mardi 3 août 2021

Exposition. Juliette Roche, à la marge de l’avant-garde.



Lucie Servin

À Besançon, dans le Doubs, une première rétrospective consacrée à l’artiste (1884-1980) regroupe une centaine de toiles, dont certaines n’ont jamais été présentées au public. L’occasion de faire la connaissance d’un être engagé.

Autour de 1925, Juliette Roche, la quarantaine, se représente au balcon de la maison familiale de Serrières, en Ardèche. Les mains sur les hanches, elle tient une ombrelle et porte cravate. Elle a ce regard qui toise, une ironie qui brille et relève à la commissure des lèvres son sourire critique. En arrière-plan, le Rhône mordoré et les arbres décharnés charrient une esthétique japonisante comme imprégnée de l’expressionnisme de Schiele. Ce singulier personnage impose sa présence autant qu’il s’efface dans une posture oblique et qui pourtant fait face. L’autoportrait est, chez Juliette Roche, un langage en soi. L’artiste se représente depuis ses débuts. En conjuguant son identité trouble, à la fois féminine et masculine, elle affirme une volonté franche de percer les mystères et les faux-semblants de la réalité. Née en 1884, dans un milieu très favorisé et mondain, elle est la fille de Jules Roche, républicain convaincu, compagnon de route de Clemenceau, un homme dont la bibliothèque se composait de plus de 30 000 livres. Elle a pour marraine la comtesse Greffulhe, qui inspirera à Proust la duchesse de Guermantes. Cocteau est le filleul de son père. Ces bonnes fées encouragent sa formation artistique et littéraire.

Une magicienne du syncrétisme

En 1907, paraît son premier recueil de poèmes. Elle apprend la peinture dans des ateliers privés, puis à l’Académie Ranson, où elle développe ses talents de coloriste, une palette aux tons acides et électriques à la Van Gogh dans un style qui s’inspire des nabis. Avec Paul Vallotton, son ami, elle pousse les portes du Paris interlope. À sa manière de représenter la rue, les lieux de loisir et les jardins publics, pointent une conscience sociale et son goût pour l’extravagance et l’exubérance grotesque, l’ironie et la caricature. Le pas de côté singularise l’anticonformisme de cette artiste très impliquée dans les débats artistiques, sociaux et politiques de son temps, mais qui s’obstine à rester en retrait de tout encartage idéologique et théorique. Quand elle rencontre, en 1913, le peintre cubiste Albert Gleizes, qu’elle épouse en 1915, leur union se scelle autour d’une alliance spirituelle. Elle se tiendra pourtant toujours à distance du mouvement cubiste, dont son mari était un des plus grands théoriciens. Au centre du mouvement Dada, auquel elle est intimement liée depuis son séjour à New York pendant la Grande Guerre, elle n’épargne pourtant pas Marcel Duchamp dans un portrait à charge, une nouvelle à clé, la Min éralisation de Dudley Craving Mac Adam.

Peintre autant que poétesse, Juliette Roche cherche un sens au réel au-delà des mots et des formes, en magicienne du syncrétisme qui joue des citations et des références. Dans ses toiles énigmatiques qui débordent de détails, elle raconte son horreur du vide, son amour du vivant, son refus d’abdiquer face à l’absurdité, traduit ses engagements sans faille pour les causes qu’elle défend : le pacifisme, le féminisme, l’amour de la nature. Pour preuve, ce chef-d’œuvre inachevé, American Picnic (1918), sans équivalent. Une toile gigantesque réalisée à New York, parodie de la Danse de Matisse et manifeste pour l’égalité raciale et l’émancipation féminine. Lorsque, ensuite, elle revient en France avec son époux, ils acquièrent à Saint-Rémy-de-Provence un vaste domaine et fondent les Coopératives agricoles et artisanales de Moly-Sabata à Sablons, où ils accueillent des artistes et militent contre la défiguration industrielle de la vallée du Rhône. Cette lectrice de Gaston Bachelard, Henri Lefebvre et Charles Henry voyait dans l’art la possibilité d’une autre voie pour appréhender le monde. Sa position en retrait du marché de l’art témoigne de plus que d’un effacement. Elle rappelle la gratuité du geste artistique, l’expression d’un idéal en communion avec la nature et les rêves. La redécouverte de l’œuvre de cette artiste, ni femme ni fille de, ne peut se percevoir seulement à travers la tendance louable de revaloriser les artistes femmes. Il y a dans cet ensemble disparate une harmonie cacophonique qui diffuse une vision à la marge des avant-gardes : un art de la joie et une philosophie du bonheur.

« Juliette Roche, l’insolite », jusqu’au 19 septembre 2021, au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, catalogue éditions Snoeck, 256 p., 30 euros.

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