La mort de
Bertrand Tavernier, le plus américain des cinéastes français
Le journal La
Croix annonce la mort du cinéaste, scénariste, dialoguiste,
producteur et écrivain, qui s’est éteint le 25 mars
à Sainte-Maxime, dans le Var, à l'âge de 79 ans. Nous republions en
hommage l'une des dernières interviews qu'il nous avait accordée. Le cinéaste,
réalisateur de plus de vingt films dont « Capitaine Conan », « l’Horloger de
Saint-Paul » ou encore « Ça commence aujourd’hui », présentait à Cannes un
captivant documentaire, « Voyage à travers le cinéma français ». Il y parle
avec passion de films et de personnalités qui l’ont marqué.
Il fut cinéphile, animateur de ciné-club, critique, attaché de presse et
enfin cinéaste. Bertrand Tavernier a déjà eu les honneurs de la compétition
cannoise pour quatre films. Il y revient cette année, dans le cadre de Cannes
Classics, une sélection non compétitive en forme de mémoires du cinéma, avec «
Voyage à travers le cinéma français ». Ce documentaire, très personnel et
passionnant, autour de cinéastes, acteurs, scénaristes, auteurs de musique de
films, raconte ses coups de coeur, ses obsessions, les ombres et les lumières
de quatre décennies de septième art hexagonal, des années 1930 aux années 1970.
Le récit captivant, les anecdotes croustillantes, les extraits choisis, la
verve et la passion de Tavernier font passer ces trois heures de voyage à une
vitesse folle.
HD. Le Festival de Cannes est une caisse de résonance. Quel rôle joue-t-il
pour le cinéma français ?
BERTRAND TAVERNIER. J'ai vécu le Festi-val de Cannes sous deux
optiques différentes. J'y ai d'abord été attaché de presse. Puis, je l'ai connu
sous l'angle du metteur en scène. Cannes est un festival formidable, même si
j'ai toujours quelques désaccords : il y a une sorte de surenchère, une
inflation de films ; cela ne les sert pas. J'ai vu la Quinzaine, une création
des réalisateurs, imposer des films refusés par la sélection officielle. Le
Festival de Cannes est venu découvrir des cinéastes. Mais il y a plein de
metteurs en scène auxquels on déconseillait de présenter leur film : ils
avaient tout à y perdre. Des passions se sont exacerbées de manière délirante.
Il y a des réactions de rejet et de haine inouïes. Quoi qu'on puisse penser du
« Grand Bleu », Luc Besson a subi une humiliation assez inadmissible lors de sa
présentation. J'ai vu des films français se faire rejeter. Être à Cannes, c'est
comme si vous représentiez la France.
Voir aussi : Bertrand
Tavernier : « Kirk Douglas était un acteur et un homme engagé»
Et on vous accuse de tous les maux. Un journaliste a dit qu'un de mes
films, « Un dimanche à la campa gne », avait déshonoré la France ! J'ai quand
même eu le prix de la mise en scène.
Mais j'ai toujours refusé que des films qui semblent avoir un budget important
soient à Cannes. Je savais qu'on allait se faire dézinguer. Je ne voulais pas
que « la Princesse de Montpensier » soit à Cannes. Et, finalement, on y a gagné
l'enthousiasme de la presse étrangère, ce qui a permis au film d'être acheté
dans beaucoup de pays. Mais, par rapport à la France, on perdait tout. Cannes a
favorisé énormément de petits films qui arrivent en francs-tireurs, tandis que
d'autres, qui ont l'air bien établis, sont accueillis avec des ricanements. Des
films ont gagné à ne pas aller à Cannes. Cannes a été magnifique pour « The
Artist » ou Jacques Audiard. La marginalité de Bruno Dumont y est sacralisée.
Cannes a aussi vraiment aidé des metteurs en scène de pays totalitaires ou
d'autres confrontés à des dictatures de l'argent. Mais pour un film français,
il faut s'en servir comme caisse de résonance vis-à-vis de la critique
étrangère, qui va aborder le film sans les a-priori que peuvent avoir certaines
personnes qui en sont restées aux guerres de Religion.
HD. Dans votre documentaire, vous parlez d'un cinéma de patrimoine, mais
comment se porte le cinéma français contemporain ?
B. T. Le cinéma de patrimoine est très beau, mais j'ai surtout voulu
montrer qu'il était vivant, qu'il parlait très souvent de sujets contemporains.
Ce cinéma palpite. Aujourd'hui, je retrouve cette force de création, cette
variété. Quels sont les points communs entre Nicole Garcia, Jacques Audiard,
Alain Guiraudie ou Raymond Depardon ? Le cinéma français s'aventure sur des
terrains différents avec beaucoup de couleurs. Les derniers films d'Olivier
Assayas ou la prise en compte de la réalité sociale de Stéphane Brizé
m'épatent. Je suis stimulé par les bons films des autres.
HD. Ce « Voyage... » est-il le film d'un passeur, d'un cinéaste ou d'un
amoureux du cinéma ?
B. T. Je l'ai abordé comme cinéaste.J'essaie de montrer ce qui me touche.
J'avais envie d'exprimer ma gratitude envers des gens qui ont illuminé ma vie,
éclairé mes années d'adolescence et d'homme. Mais ces gens ont aussi combattu.
