Monument législatif de
la République naissante, la loi sur la liberté de la presse a 140 ans
aujourd’hui même. Alors que nous observons, au XXIe siècle, des reculs
majeurs, ce texte demeure fondamental.
PAR PATRICK LE HYARIC, Directeur
de l’Humanité
Nous soufflons aujourd’hui les 140 bougies de la loi sur la liberté de la
presse promulguée le 29 juillet 1881. Monument législatif de la République
renaissante, ce texte demeure au fondement de notre démocratie. Dans les pas de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de sa promesse
d’assurer « la libre communication des pensées et opinions », cette
loi garantit la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Loin d’être un dispositif corporatiste au seul avantage des journalistes,
elle protège l’ensemble des citoyens autant qu’elle concourt à l’exercice de la
citoyenneté. Alors que, sournoisement ou ouvertement, cette conquête est
menacée, au même titre que d’autres piliers de la démocratie républicaine, cet
anniversaire doit être l’occasion d’en défendre les principes.
La précédente garde des Sceaux n’a pas fait mystère de sa volonté
d’extraire de la loi de 1881 les dispositions de lutte contre « l’injure
et la diffamation » pour les transférer vers le Code pénal, ce qui
revient à faire sauter le garde-fou permettant aux journalistes de préserver
leurs sources, tout en ouvrant le chemin à des procédures de comparution
immédiate qui limitent la possibilité de se défendre. Les récentes lois dites
de « sécurité globale » ou « confortant le respect des principes de la
République », décidées après l’assassinat terroriste du professeur Samuel Paty,
ajoutées à l’arsenal « antiterroriste » de 2014, ont chacune contribué à
affaiblir les principes de la loi. Dans le même mouvement, des entraves sont
appliquées au travail des journalistes, au nom de la protection des policiers.
D’autres tentatives ont été mises en échec, comme cette loi retoquée par le Conseil
constitutionnel visant à donner aux géants du numérique un pouvoir de censure
en dehors de toute intervention d’un juge.
Les citoyens empêchés de savoir
Des reculs majeurs sur la liberté de la presse, nous retiendrons celui
institué par la loi de juillet 2018 sur le « secret des affaires ». Il s’agit
d’un basculement juridique d’importance qui troque les règles de la
transparence contre le règne de l’opacité, dans le but de protéger les milieux
d’affaires et les entreprises qui contreviennent aux nécessités de protéger
l’environnement, qui pratiquent les ventes d’armes, l’évasion fiscale ou la
corruption. En plus de fragiliser les lanceurs d’alerte, ce texte s’oppose à
l’esprit de la loi de 1881 en ce qu’il réduit la possibilité, pour chaque
citoyen, de prendre connaissance des événements jusqu’au plus dissimulé, de
décrypter l’actualité et de participer ainsi à la vie de la cité dans le sens
de l’intérêt général.
C’est une part de sa souveraineté qui est ôtée au peuple. La multiplication
des chaînes privées d’information fait planer l’illusion d’un épanouissement de
la liberté d’informer. En réalité, un système clos se met en place, avec les
mêmes intervenants s’échinant à formuler des réponses de droite à des questions
de droite, tout en faisant la part belle à l’extrême droite. La vie réelle des
travailleurs, leurs aspirations, leurs luttes n’y pénètrent guère, sauf pour
allumer la mèche de l’injure contre tout mouvement social, comme on l’a
constaté lors des mouvements des cheminots, des gilets jaunes ou contre le
déchiquetage de notre système de retraite.
La réduction continue du nombre de journalistes et leur précarisation
réduisent le pouvoir d’enquêter, de rendre compte des événements jusqu’aux plus
reculés et moins médiatisés. Le nombre de journaux nationaux et régionaux
diminue sous la pression de coûts de production en continuelle augmentation,
tandis que les recettes de vente et de publicité, accaparées par les géants du
numérique, diminuent drastiquement. Ces derniers pillent précisément le travail
des créateurs et des journalistes pour le revendre contre de la communication
publicitaire. Des mobilisations populaires seront nécessaires pour que soient
respectées les lois sur les droits d’auteur (ou « droits voisins ») et,
au-delà, pour légiférer afin de refonder le droit de savoir des citoyens et
revivifier un pluralisme de la presse indispensable à la vitalité démocratique,
dans le cadre de la révolution numérique en cours.
Contrairement à l’esprit des ordonnances de la presse du Conseil national
de la Résistance, la majeure partie de cette presse est aujourd’hui accaparée
par une poignée de groupes industriels et financiers qui, évidemment, assurent
la promotion du capitalisme. C’est, du reste, face à semblable situation qu’en
1904 Jean Jaurès s’est décidé à fonder l’Humanité, contre « la
puissance de l’argent qui avait réussi à s’emparer des organes de l’opinion et
à fausser à sa source, c’est-à-dire dans l’information publique, la conscience
nationale ».
La défense et l’appel à
la lecture de l’Humanité vont donc de pair avec la nécessité
d’animer un débat public pour légiférer contre les concentrations capitalistes.
L’État doit jouer son rôle constitutionnel visant à assurer un pluralisme plus
grand de la presse au lieu de détricoter les ordonnances sur la presse issues
du CNR. Préserver l’existence d’une presse libre, c’est toujours, selon les
mots de Camille Desmoulins, garantir son rôle de « sentinelle de la
démocratie ».
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