Jérôme Skalski. Pierre Chaillan
Il y a cent cinquante
ans, pendant soixante-douze jours, la révolution parisienne fut l’initiatrice
d’une République sociale, laïque et démocratique inédite.
Soixante ans après le début de la Révolution française, le second Empire
avait, sur les cendres des journées de Juin 1848 et le coup d’État du
2 décembre 1851, instauré la dictature de la grande bourgeoisie financière
et industrielle sur la France. Face au régime libéral, plébiscitaire et
autoritaire de Napoléon III, une force sociale nouvelle n’avait cessé de s’affirmer
avec la transformation du système de production autour de l’industrie, de la
machine à vapeur et du travail salarié, dont celui des enfants. Elle avait
obtenu, en 1864, la reconnaissance de son droit de coalition et, la même année,
s’était organisée politiquement sous la forme d’une Association internationale
des travailleurs (AIT).
Confrontée à la montée en puissance de la Prusse, la France avait déclaré
la guerre au royaume de Guillaume Ier et d’Otto von Bismarck, le
19 juillet 1870. À peine un mois et demi après, le 2 septembre, la
campagne de « Napoléon le Petit », selon l’expression de
Victor Hugo en 1852, se soldait, après une série d’autres, par le fiasco
militaire de Sedan et la capitulation de l’empereur. Les événements, fait
significatif, seront annoncés au Palais-Bourbon par Eugène Schneider, maître du
Creusot et président du corps législatif impérial, président de la Société
générale et fondateur, avec Charles de Wendel, du Comité des forges, la veille
de la proclamation de la République, le 4 septembre. Autre fait
significatif, c’est dans la galerie des Glaces de Versailles que sera proclamée
la naissance de l’État allemand, le 18 janvier 1871, date à laquelle les
armées du Kaiser assiègent Paris et tiennent sous leur coupe le nord-est du
territoire de la France métropolitaine.
La République proclamée le 4 septembre 1870, celle du gouvernement de
la défense nationale puis, après les élections législatives du 8 février
1871, celle placée sous l’autorité d’Adolphe Thiers et d’une Assemblée nationale
à majorité royaliste installée à Versailles, organisera, sous la pression de
l’Empire allemand et des milieux d’affaires français, l’écrasement de la
Commune de Paris. Elle avait promis une mobilisation acharnée avec à l’esprit
les souvenirs des batailles de la Révolution française de Valmy (1792) et de
Fleurus (1794). Elle signera – malgré l’opposition de Gambetta et de
Garibaldi – un armistice honteux, le 28 janvier, et bientôt un traité
préliminaire de paix, le 26 février. Après une série de trahisons, elle
entérinera, entre autres humiliations, la perte de l’Alsace-Lorraine, avant de
se réarmer, avec l’appui des nouveaux maîtres de l’Allemagne, contre Paris.
Le gouvernement de Thiers cède à l’Allemagne, mais le Paris populaire
résiste
Le 7 janvier 1871, l’affiche rouge signée notamment par Édouard
Vaillant et Jules Vallès demandant la naissance de la Commune de Paris, à
l’image de la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792, avait eu peu d’écho.
Le 22 janvier, les tirs de la troupe sur les manifestants opposés à la
capitulation rassemblés devant l’Hôtel de Ville, le jour où Louise Michel prend
pour la première fois les armes, lancent l’alarme. La décision du gouvernement
de février d’imposer le règlement des loyers et des échéances impayés, de supprimer
la solde des gardes nationaux et de s’emparer des canons de Montmartre mettra
le feu aux poudres. Le 18 mars 1871, l’idée de la Commune ressurgit avec
la claire prise de conscience de la trahison du gouvernement de défense
nationale puis du gouvernement de février et l’engagement des manœuvres de ce
dernier pour écraser définitivement la résistance parisienne. Le 28 mars,
à la suite des élections municipales du 26, un Conseil de la Commune est
proclamé. La Commune de Paris de 1871, du 18 mars au 28 mai, date de
la fin de la « semaine sanglante », durera soixante-douze jours
(soixante-treize avec la prise du dernier fort à Vincennes, le 29 mai).