Si je peux faire mes films, c'est parce qu'ils ont été en première ligne. Ce
qui est valable pour tous les gens qui sont aujourd'hui à Cannes, d'Olivier
Assayas à Benoît Jacquot, en passant par Emmanuelle Bercot, Maïwenn, Audiard.
Certains réalisateurs d'alors étaient engagés politiquement. Le Chanois,
Daquin, voire Autant-Lara, militaient pour le Parti communiste. D'autres
défendaient leur vision de créateurs. Ils se battaient avec les producteurs,
avec les financiers, avec la censure, le climat politique de l'époque. J'ai envie
de leur dire merci.
HD. Dans quelle mesure votre film tente-t-il de réconcilier la Nouvelle
Vague avec le reste du cinéma français ?
B. T. Les clans ont été constitués pour se valoriser. Cela peut se
comprendre quand on fait des films, mais pas quand cela continue génération
après génération et que tous les faits prouvent le contraire. J'ai écrit dans
les deux revues ennemies, « Positif » et « les Cahiers du cinéma ». Cette
guerre amenait parfois une certaine vivacité. Mais le prix à payer était que,
d'un côté, « Positif » écrivait des conneries sur la Nouvelle Vague, Bresson et
Godard. De l'autre, « les Cahiers » écrivaient des imbécillités inouïes sur
Ford et John Huston. Des gens héritent des dogmes : les disciples sont des gens
effroyables. Quand j'ai fait « Laissez-Passer », des gens ont écrit que c'était
un acte de haine contre la Nouvelle Vague. Ils ne savaient même pas que j'avais
été l'attaché de presse de 30 films de la Nouvelle Vague, de 12 Chabrol. Je me
suis battu pour Agnès Varda, Demy, Jacques Rozier. J'ai vécu avec eux. J'ai
toujours eu une admiration formidable pour certains de leurs films.
Voir aussi : Tavernier,
l’archiviste de la mémoire du cinéma français
En même temps, cela ne me faisait pas abandonner mon admiration pour « la
Traversée de Paris », d'Autant-Lara, pour « Voici le temps des assassins » de
Duvivier. Opposer les uns aux autres était absurde. Dans les années 1950,
certains des cinéastes de la grande époque ont réalisé des oeuvres décevantes.
Mais on l'a vu aussi dans le cinéma américain. On a beaucoup à gagner à piocher
dans le combat mené par Duvivier contre des exploitants qui coupaient
arbitrairement les scènes qui les gênaient, ou dans les menaces de proc ès
d'Autant-Lara pour contrôler le montage final du « Diable au corps ». On doit
leur dire merci. Cela n'empêche pas l'admiration que j'ai pour « le Mépris », «
Pierrot le Fou », « Bande à part », voire des Godard ultérieurs comme « Passion
».
HD. Au début du film, vous évoquez Aragon, quel rôle a-t-il joué pour vous
?
B. T. On l'a caché un an à Montchat. C'est là qu'il a écrit beaucoup de poèmes,
dont « Il n'y a pas d'amour heureux », dont j'ai l'édition originale dédiée à
ma mère. Il a joué un rôle important dans la vie de mes parents, même si,
après, mon père s'est un peu séparé de lui. À la libération de Lyon, mon père
avait organisé un dîner entre Louis Aragon et Paul Claudel. Le moment a d'abord
été glacial. Tout à coup, quelqu'un a mentionné le nom d'André Gide. Et ils se
sont réconciliés dans une haine commune contre lui. Aragon détestant le type
qui avait écrit « Retour d'URSS », qui critiquait très sévèrement le régime
communiste. Claudel, le catholique, détestant l'homosexuel protestant qui
représentait pour lui le comble du vice. Ainsi, Claudel est entré en grâce
vis-à-vis du Parti communiste français, et il a été admis à publier un poème
dans « les Lettres françaises », à la Libération. Par ailleurs, Aragon a été charmant
quand je l'ai, en qualité d'attaché de presse, appelé pour « Pierrot le Fou ».
Mon grand regret est de n'avoir jamais pu trouver le journal avec l'article
qu'il a écrit sur le film pour le mettre dans le documentaire. Il est
incroyable qu'il n'y ait pas de fac-similé.
HD. En quoi vos différents postes occupés dans le cinéma vous ont-ils
nourri ?
B. T. J'ai eu continuellement le sen-timent d'apprendre. Tous mes films
parlent de sujets sur lesquels je ne connaissais presque rien avant. Quand je terminais
le film, j'étais un peu moins stupide qu'avant de le faire. Donc, je continue.
Bertrand Tavernier en quelques dates
1941. Naissance à Lyon.
1961. Après avoir été assistant de Jean-Pierre Melville sur « Léon Morin prêtre
», il devient attaché de presse de la société de production Rome-Paris Films,
accompagnant des films de la Nouvelle Vague.
1974. Il réalise son premier long métrage, « l’Horloger de Saint- Paul »,
récompensé par un prix du jury à Berlin et le prix Louis-Delluc.
1976. Sous sa direction, Michel Galabru remporte le césar du meilleur acteur
pour « le Juge et l’Assassin ».
1981. Il évoque la colonisation dans « Coup de torchon », nommé dix fois mais
reparti bredouille des césars de l’année suivante.
1986. Il partage sa passion du jazz dans « Autour de minuit », portrait
fictionnel du saxophoniste Dexter Gordon.
1992. « L.627 » dévoile brillamment le quotidien d’une équipe de policiers.
2002. « Laissez-Passer » raconte la vie du cinéma français sous l’Occupation.
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