La flambée pandémique
dans le pays provoque l’effroi sur toute la planète. Elle pousse les grandes puissances
à entamer un changement de cap concernant les brevets des vaccins. Mais le
mouvement demeure timide.
Des colonnes de fumée blanche à perte de vue, des linceuls par centaines,
de longues queues devant les cimetières ou les crématoriums, et ces vastes
champs de bûchers en flammes… L’Inde incinère – pour sa majorité hindoue – ou
enterre ses morts du Covid-19, et l’effroi gagne le monde devant les images que
renvoie le sous-continent. À Bhopal, les agents municipaux ont, sans avoir
le temps de respecter les rites funéraires, brûlé 110 cadavres, samedi dernier,
alors que les pouvoirs publics locaux n’avaient évoqué que 10 morts pour cette
journée-là. À New Delhi, faute de bois en quantité suffisante pour les
crémations, les autorités incitent désormais les proches des victimes à abattre
les arbres dans les parcs publics.
Tout le pays, qui compte près de 1,4 milliard d’habitants, semble
aujourd’hui sur le point de s’effondrer. Ces cinq derniers jours, l’Inde a
battu quotidiennement son record de contaminations par le coronavirus, sur fond
d’apparition d’un double variant (lire l’Humanité du
21 avril). Ce lundi, ce sont près de 353 000 nouveaux cas qui ont été
officiellement dénombrés. Largement sous-estimé – tous les témoignages
concordent –, le nombre officiel de morts crève lui aussi son plafond d’un jour
sur l’autre : il était de 2 812, hier. Les hôpitaux dans la capitale, comme
dans toutes les régions, ont dépassé la saturation. Et la pénurie de
médicaments et d’oxygène semble générale.
Le Pakistan, éternel ennemi de l’Inde, s’associe au mouvement
Depuis quelques jours, les grandes puissances rivalisent pour déclarer leur
solidarité et apporter leur soutien à l’Inde. Selon Jake Sullivan, le
conseiller de Joe Biden pour la sécurité nationale, les États-Unis s’apprêtent
à envoyer en urgence « des médicaments, des tests à diagnostic rapide,
des respirateurs et des équipements de protection », et à déployer des
experts des Centres américains de lutte et de prévention des maladies (CDC).
L’Union européenne a activé son mécanisme de protection civile et la Commission
coordonne, dit-elle, les envois de respirateurs comme de traitements qui
pourraient émaner des États membres. La chancelière Angela Merkel
promet : « L’Allemagne est solidaire de l’Inde et prépare d’urgence une
mission d’aide. » La France évoque « un soutien significatif
en capacités d’oxygène » et le Royaume-Uni, plus de 600 équipements
médicaux d’urgence, dont des respirateurs. La Chine, en conflit
territorial et commercial avec son voisin, est aussi sur les rangs. Même le
Pakistan, éternel ennemi de l’Inde, s’associe au mouvement…
Cet emballement tient, à l’évidence, du jeu diplomatique. Mais il renvoie
aussi, directement, aux enjeux liés aux vaccins contre le Covid-19 car
l’Inde, aujourd’hui au bord du chaos, est devenue, ces dernières décennies,
l’usine pharmaceutique du monde. C’est dans ce domaine qu’éclatent
l’hypocrisie et le cynisme des États-Unis comme de l’Union européenne. Depuis
des mois, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Inde réclame,
en partenariat avec l’Afrique du Sud et avec le soutien d’une centaine de pays
parmi les plus pauvres, la mise en place d’une dérogation temporaire aux
brevets sur les vaccins, les médicaments et toutes les technologies utiles contre
le Covid-19. Et les mêmes qui affirment aujourd’hui, la main sur le cœur, leur
solidarité face à l’explosion pandémique en Inde s’opposent systématiquement à
toute avancée sur le sujet, en reprenant les éléments de langage concoctés par
les lobbys pharmaceutiques.
En fin de semaine dernière, à l’occasion d’un énième sommet consacré à
cette proposition à l’OMC, l’ambassadeur indien a, selon nos sources, alerté
solennellement : alors que le monde va avoir besoin de 10 milliards de
doses de vaccin par an, le mécanisme de « licences volontaires » entre les
multinationales et leurs sous-traitants, la démarche privilégiée par Big Pharma
et les États les plus riches, ne pourra atteindre, au mieux, que 4 % de
cet objectif.
