mardi 1 juin 2021

Salaires. La promesse trahie faite aux travailleurs de l’ombre



Marie ToulgoatClotilde Mathieu

Après avoir été applaudis de toutes parts, les salariés de deuxième ligne continuent de subir la rigueur. Face à un patronat qui freine des quatre fers, les syndicats appellent à négocier dans les branches et exigent une hausse du Smic.

De la lumière, les 4,6 millions de salariés de « deuxième ligne » qui ont assuré la continuité de la vie quotidienne pendant les confinements sont retournés dans l’ombre. Plus d’un an après le premier confinement, à l’exception d’une prime de 1 000 euros obtenue trop souvent après des journées de grève, les promesses de revalorisation du printemps dernier se sont envolées pour ces conducteurs de véhicules, agents d’entretien, salariés de l’agroalimentaire, caissiers et employés de libre-service, travailleurs du bâtiment, aides à domicile et agents de sécurité. Or, affirme le secrétaire général de FO, Yves Veyrier, « le versement d’une prime défiscalisée et exonérée de cotisations sociales ne peut remplacer des augmentations de salaire pérennes ».

À Locminé, dans le Morbihan, les ­employés de la pâtisserie industrielle ­Gaillard, propriété du groupe Goûters magiques, ont bien reçu une prime de 200 euros en 2020, pour les remercier d’avoir maintenu l’usine à flot alors que l’économie du pays était presque à l’arrêt. Il y a une dizaine de jours pourtant, les petites mains des gâteaux industriels ont décidé pour la première fois depuis 1992 de débrayer puis de se mettre en grève, face aux « pressions » psychologiques et salariales. « Il fallait ça pour qu’on obtienne plus de reconnaissance. La direction n’avait pour nous aucun respect, aucune considération. On nous fait travailler plus sans rien nous donner », souffle Brigitte (1), conductrice de machine dans l’usine. Avec ses plus de vingt ans d’ancienneté, sa prime de travail de nuit et son statut de ­machiniste, la salariée s’estime chanceuse : elle touche 1 850 euros net par mois. « Mais, pour quelqu’un qui débute dans l’équipe de jour, c’est le Smic », indique-t-elle.

Les « indispensables » sont aussi les plus fragiles face aux crises

Face aux revendications des travailleurs de l’ombre, le patronat, lui, freine des quatre fers. « Le séminaire prévu début juillet, qui devait marquer le démarrage des négociations dans les 15 branches qui regroupent l’ensemble de ces métiers, a été refusé par le Medef », raconte Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT. Avec un salaire 1 634 euros net par mois, contre 2 337 euros pour la moyenne des salariés du secteur privé, les travailleurs de deuxième ligne perçoivent en moyenne des salaires inférieurs de 30 % de ceux des salariés d’autres professions, démontre une étude de la Dares publiée en mai. Un gouffre spectaculaire qui se creuse avec l’âge (de 17 % pour les plus jeunes à 37 % en fin de parcours), du fait de la faible possibilité d’évolution dans leur parcours professionnel. Selon les données récoltées par l’institut affilié au ministère du Travail, ces faibles ­rémunérations s’expliquent aussi par « une structure très particulière de l’emploi par genre » : les femmes sont par exemple quasi absentes des métiers du bâtiment (1,2 % parmi les ouvriers non qualifiés du gros œuvre), tandis qu’elles représentent 95 % des aides à domicile et aides ménagères. La grande précarité de ces métiers est également un facteur explicatif. « En 2019, les salariés de la deuxième ligne sont plus souvent en contrat à durée déterminée (10,5 %) que l’ensemble des salariés du secteur privé (7,5 %) », relève l’organisme statistique. Idem pour les intérimaires, qui représentent 7,2 % des effectifs des deuxièmes lignes, contre 3,1 % pour l’ensemble des salariés.

Ce phénomène est particulièrement marqué chez les ouvriers non qualifiés de la manutention (36 %). Outre la forme de leur contrat de travail, les « indispensables » sont aussi les plus fragiles face aux crises économiques. Entre 2010 et 2015, leur probabilité de se retrouver privés d’emploi a été bien plus élevée que celle des autres salariés (10,9 %, contre 6,8 %).

