Le 20 juillet 2001,
à 17 h 27, un jeune homme était abattu lors des manifestations contre le G8 de
Gênes. Malgré le classement sans suite de l’homicide, sa famille et tout le
mouvement autour d’elle continuent le combat pour la vérité.
Gênes (Italie), envoyé spécial.
Ce jour-là, Carlo Giuliani, 23 ans, aurait pu être à la plage. Il y
avait songé, puis avec un copain, il s’était ravisé et était resté en ville.
Pour voir, comme ça. Lui, il n’était ni anarchiste, ni communiste, ni
pacifiste, ni violent, ni partisan de la taxe Tobin, ni défenseur de
l’environnement, rien de tout ça ou tout à la fois, un jeune homme sans
histoire, juste sensible aux injustices et aux inégalités frappantes dans les
ruelles malfamées, ces fameux caruggi, le long du port, qu’il arpentait si
souvent. Mais Carlo Giuliani s’était résolu à aller regarder de ses
propres yeux le « siège » du G8 programmé par les différentes organisations
rassemblées au sein du Genoa Social Forum. Quelques heures plus tard, le
20 juillet 2001, à 17 h 27, c’est son corps, si frêle – il faisait un
mètre soixante-cinq – qui gisait sur la piazza Gaetano Alimonda. Loin, très
loin de la « zone rouge », ou alors, celle, écarlate, du bain de sang.
Un voile jeté sur la balle létale
Vingt ans plus tard, tout n’a pas été effacé. Avec la régularité d’un métronome,
une petite main revient biffer l’inscription officielle en hommage à un
cardinal génois du XIXe siècle, et la remplace par « Carlo Giuliani,
ragazzo » (Carlo Giuliani, jeune homme). Une petite stèle y a aussi été
installée sur un bout de pelouse. Les fleurs fanent, le temps passe et la
justice, elle, a enseveli l’homicide dès mai 2003. Classé sans suite au terme
de l’instruction, comme un non-lieu avant même le procès. Pour l’institution
judiciaire, Mario Placanica, le gendarme qui a abattu Carlo Giuliani, aurait
agi en état de légitime défense, qui plus est, sur ses deux coups de feu tirés
en l’air, la balle létale aurait été malencontreusement détournée par une
pierre lancée par un manifestant. Un voile jeté à la hâte – le dossier a été
bouclé en un temps record, les autres dossiers de violences policières n’ayant
pas abouti avant 2012 pour la plupart – qui a rajouté de l’indignation à la
douleur.
Contre-enquête collective
L’enterrement de première classe n’a pas fonctionné. Ce grossier déni de
justice et de vérité a, en réalité, installé résolument la « mémoire » comme
un « engrenage collectif », selon l’heureuse expression de
Zerocalcare, l’auteur de BD qui a coordonné Nessun Rimorso (Aucun
remords), un ouvrage collectif sur le contre-G8 de Gênes paru ces
jours-ci en Italie. Inlassable et intarissable, Giuliano Giuliani, longtemps
dirigeant local de la CGIL, continue, avec l’aide de nombreux bénévoles, la
contre-enquête sur la mort de son fils. Dimanche soir, alors que s’élance de la
piazza Alimonda un cortège organisé par le collectif Genova Antifascista, le
gaillard démolit, en quelques traits mais point par point, la version
officielle.
Sur le lieu du crime, Giuliano écarte les bras et élargit le cadre. « Carlo
se trouvait alors dans un cortège qui a été attaqué sans aucun motif, alors que
la fin de son parcours autorisé était très loin, raconte-t-il. Là,
dans une des rares rues parallèles débouchant sur la piazza Alimonda, un
escadron de gendarmes, des militaires employés auparavant en Somalie, en
Bosnie, puis, après le G8, en Irak, ont fait une charge avant de décamper en
vitesse, de manière totalement désordonnée, devant une quinzaine de mômes.
C’était un appel à leur courir derrière. Une embuscade, un piège. L’une des J eeps
s’encastre alors dans une poubelle sur la piazza Alimonda. Dans le véhicule
bloqué, quelqu’un crie : “Communistes de merde, je vais tous vous tuer
!”, et des armes sont dégainées. Carlo s’empare d’un extincteur… »
Sur la suite des événements, Giuliano Giuliani est plus catégorique encore.
Légitime défense ? À près de cinq mètres de la Jeep, son fils n’aurait pas pu
blesser et encore moins attenter à la vie de l’un des gendarmes, et une
centaine de leurs collègues qui pouvaient tout à fait venir à la rescousse
n’ont pas bougé. Un tragique accident provoqué par une pierre ?
L’écho d’une voix
« C’est absurde, indigne et honteux ! s’étrangle-t-il .
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que, alors que Carlo était au sol, la J eep
lui a roulé dessus et un agent lui a fracassé le crâne avec un caillou pour
tenter de camoufler le crime en temps réel… Après, il y a encore des doutes sur
l’identité du tireur, c’est sûr, mais au fond, ça ne m’intéresse pas beaucoup
de connaître le nom du lampiste. Les coupables, ce sont les officiels, ceux qui
ont di rigé ces charges absurdes et meurtrières, et c’est eux que
la justice devrait un jour condamner. »
Un peu plus tard, dans
les jardins Luttazzi, le comédien Massimiliano Loizzi, 24 ans en 2001,
achève la représentation théâtrale du « procès » de la piazza Alimonda. Après
avoir conspué, avec lui, les dirigeants de droite et d’extrême droite qui ont
orchestré et encouragé le massacre des manifestants altermondialistes, le
public écoute l’acteur chuchoter des derniers mots prêtés à Carlo, comme encore
vivant. « Il n’y a pas un jour où je pense que j’aurais dû partir, que
je me serais enfui, pas un jour sans y penser, même de manière extrêmement
fugace. Nous ne sommes pas la génération qui a perdu la voix, nous sommes la
génération à qui on a arraché les cordes vocales. » Après les
applaudissements, il ajoute : « J’aurais voulu ne pas le faire, ce
spectacle, mais quand des jeunes, encore dans les couches ou même pas nés en
2001, se lèvent pour applaudir Carlo, cela veut dire qu’à la fin, on n’a pas
perdu complètement. » L’engrenage de la mémoire marche encore, plus
collectif que jamais.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire