Depuis le putsch,
l’opposition birmane demande le retrait de l’entreprise, dont l’activité
alimente indirectement les caisses de l’armée. Pour le groupe, accusé de
favoriser le travail forcé il y a vingt ans, les affaires sont les affaires.
C’est une vieille histoire qui remonte à la surface. Un vieil ami à qui
l’on demande des comptes. Depuis le coup d’État du 1 er février en Birmanie , le groupe français
Total est de nouveau sommé de s’expliquer sur les liens qu’il entretient avec
la junte. Et surtout de plier bagage. La demande, relayée par les groupes de
défense des droits de l’homme, émane de la résistance elle-même, qui a déjà
obtenu gain de cause avec le départ de la compagnie pétrolière australienne
Woodside et, plus récemment, d ’EDF, qui a suspendu le projet de
barrage hydroélectrique Shweli-3 au nom du « respect des droits humains
fondamentaux, (qui) constitue une condition préalable pour chaque projet auquel
l’entreprise prend part », selon les termes d’une lettre adressée par le
géant français à l’ ONG Justice for Myanmar (1).
Pendant les massacres, le groupe pétrolier évalue, soupèse
Depuis le début du mouvement de désobéissance civile, 261 civils ont été
tués par l’armée et la police. La population fait en outre état de torture de
masse dans les prisons et d’enlèvements d’enfants. Pendant ce temps, Total
évalue, soupèse. « Nous sommes préoccupés par la situation actuelle »,
indiquait l’entreprise mi-février. « Nous travaillons pour assurer la
santé, la sûreté et la sécurité de nos employés et de nos sous-traitants. » Depuis,
silence radio.
Présent dans le pays depuis 1992, bien avant l’ouverture économique de
2011, Total s’est toujours accommodé de la direction autoritaire du pays.
Aujourd’hui, l’entreprise pourrait refuser de s’aliéner les militaires s’ils
étaient amenés à conserver le pouvoir. Éric Sellini, coordinateur CGT du
groupe, rappelle que la multinationale « avait été jusqu’au bout au
Yémen malgré l’instabilité ».
« Les généraux étaient peu préparés à une telle résistance. » Françoise
Nicolas, directrice Asie de l’Institut français des relations internationales
Le déclenchement des attaques de la coalition emmenée
par l’ Arabie saoudite en mars 2015 avait contraintà suspendre
les activités de son usine de liquéfaction de gaz quinze jours plus tard et à
évacuer son personnel. En Birmanie, l’entreprise pourrait
ainsi demander aux militaires de sécuriser ses installations le temps du retour
à la stabilité. Toutefois, note Éric Sellini, qui a fait parvenir un courrier à
la direction afin qu’elle sursoie à ses activités dans le pays, « la
population n’est pas dupe et demande l’arrêt de la production par solidarité.
Nous ne sommes pas à l’abri d’une prise d’assaut des sites pour contraindre
l’entreprise à cesser sa coopération avec l’armée ».
Car c’est précisément ce qui pose problème. Pour s’assurer l’accès aux
ressources du pays, les entreprises étrangères sont sommées de conclure un
partenariat avec une compagnie nationale, la très opaque Myanmar Oil
and Gas Enterprise (Moge) dans le cas de . Après la répression du
mouvement démocratique de 1988, la société signe ainsi, en 1993 et 1995, deux
contrats de prospection puis d’exploitation pour le gisement de Yadana et la
construction d’un gazoduc qui reliera la plateforme offshore à la Thaïlande.
Autant dire que la production profite très peu aux Birmans, qui, du fait de
l’interdiction des syndicats, peinent à faire valoir leurs droits.
De 1998 à 2009, Yadana aurait généré 7,5 milliards
d’euros de revenus, dont 3,8 milliards auraient directement été détournés
par les militaires, indique Info Birmanie. Une partie des ressources de la Moge
est reversée à l’État, une autre à des bénéficiaires, vraisemblablement des
haut gradés dont l’identité reste inconnue. Selon la Myanmar Extractive
Industries Transparency Initiative (Meiti), la Moge aurait transféré 1,1 milliard
d’euros – soit 58 % du total des revenus des activités d’extraction – à
ces mystérieux récipiendaires. Aujourd’hui, selon Justice for Myanmar,
serait la principale source de revenus de la junte.
Recours à l’armée birmane pour sécuriser les gazoducs
Dans plusieurs rapports, Earth Rights International (ERI)
accuse par ailleurs la firme de « complicité d’assassinats ciblés, de
travail forcé ». Des enfants, des vieillards et des infirmes auraient
été enrôlés par l’armée pour le travail de déminage, la construction de routes,
d’héliports et de camps militaires. À l’époque, la CGT avait
également questionné la direction sur les déplacements forcés de populations
encadrés par les militaires liés au chantier du gazoduc. « On
ne cesse de nous répondre que si Total n’était pas présent, ce serait une autre
entreprise qui en profiterait, donc autant que ce soit Total », résume
Éric Sellini.