« Les plus riches pays ont vacciné entre 10 et 50 % de leurs
citoyens »
Son collègue sud-africain a été plus tranchant encore : « Une
poignée de pays développés bloquent la discussion de notre proposition, qui a
déjà reçu un soutien planétaire massif. Ce sont les mêmes pays qui, tout en
lançant des appels à la solidarité internationale, confisquent l’essentiel des
livraisons possibles de vaccins et ont désormais de quoi vacciner plusieurs
fois leur propre population. Ce qui revient à priver les pays en voie de
développemen t de tout accès aux vaccins. Beaucoup de ces pays les
plus riches ont aujourd’hui vacciné entre 10 et 50 % de leurs citoyens
avec, au moins, une injection. Beaucoup de ces pays sont déjà en train
d’acheter de nouvelles doses pour 2022, alors que tous les pays en développement
doivent se battre pour espérer vacciner 5 % de leur population à cet
horizon. Tandis que nous nous perdons en circonvolutio ns dans ce
forum à l’OMC, le virus continue de courir, échappant aux vaccins. Ce qui doit
nous inciter à craindre que, faute de vaccins dans de nombreuses parties du
monde, le Covid-19 ne revienne nous mordre encore plus fort, avec plus de
confinement et de maladies encore. »
Les États-Unis s’engagent à lever l’embargo
Toutefois, la dégradation terrible de la pandémie en Inde pousse certains à
bouger. Après s’être montrés plus ouverts que l’Union européenne à la
discussion à l’OMC, les États-Unis viennent de s’engager à lever l’embargo
qu’ils maintenaient sur certaines matières indispensables à la fabrication de
vaccins. « Ces ingrédients vont être immédiatement fournis à l’Inde », s’engage
encore Jake Sullivan. Outre-Atlantique, un débat s’ouvre sur la possibilité de
livrer au sous-continent les dizaines de millions de doses d’AstraZeneca qui
dorment dans les stocks stratégiques, puisque l’utilisation de ce vaccin n’est
toujours pas autorisée aux États-Unis. « Nous devons faire davantage,
c’est quelque chose qui va être sérieusement envisagé », jure Anthony
Fauci, le conseiller chargé des épidémies à la Maison-Blanche.
Du côté des Européens, en revanche, on se fait plutôt discrets, une fois de
plus… Après avoir cherché, dans sa guérilla avec le Royaume-Uni, il y a
quelques semaines, à mettre la main sur des millions de doses du vaccin
AstraZeneca produites par le Serum Institute of India et réservées, en théorie,
aux pays les moins riches via le mécanisme de mutualisation planétaire Covax
(lire l’Humanité.fr du 23 avril), l’Union européenne continue de laisser
faire ses multinationales pharmaceutiques. À l’OMC, son représentant a juste expliqué,
d’après nos sources, qu’il « encourageait l’industrie pharmaceutique à
intensifier sa production et à rendre les vaccins disponibles à un prix
abordable pour Covax, de manière à créer les conditions nécessaires pour une
distribution globale rapide ».
Un signe peut toutefois
inciter à penser que le débat pourrait s’aiguiser rapidement… Alors que Valdis
Dombrovskis, le vice-président de la Commission européenne, se gargarisait,
hier, de voir l’UE « exporter 40 % de sa production de vaccins »
– omettant d’admettre qu’elle le fait, pour l’écrasante majorité, vers
les pays les plus riches comme le Royaume-Uni – et appelait les autres à faire
de même, il s’est fait reprendre à la volée par la nouvelle secrétaire générale
de l’OMC, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, qui était restée très prudente
jusqu’ici. « L’heure est venue, pour les membres de l’OMC, de s’asseoir
ensemble pour élaborer une approche pragmatique garantissant l’égalité dans
l’accès aux vaccins ! a-t-elle lancé. Y compris, la demande
d’une dérogation temporaire sur les brevets, couplée à des incitations
protégeant la recherche et l’innovation. » L’Inde brûle et plus
personne, à commencer par l’Europe, ne peut regarder ailleurs.
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