« Ceux qui tiennent la matraque exigent l’amnésie historique », écrit Noam Chomsky
dans l’Ivresse de la force (Fayard). La Commune de Paris de
1871, clé de l’histoire contemporaine, non seulement française mais mondiale,
ce « sphynx » selon l’expression de Karl Marx (1), trop
souvent biffé d’une censure tenace dans notre mémoire, sera, malgré
l’adversité, d’une intensité politique inouïe. Stimulée par l’action des clubs,
journaux, comités, assemblées, cercles, syndicats, associations, unions dont,
en particulier, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux
blessés, fondée par Nathalie Le Mel et Élisabeth Dmitrieff, militante de l’AIT,
ou le Comité des femmes de la rue d’Arras, organisant des ateliers
collectifs « afin de préparer l’organisation du travail des femmes par
elles-mêmes ». Le rôle des femmes du peuple de Paris est décisif.
Les « mains de Jeanne-Marie » comme l’écrivait Arthur Rimbaud,
mais aussi leurs voix, leurs plumes et leurs cœurs battants entraîneront, dans
le cours des événements, un bouillonnement de projets et d’idées inédit.
De par son œuvre économique et sociale tout d’abord, la Commune répond à
l’urgence d’une situation hautement critique et dessine les linéaments d’une
nouvelle organisation de la société. Entre autres mesures, elle promulgue
l’interdiction de l’expulsion des locataires, un moratoire sur les loyers, la
réquisition des logements vacants pour les donner aux sans-logis et aux
victimes des bombardements. Elle transforme huissiers, notaires,
commissaires-priseurs et greffiers des tribunaux en fonctionnaires pour les
plus pauvres, elle promulgue la suspension de la vente des objets du
Mont-de-piété et le dégagement gratuit pour certains d’entre eux. Elle met en
place les éléments d’une protection sociale, avec la création de pensions, de
cantines, de dispensaires, d’orphelinats ainsi que de soins médicaux gratuits.
Salaire minimum, journée de dix heures et réglementation du travail de nuit
Dans le champ du travail qu’elle commande directement, elle limite la
journée de travail à dix heures, journée de travail qui était le plus souvent
de quinze, voire de dix-huit heures par jour. Elle réglemente le travail de
nuit et l’interdit dans les boulangeries. La Commune prend des mesures
d’augmentation des salaires pour les travailleurs communaux, dont les postiers
et les instituteurs. Elle contraint les entreprises qui travaillent pour elle
de fixer un salaire minimum. Elle interdit la pratique des amendes et des
retenues sur les salaires opérée par le patronat. Elle assimile l’abandon d’un
atelier par un patron à une désertion et légalise la remise aux travailleurs,
constitués en société coopérative, des ateliers abandonnés avec une journée de
travail maximale de dix heures et la désignation de leurs cadres par élection.
Elle supprime les bureaux de placement privés et stimule la création de
chambres syndicales qui se multiplient, et accroissent leurs actions.
Inédite par son œuvre sociale et économique, la Commune de Paris de 1871 le
sera également par son œuvre politique. Constitué de républicains de gauche,
jacobins, blanquistes et indépendants ainsi que de socialistes, proudhoniens,
internationalistes communistes ou radicaux, le Conseil de la Commune tire son
inspiration politique des revendications démocratiques de la Convention
montagnarde (1793-1794), de la Constitution de l’an I ainsi que de celles nées
pendant et après la révolution de 1848, mettant en avant la démocratie directe
– question agitant également les rangs de l’AIT –, la déconcentration
du pouvoir d’État ainsi que le contrôle des représentants par le peuple. Elle
fait aussi écho aux revendications de la démocratie ouvrière impliquant la
démocratisation de l’organisation des unités de production, usines,
manufactures, ateliers et services publics. Entre autres mesures, elle
promulgue le principe de séparation de l’Église et de l’État et la suppression
du budget des cultes. Elle met en place, contre l’enseignement traditionnel
imprégné d’obscurantisme, de préjugés inégalitaires de race, de sexe et de
classe, une commission de l’enseignement avec pour mission la création d’une
école laïque, gratuite et obligatoire incluant les arts, le sport et la culture
pour tous ainsi que la promotion de l’enseignement professionnel polytechnique
et l’égalité des sexes.
