À Besançon, dans le
Doubs, une première rétrospective consacrée à l’artiste (1884-1980) regroupe
une centaine de toiles, dont certaines n’ont jamais été présentées au public.
L’occasion de faire la connaissance d’un être engagé.
Autour de 1925, Juliette Roche, la quarantaine, se représente au balcon de
la maison familiale de Serrières, en Ardèche. Les mains sur les hanches, elle
tient une ombrelle et porte cravate. Elle a ce regard qui toise, une ironie qui
brille et relève à la commissure des lèvres son sourire critique. En
arrière-plan, le Rhône mordoré et les arbres décharnés charrient une esthétique
japonisante comme imprégnée de l’expressionnisme de Schiele. Ce singulier
personnage impose sa présence autant qu’il s’efface dans une posture oblique et
qui pourtant fait face. L’autoportrait est, chez Juliette Roche, un langage en
soi. L’artiste se représente depuis ses débuts. En conjuguant son identité
trouble, à la fois féminine et masculine, elle affirme une volonté franche de
percer les mystères et les faux-semblants de la réalité. Née en 1884, dans un
milieu très favorisé et mondain, elle est la fille de Jules Roche, républicain
convaincu, compagnon de route de Clemenceau, un homme dont la bibliothèque se
composait de plus de 30 000 livres. Elle a pour marraine la comtesse
Greffulhe, qui inspirera à Proust la duchesse de Guermantes. Cocteau est le
filleul de son père. Ces bonnes fées encouragent sa formation artistique et
littéraire.
Une magicienne du syncrétisme
En 1907, paraît son premier recueil de poèmes. Elle apprend la peinture
dans des ateliers privés, puis à l’Académie Ranson, où elle développe ses
talents de coloriste, une palette aux tons acides et électriques à la Van Gogh
dans un style qui s’inspire des nabis. Avec Paul Vallotton, son ami, elle
pousse les portes du Paris interlope. À sa manière de représenter la rue, les
lieux de loisir et les jardins publics, pointent une conscience sociale et son
goût pour l’extravagance et l’exubérance grotesque, l’ironie et la caricature.
Le pas de côté singularise l’anticonformisme de cette artiste très impliquée
dans les débats artistiques, sociaux et politiques de son temps, mais qui
s’obstine à rester en retrait de tout encartage idéologique et théorique. Quand
elle rencontre, en 1913, le peintre cubiste Albert Gleizes, qu’elle épouse en
1915, leur union se scelle autour d’une alliance spirituelle. Elle se tiendra
pourtant toujours à distance du mouvement cubiste, dont son mari était un des
plus grands théoriciens. Au centre du mouvement Dada, auquel elle est
intimement liée depuis son séjour à New York pendant la Grande Guerre, elle
n’épargne pourtant pas Marcel Duchamp dans un portrait à charge, une nouvelle à
clé, la Min éralisation de Dudley Craving Mac Adam.
Peintre autant que poétesse, Juliette Roche cherche un sens au réel au-delà
des mots et des formes, en magicienne du syncrétisme qui joue des citations et
des références. Dans ses toiles énigmatiques qui débordent de détails, elle
raconte son horreur du vide, son amour du vivant, son refus d’abdiquer face à
l’absurdité, traduit ses engagements sans faille pour les causes qu’elle
défend : le pacifisme, le féminisme, l’amour de la nature. Pour preuve, ce
chef-d’œuvre inachevé, American Picnic (1918), sans
équivalent. Une toile gigantesque réalisée à New York, parodie de la Danse de
Matisse et manifeste pour l’égalité raciale et l’émancipation féminine.
Lorsque, ensuite, elle revient en France avec son époux, ils acquièrent à
Saint-Rémy-de-Provence un vaste domaine et fondent les Coopératives agricoles et
artisanales de Moly-Sabata à Sablons, où ils accueillent des artistes et
militent contre la défiguration industrielle de la vallée du Rhône. Cette
lectrice de Gaston Bachelard, Henri Lefebvre et Charles Henry voyait dans l’art
la possibilité d’une autre voie pour appréhender le monde. Sa position en
retrait du marché de l’art témoigne de plus que d’un effacement. Elle rappelle
la gratuité du geste artistique, l’expression d’un idéal en communion avec la
nature et les rêves. La redécouverte de l’œuvre de cette artiste, ni femme ni
fille de, ne peut se percevoir seulement à travers la tendance louable de
revaloriser les artistes femmes. Il y a dans cet ensemble disparate une
harmonie cacophonique qui diffuse une vision à la marge des avant-gardes : un
art de la joie et une philosophie du bonheur.
« Juliette Roche, l’insolite », jusqu’au 19 septembre 2021, au musée
des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, catalogue éditions Snoeck,
256 p., 30 euros.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire