Dans un contexte
d’explosion des inégalités et de poussée de la gauche, l’administration Biden
veut lancer un plan d’investissements publics et augmenter la fiscalité des
multinationales et des plus riches.
« Je veux changer le paradigme. » Le
25 mars, lors de sa première conférence de presse, Joe Biden a répété
cette phrase à trois reprises. Sans donner beaucoup de substance à cette
ambition, si ce n’est : « Je veux faire avancer les choses. » Des
« choses » avaient déjà avancé dans l’immense plan de sauvetage de 1 900
milliards de dollars (1 600 milliards d’euros) adopté ce même mois par le
Congrès, avec des mesures d’aide aux familles et aux chômeurs. Mais, quelques
jours plus tard, c’est un plan d’une autre nature que dévoilait le 46e
président des États-Unis : il ne s’agit plus, ici, de relancer l’économie par
la consommation, mais d’investir durablement dans les infrastructures, avec
2 000 milliards dans une première phase (potentiellement autant dans une
seconde), étalée sur huit ans, avec un financement partiel par l’augmentation
de l’impôt sur les sociétés de 21 à 28 %. Enfin, Janet Yellen, la ministre
de l’Économie et des Finances, annonce, début avril, que Washington propose au
G20 d’instaurer un impôt minimum mondial sur les multinationales.
Une soudaine conversion
Investissements publics, augmentation de la fiscalité des entreprises :
l’American Jobs Plan comme « l’impôt mondial » contreviennent à deux des
principaux commandements de la bible néolibérale. S’agit-il juste d’une
adaptation à des temps de crise ? D’un coup d’arrêt ? D’un tournant ? Serait-ce
cela, le « paradigme » à changer ? Pour le New York Times, la
réponse coule de source : « Dans ce processus, (le président) mine le
centrisme néolibéral qu’il a travaillé à consacrer il y a plus de quatre
décennies en tant que jeune sénateur des années Nixon et Carter. » Interrogé
par le quotidien new-yorkais, l’historien Rick Perlstein abonde : « C’est
une histoire intéressante. L’histoire de le voir tourner le dos à une direction
idéologique qu’il a conduit le Parti démocrate à prendre. » Le « grand
virage » est également l’hypothèse de Doug Sosnik, cité par le magazine The
New Yorker. L’homme est l’ancien directeur politique de Bill Clinton.
C’est dire s’il en connaît un rayon en matière de conversion des démocrates au
néolibéralisme ! Pour lui, le verdict est sans appel : « Ils (l’équipe
Biden – NDLR) avancent la proposition que la politique de l’ère Reagan est
terminée. »
Un autre ancien de l’administration Clinton se montre un peu moins
convaincu par cette soudaine conversion. Il s’agit de Robert Reich, ancien
ministre du Travail. Économiste réputé, il est désormais l’une des voix les
plus audibles de la gauche intellectuelle. « Pourquoi Biden ne
revendique-t-il pas ces initiatives pour ce qu’elles sont – de larges
investissements publics dans l’environnement, pour la classe ouvrière et les
pauvres –, plutôt que de parler de chèques d’aide et de réparation de
route ? Pourquoi ne pas remuer l’Amérique avec une vision de ce qu’une nation
doit être, s’il s’agit réellement de troquer la fraude de la théorie du
ruisselleme nt pour une authentique croissance-innovation venant du
bas ? »
Un « redémarrage keynésien »
L’absence de revendication idéologique serait donc le signe d’absence de
volonté politique ? Ce plan ne serait-il que « pragmatique » ? « C’est
un aspect des choses, souligne, pour l’Humanité, John
Mason, professeur de sciences politiques à l’université William-Paterson (New
Jersey) . D’un côté, toute une série d’actions, comme la création
d’allocations familiales, visent à rattraper le retard du pays par rapport aux
autres pays qui ont institué l’État providence. De l’autre côté, le niveau des
inégalités est devenu tellement insupportable qu’il fallait redistribuer les
cartes. On parle ici d’un “redémarrage keynésien”. » Joe Biden se
pique d’ailleurs de discussions avec des historiens sur les héritages de
Franklin Delano Roosevelt et Lyndon Johnson, les deux grands présidents
démocrates réformateurs de l’ère du New Deal. Chroniqueur au New York
Times, prix Nobel d’économie et grande figure du keynésianisme
américain, Paul Krugman donne crédit au « reset » : « Le plan
représente une sortie de l’extrémisme du libre marché, qui a dirigé la
politique américaine ces dernières années, pour revenir à une tradition plus
ancienne – la tradition qui a prévalu durant les années des plus grands succès
économiques. » Et de conclure de l’une de ses formules
tranchantes : « Les “bidenomics” sont aussi américains que l’apple
pie. » Les États-Unis ont en effet été pionniers dans la progressivité
de l’impôt sur le revenu (93 % dans les années 1950) et dans
l’instauration d’un État providence, au demeurant imparfait en l’absence d’un
système universel public de santé.
Mais suffit-il de
revenir à la recette de l’avant-« révolution conservatrice » pour clore le
chapitre de celle-ci ? L’économiste marxiste Richard Wolff ne donne aucun
crédit à cette thèse. « Après quarante années de redistribution des
richesses du bas vers le haut, ponctuées par la réforme fiscale de 2017 et de
boom continu des marchés depuis les années 1980, tout ce que Biden fera contre
cela sera un pas dans la bonne direction. Mais notre niveau jamais atteint
d’inégalités a besoin d’une action en profondeur. Pour l’instant, rien de ce
qui a été proposé ne correspond à cel a », a-t-il réagi au
micro de la radio KFPA. Si la gauche organisée s’accorde le crédit de ces
évolutions (« Si Joe Biden vire à gauche, vous pouvez remercier la gauche », titrait,
dès janvier, le magazine marxiste Jacobin), elle insiste,
notamment par la voix d’Alexandria Ocasio-Cortez, que la situation nécessite
d’aller plus loin, en termes à la fois d’investissement, de fiscalité et de
réforme structurelle. Afin de vraiment changer de « paradigme ».
Impôts : joe biden soutenu par une majorité d’américains
Les annonces de Joe Biden ne lui coûteront
rien électoralement : une majorité d’Américains est favorable aux
investissements publics comme à la hausse de la fiscalité pour les
multinationales et les plus riches. À titre d’exemple : selon un sondage
réalisé par le site Politico et l’université de Harvard, 73 % des
personnes interrogées affirment que le président devrait faire de
l’augmentation des impôts sur les plus riches une « priorité extrêmement
importante » Dans son programme, Joe Biden s’est engagé à alourdir la fiscalité
pour les ménages qui gagnent plus de 400 000 dollars par an. Mais l’ancien
vice-président de Barack Obama refuse toujours d’envisager la création d’un
impôt sur la fortune, comme le proposent Bernie Sanders et Elizabeth Warren.

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