Mais
que voulez-vous, c’est le système économique dans lequel on vit ! Je gagne
1 180 euros net par mois, à peine de quoi payer mes factures. Dans
l’entreprise, où l’écrasante majorité des gens sont payés au Smic, on ressent
une forme d’injustice devant de tels écarts de salaire. Mais aussi une certaine
impuissance… »
Au détriment d’impératifs sociaux
« Nous avons des cadres qui gagnent plus que des ministres, s’agace Samira
Alaoui, déléguée syndicale centrale CGT de Teleperformance. Dans le
même temps, la direction ne nous a pas accordé la moindre augmentation cette
année. En guise de remerciement pour les efforts consentis pendant la pandémie,
ils nous ont proposé 400 000 euros de prime Macron, soit 111 euros
par personne ! »
Pour justifier leurs propres niveaux de rémunération, les grands patrons
assurent qu’ils ne tombent pas du ciel, mais qu’ils sont indexés sur la
performance de l’entreprise. C’est bien le problème. Leurs émoluments sont
composés d’une part fixe et d’une part variable. Selon l’analyse de l’ONG
Oxfam, 67 % de la rémunération d’un dirigeant du CAC 40 serait basée
sur l’atteinte d’objectifs financiers à court terme (rendement des actions,
hausse du chiffre d’affaires, etc.). À l’inverse, les critères de long
terme (climat, égalités hommes-femmes, etc.) ne représentent que 9 %
de la rémunération, et sont généralement fort peu engageants.
Autrement dit, la
structure même de la rémunération des dirigeants contribue à « aligner » leurs
intérêts sur ceux des actionnaires, renforçant le poids du cours de Bourse au
détriment d’impératifs sociaux ou environnementaux. Et en ce moment, le CAC 40
vole justement de sommets en sommets. « La hausse de la Bourse est
inquiétante, dans la mesure où elle est totalement déconnectée de la crise
sanitaire et écologique que nous vivons, résume Dominique
Plihon. Les dirigeants du CAC 40 constituent un petit “club”
fonctionnant en vase clos. Ils n’ont pas une vision réaliste de la société…
C’est bien pour ça qu’il faudrait les rappeler à l’ordre et instaurer des
règles contraignantes sur les écarts de salaire dans les entreprises, couplées
à une fiscalité très progressive sur les hauts revenus. »
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