Cette étude est « un travail de grande qualité, qui a le mérite de mettre sur le devant de la scène la réalité des conditions de travail et de rémunération de ces salariés-là », salue Catherine Perret. Pourtant, malgré les intentions affichées, il n’y a pas grand-chose qui se passe, y compris de la part de l’exécutif. Le gouvernement « manque de volonté » et ne semble guère « courageux » pour affronter le patronat, dénonce la dirigeante syndicale. Lors d’une réunion bilatérale avec le ministère du Travail, la syndicaliste a senti comme une réticence de la part du gouvernement à forcer la main du patronat sur les critères de rémunération principale.

Dans les grands groupes, et pire encore dans les petites entreprises, la pression sur les salaires reste ainsi identique au monde d’avant. Après une augmentation de salaire à peine calquée sur l’inflation et la suppression de leur prime d’intéressement l’année passée, les travailleurs de Gaillard Pâtissier ont élevé la voix. Et n’ont obtenu une revalorisation de leurs salaires qu’à la faveur de leur mobilisation. « Lorsqu’on a commencé à faire grève, la direction nous a proposé une revalorisation de 0,5 %. On l’a évidemment refusée, on demandait au moins 2 %. Au final, nous avons obtenu une augmentation de 36 euros brut par mois, ce qui représente jusqu’à 3 % pour les plus bas salaires », se félicite Brigitte.

Une augmentation de 0,5 % ? Une provocation

Après avoir multiplié les heures, c’est aussi une augmentation générale de 0,5 % que se sont vu proposer les salariés de LU, propriété du groupe Mondelez. « Une provocation, à croire qu’ils nous font payer la prime Covid », lance le délégué syndical CGT, Frédéric Jeanneau. Il aura fallu une grève pour qu’ils se voient proposer une hausse de 1,1 %, alors que celle des prix pourrait atteindre 1,5 % cette année. Malgré la perte de pouvoir d’achat, ce sera l’ultime proposition. Selon le syndi­caliste, il faut remonter à plus de cinq ans, pour que l’augmentation décolle un peu pour atteindre les 1,9 %. Alors que pour « les actionnaires de Mondelez c’est en moyenne 5 % à 7 % d’augmentation tous les ans », ajoute-t-il.

En grève plus d’une semaine après l’échec de leurs négociations annuelles obligatoires, c’est précisément 5 % de revalorisation de leurs rémunérations que réclament les salariés de Zwickert, entreprise spécialisée en bâtiment et en isolation à Colmar. « On a commencé par demander 3 % pendant les NAO (négociations annuelles obligatoires), mais la direction était catégorique, on n’a le droit à rien du tout. Avec des salaires bas comme les nôtres et parce que nos primes ont été supprimées il y a quelques années, les salariés décident simplement de partir. La situation était déjà critique, mais elle s’est tendue avec la crise sanitaire », explique Romuald Lourenco, délégué syndical CGT de l’entreprise haut-rhinoise.

Face à de nombreux employeurs qui campent sur leurs positions et des revalorisations qui se font attendre, la négociation via la branche semble ainsi être la meilleure option possible : une fois signée, l’augmentation s’applique à l’ensemble des salariés concernés. Début mai, les aides à domicile se sont vu octroyer des hausses générales de 1 % à 15 % selon l’ancienneté. Une négociation par branche « historique », même si celle-ci a écarté les employés de trois conventions collectives du secteur.

Dans le nettoyage, la sécurité, où les travailleurs manquent du fait de la faible attractivité des métiers, les négociations débutent également. Mais, en dehors de ces discussions nécessaires, les syndicats réclament également une hausse générale du Smic. Une option que le gouvernement avait balayée fin 2020 : en janvier, le salaire minimum avait augmenté de 0,99 %, soit 10,25 euros brut de l’heure. Une revalorisation tout ce qu’il y a de plus automatique, et qui laisse les travailleurs de l’ombre sans aucune reconnaissance.

(1) Le prénom a été modifié.

 

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