La Fédération internationale des droits de l’homme note également que
l’entreprise outrepasse le seul soutien financier. Selon l’organisation, la
société « a fait appel aux services de l’armée birmane, à travers la
Moge, pour assurer la sécurité dans la zone du gazoduc (avec au moins 16
bataillons – NDLR). Elle connaissait les graves violations des droits de
l’homme commises par l’armée dans ce cadre et n’a pas pris les mesures
adéquates pour arrêter, empêcher ou tout simplement rendre compte et témoigner
de ces abus ».
En 2002, un procès est intenté contre sur la question du travail forcé mais
l’entreprise, sans en démordre sur son absence de responsabilité, s’en sort en
indemnisant huit plaignants à hauteur de 10 000 euros afin qu’ils retirent
leur plainte et en créant un fonds d’aide. Une goutte d’eau pour la
multinationale. Un second dossier pour « complicité de crimes contre
l’humanité » est ouvert en Belgique avant d’être classé sans suite.
L’onction viendra d’ Aung San Suu Kyi en 2012.
Auréolée de son statut de démocrate nobélisée, elle cesse ses critiques à
l’égard de l’entreprise et assure, lors d’une conférence de l’Organisation
internationale du travail, que « Total est un investisseur responsable
en Birmanie. Même s’il y a eu des interrogations du temps de la junte militaire,
aujourd’hui il est sensible aux questions relevant des droits de l’homme ».
La France ne fait pas de zèle contre Total
Pour l’heure, les sanctions émises par l’Union européenne touchent le chef
de la junte, le général, neuf haut gradés et le président de la Commission
électorale, mais épargnent la Moge. Les intérêts de l’armée sont donc saufs. Le
manque de zèle de la France à faire pression sur Total s’explique
également par la collusion entre les services de l’État et l’entreprise. Ainsi,
l’ancien conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian à la Défense
et aux Affaires étrangères, Jean-Claude Mallet, est-il débauché par
Total en 2019. Il n’est pas le seul à offrir ses services.
En 2003 déjà, Bernard Kouchner, choisi pour son passé à
Médecins sans frontières, est chargé de produire un rapport édifiant dont se
servira Total pour avorter les actions en justice. Il s’attache alors à louer
les investissements sociaux de la compagnie en faveur des habitants du secteur
du gazoduc, omettant qu’aucun projet communautaire n’efface ni ne
répare les violations des droits de l’homme. « Certaines dictatures ne
méritent peut-être pas complètement l’aura négative qui les entoure. (…)
Pourquoi les militants s’acharnent-ils plus facilement contre le Myanmar que
contre la Chine, qui pratique à grande échelle le travail des enfants ? Par
facilité. Les généraux birmans apparaissent plus dérisoires que les autres et
leur capacité de communication est inexistante. » Une affaire de
communication et de puissance, donc. La population attendra.
(1) Nom officiel donné à la Birmanie par la junte depuis 2010.
La Birmanie, pays de cocagne. Total n’a aucun intérêt à la suspension
de ses activités en Birmanie. L’entreprise travaille actuellement sur A6, un
nouveau projet de développement gazier offshore dans lequel elle est engagée à
hauteur de 40 % aux côtés de Woodside Energy Ltd (40 %), l’opérateur
australien qui s’est désengagé du pays suite au coup d’État, et l’entreprise
birmane MPRL E&P Pte Ltd, qui détient 20 % des parts. « Cette
nouvelle découverte sur le bloc A6 constitue une étape clé vers le
développement de nouvelles réserves de gaz dans une zone située à proximité de
marchés régionaux en forte croissance. L’expérience de l’exploitation du champ
gazier Yadana au Birmanie constitue un atout majeur pour commercialiser ces
découvertes », se félicitait Arnaud Breuillac, directeur général
exploration-production du groupe, en 2018.
Au total, la Birmanie,
qui a exporté son premier baril vers 1850, compte 104 blocs de pétrole et de
gaz, parmi lesquels 51 blocs offshore. Chevron, Shell, des compagnies indienne,
chinoise, singapourienne et thaïlandaise ont multiplié les contrats pétroliers
et gaziers ces dernières années, notamment dans l’État de l’Arakan (ouest), où
vit la minorité rohingya, victime de nettoyage ethnique. En 2018, les secteurs
pétrolier et gazier représentaient près de 50 % des exportations du pays.
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