Défaite aux élections,
la droite voit lui échapper la minorité de blocage dans la nouvelle Convention
constituante, dominée par la gauche et les indépendants. Une nouvelle page d’histoire
s’écrit, loin du legs de la dictature de Pinochet.
Depuis le oui sans appel des Chiliens, lors du référendum du
25 octobre 2020, à une nouvelle Constitution appelée à remplacer la
loi fondamentale léguée par Pinochet, la droite du président Sebastian Piñera
n’a reculé devant aucune manœuvre pour tenter de verrouiller les élections à la
Convention constituante. Peine perdue : elle a pris, dimanche, une dérouillée.
Les conservateurs, qui faisaient bloc, des libéraux bon teint jusqu’aux
nostalgiques de la dictature, sont sanctionnés ; unis, ils n’atteignent même
pas, dans cette assemblée, la minorité de blocage d’un tiers qu’ils avaient
imposée pour tenter de sauver l’essentiel à leurs yeux : le rôle « subsidiaire » de
l’État, le règne sans partage du libre marché, gravés dans le marbre
constitutionnel depuis 1980.
Les femmes plébiscitées
Avec à peine plus de 20 % des suffrages, la droite et l’extrême
droite, défaites, ne remportent ensemble que 37 sièges sur 155. Dans un élan
historique, la majorité revient à la gauche, avec une nette affirmation, dans
les urnes, de la radicalité politique exprimée par le mouvement populaire
d’octobre 2019. La liste « Apruebo Dignidad » (18,5 %), appuyée par
le Frente Amplio, auquel participe le Parti communiste, conquiert ainsi 28
sièges et « la Lista del Pueblo », qui rassemblait des indépendants souvent
issus des mouvements sociaux et féministes, recueille près de 15 % des
voix et gagne 21 sièges. Au centre gauche, la liste « Apruebo », incluant
les socialistes et les démocrates-chrétiens, remporte 25 sièges tandis que les
indépendants de Nueva Constitucion, plus à gauche, obtiennent 11 sièges. Une
trentaine d’autres indépendants sans affiliation politique revendiquée entrent
à l’Assemblée constituante. Symptôme, avec la très faible participation
(41 % sur deux journées de vote), de la défiance profonde vis-à-vis des
formations politiques traditionnelles qui se sont succédé aux affaires depuis
la chute de Pinochet.
Le désir de rupture est sensible jusque dans le plébiscite des candidatures
féminines : en raison de la règle paritaire imposée par la mobilisation
féministe, une dizaine de femmes devront même céder leur siège à des hommes
pour garantir à la gent masculine 50 % de la représentation. Cette vague
porte son lot de symboles qui disent à eux seuls à quel point les temps
changent : persécutée par l’État en raison de son appartenance au peuple
mapuche, passée par la prison, désignée comme une « terroriste »,
la chamane Francisca Linconao remporte l’un des 17 sièges réservés aux
représentants des peuples autochtones.
L’intégrisme néolibéral sanctionné
Ce souffle nouveau vient aussi bouleverser les rapports de forces à
l’échelle des municipalités et des régions, avec le même effet de sanction
contre la droite, qui paie dans les urnes son intégrisme néolibéral, sa réponse
répressive aux demandes sociales, sa gestion désastreuse de la pandémie de
Covid-19.
Dans ce mouvement, de nouveaux visages s’imposent, comme celui d’Iraci
Hassler, militante féministe et communiste, élue maire de Santiago, la
municipalité du centre historique de Santiago du Chili. La jeune femme inflige
une cinglante défaite au sortant, l’avocat Felipe Alessandri, héritier d’une
dynastie de droite, passé par le cabinet de Piñera (lire ci-contre). Dans la
commune voisine de Recoleta, le communiste Daniel Jadue, candidat à l’élection
présidentielle, est brillamment réélu avec près de 65 % des voix. Toujours
dans la capitale, la féministe Emilia Rios, candidate du Frente Amplio, gagne
la municipalité de Ñuñoa.
Et, à l’échelle de la région métropolitaine de Santiago, la féministe
Karina Oliva Perez (22,6 %), membre du parti Comunes, présentée par le
Frente Amplio, met en ballottage le démocrate-chrétien Claudio Orrego Larrain
(24,9 %), qui compte sur la mobilisation de la droite pour tenter de
barrer la route à la gauche au second tour, le 13 juin. À Valparaiso en
revanche, Rodrigo Mundaca, figure de la lutte contre la privatisation de l’eau,
qui se présentait sous les couleurs du Frente amplio, remporte une victoire
éclatante : il est élu gouverneur dès le premier tour avec 43,8 % des
voix. « Les secteurs qui cherchent à transformer le pays ont triomphé
et cela conforte la nécessité d’une Constitution absolument démocratique, faite
à partir de la base, mais aussi le besoin d’un gouvernement populaire dans un
proche avenir, pour installer cette Constitution, pour conduire les changements
dans une unité sans restriction », se réjouit Daniel Jadue.
Vers une authentique transition
Au Chili, berceau d’un néolibéralisme qui s’est bâti sur le sang des
opposants à Pinochet, où les services publics, l’éducation, la santé, les
retraites et tous les biens communs ont été broyés par la libéralisation et par
les privatisations, de nouveaux horizons se dégagent. Ces scrutins offrent la
photographie d’un paysage politique radicalement nouveau, à six mois des
élections présidentielle, législatives et sénatoriales. « Les citoyens
ont envoyé un message clair et fort au gouvernement et aussi à toutes les
forces politiques traditionnelles : nous ne sommes pas suffisamment en phase
avec les demandes et les désirs des citoyens et nous sommes mis au défi par de
nouvelles expressions », admet le président Sebastian Piñera.
Dans un contexte de crises sociale, économique et politique structurelles,
un mouvement profond refaçonne le pays, dont les jeunes générations entendent
ouvrir une authentique transition, pour se débarrasser des oripeaux de la
dictature et des cadenas qu’elle a posés sur un système inégalitaire,
autoritaire, sacrifiant en toutes circonstances l’intérêt général aux
privilèges de l’oligarchie.
Au fil des marches de
2019, un cri résonnait dans le brouillard des gaz lacrymogènes comme la
promesse d’une éclaircie future : « Chile despertó ! » ( «
Le Chili s’est réveillé ! »). Les représentantes et les représentants à la
Convention n’ont pas d’autre choix que de l’entendre : ils ont désormais neuf
mois, un mandat qui pourra être prorogé de trois mois, pour écrire une nouvelle
Constitution au diapason des aspirations populaires exprimées dans la rue comme
dans les urnes.
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