Elle met en place une commission fédérale des artistes dans laquelle se
retrouvent notamment Corot, Courbet, Daumier et Manet pour faire ouvrir au
public les musées de la ville, le jardin des Tuileries aux enfants et les
bibliothèques aux travailleurs. Une révolution en matière culturelle pour
l’époque. « Les théâtres s’ouvrent », raconte Prosper-Olivier
Lissagaray (2) : « Le Lyrique donne une grande représentation
musicale au profit des blessés. L’Opéra-Comique en prépare une autre. Les
artistes abandonnés par le directeur de la Gaieté dirigent eux-mêmes leur
théâtre. Le Gymnase, le Châtelet, le Théâtre-Français, l’Ambigu-Comique ouvrent
leurs portes à la foule. Des concerts sont organisés aux Tuileries, pour les
veuves et les orphelins de la Commune. »
Une République décentralisée fondée sur un pouvoir municipal élargi
Dans le domaine politique au sens institutionnel, la Commune, fonctionnant
sur la base d’un dialogue ouvert permanent avec le peuple parisien par le biais
des commissions, est placée sous le principe de la révocabilité des élus et des
magistrats ainsi que l’idée du mandat impératif. Patriotique mais dans un sens
universaliste, elle ouvre la citoyenneté aux étrangers, qui seront nombreux
parmi ses militants et combattants. Soucieuse de rompre avec le centralisme du
Paris impérial, elle envisage la mise en place d’une République décentralisée
fondée sur un pouvoir municipal élargi.
Mais la Commune de Paris de 1871 ne fut pas seulement un ensemble d’organes
politiques et civiques dont l’action, d’une teneur extraordinaire pour les deux
mois de son existence, pourrait être considérée comme un « arrêt sur image ».
Comme telle, malgré ses audaces, sous la menace constante de son écrasement
militaire et de son effondrement politique, isolée par l’échec des Communes
provinciales, entre autres, de Lyon, Marseille ou Saint-Étienne, elle souffre
nécessairement de nombre d’imperfections, de limitations et de contradictions
soulignées, notamment, par la critique marxienne et marxiste. Elle fut, comme
la Révolution française ou la révolution soviétique de 1917, un mouvement
social en acte porteur, dans ses interstices mêmes, de principes dépassant sa
lettre et traversant les époques.
Portant en elle l’espérance de ce « temps des cerises » qui,
depuis la révolte de Spartacus contre le régime de l’esclavage romain, ne cesse
de renaître au printemps d’une humanité productrice et créatrice s’émancipant
de ses tutelles politiques, économiques, sociales et imaginaires, elle ne cesse
de nous interpeller et de nous convier à la découvrir et à la redécouvrir, à
l’image du hors-série exceptionnel, « Un espoir mis en chantier », que l’Humanité consacre
à son cent cinquantième anniversaire. Sur ses branches de mai 1871
ensanglantées par l’égoïsme armé des classes et des castes dominantes, comme au
sortir de l’Occupation et de la Collaboration, ombrageant le mur des Fédérés
témoignant de l’héroïsme des titis et des grisettes de la Commune de Paris, « à
l’assaut du ciel », les fleurs de cerisier des « jours heureux ».
(1) La Guerre civile en France, dans Sur la Commune
de Paris, textes et controverses. Éditions sociales, 2021.
(2) Histoire de la Commune de Paris 1871, de Prosper-Olivier
Lissagaray. La Découverte, 2005.
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