C’est une des hypothèses
de Patrick Chamoiseau, dans un livre qui célèbre les maîtres de la parole venus
d’Afrique et leurs descendants contemporains.
LE CONTEUR, LA NUIT ET LE PANIER
Patrick Chamoiseau
Comment Patrick Chamoiseau a-t-il découvert la voix de son propre chant,
dans des langues « offertes par le hasard », le créole, le
français ? Il explore dans ce livre la naissance de sa vocation d’écrivain. Et
met en garde : ici, pas de recettes narratives, ni d’atelier d’écriture ! Son
texte, complexe, lumineux, poétique, théorique, clair et énigmatique,
s’articule telle une « la-ronde », nom donné, dans les plantations
colonialistes, aux traditions des veillées antillaises. Lors de ces veillées
souvent mortuaires, un conteur prenait la parole, en créole, dans un « silence
de roche ».
Langue dominée, langue dominée, langue matricielle
Chamoiseau tresse de concert l’essai au récit. En des chapitres intimes, il
revient sur la terre ferme de son enfance, par bouffées de mémoire
structurelle. Il évoque « les petits-lots ficelés » que sa
mère, Man Ninotte, pas « véritablement lettrée », lui rapportait du
marché après avoir vidé la brouette d’un djobeur (celui qui effectue de menus
travaux), débordante de rebuts de librairie. Lui, « négrillon bizarre »,
lisait tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des œuvres emplies de
visions folkloriques et pelliculaires d’inspiration colonialiste. Piqué
par « l’écriture, cette sale manie », il écrit en français mais
c’est le créole, « langue dominée, langue maternelle, langue
matricielle », qui circule « à l’aise dans ses
émois ». Le voici qui rôde du « côté de la langue oubliée » et
son « oraliture ». Il découvre alors le « conteur
primordial ». Et si les contes restent, rien n’est dit du conteur
lui-même.
L’improvisation souveraine du griot sans généalogie
Dans les années 1980, il ira à la rencontre des derniers héritiers directs
de ceux de jadis, arrachés la nuit aux champs de canne. Par étapes, qui
charpentent cet essai-récit éblouissant, Chamoiseau tente de saisir
l’assignation à ne conter que la nuit, sous peine d’être transformé en panier !
Le conteur est à sa manière un résistant. Par sa créativité, il agit de biais,
par tours et détours du règne esclavagiste. Il prend la parole au cœur de « la déshumanisation
ontologique des captifs africains ». Fascinante est la transformation,
la nuit venue, du « vieux nègre ordinaire » en vrai « maître-de-la-Parole »,
issu en droite ligne des griots d’une Afrique décomposée dans l’horreur des
cales des navires négriers.
L’improvisation souveraine de ce griot sans généalogie, adressée à des
hommes anéantis, s’appuyait sur la catastrophe absolue. Il a doté « la
masse indistincte des esclaves » d’une vraie « matrice
verbale ». Avec lui, la langue créole quitte « sa fonctionnalité
de langue-travail, langue d’esclave » pour accéder aux « fonctionnalités
humanisantes du langage ».
Césaire et Glissant prennent le relais
Parti de la naissance du
conteur créole dans l’impossible de la plantation, Chamoiseau interroge son
travail d’écrire et les enjeux de la littérature contemporaine. En quoi
rejoignent-ils ceux de ce vieux maître-de-la-Parole ? Qui a pris le relais du
conteur peu à peu dénaturé, sans plus aucun disciple, mort deux fois ? Pour
lui, ce sont Césaire d’abord (son cri) et Glissant ensuite (sa parole).
D’autres encore. Rabelais, par exemple, dont il dit : « Il m’est arrivé
d’imaginer, à l’écoute de nos vieux contes, que ce cher Rabelais, ce père du
langage, ce surgissement d’une catastrophe esthétique extrême, venait très
certainement d’une plantation martiniquaise. »
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